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Egine, l’île bohème des barons de Syriza

publié le 15/12/2015 | par Maria Malagardis

La moitié du gouvernement de gauche radicale a ses habitudes dans ce lieu, où la crise grecque a laissé des traces.


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 La plage de Sarpa. Pendant longtemps, Aléxis Tsípras y venait avec sa famille chaque année. Photo Laurent Fabre

«La Force de la volonté» : c’est le nom, assez inattendu, du cabanon qui accueille les vacanciers à l’entrée de la jolie petite plage de Sarpa, à l’extrémité sud de l’île d’Egine. On y sert des toasts ou des cafés frappés, dans une ambiance nonchalante, rythmée par le bruit assourdissant des cigales. Rena, la jeune serveuse adolescente, vêtue d’un simple mini-short rose et d’un haut de maillot de bain, ne sait pas qui a eu l’idée de baptiser ainsi le cabanon : «Ça date de l’ancien propriétaire des lieux.»Elle se souvient en revanche très bien de l’actuel Premier ministre grec et de sa famille, sa femme et ses deux très jeunes garçons, «qui venaient se baigner ici tous les ans». 

Cet été pourtant, pour la première fois, Aléxis Tsípras pourrait ne pas revenir à Egine, l’île estivale la plus proche d’Athènes (quarante minutes en bateau rapide). Les magazines people grecs affirment qu’il ne prendra que peu de vacances, peut-être au cap Sounion, près d’Athènes, voire une brève échappée sur l’île de Syros.

Pendant plusieurs années pourtant, c’est bien à Egine que le jeune leader de la gauche grecque avait ses habitudes. Pas tout seul : près de la moitié de l’actuel gouvernement y possède une maison ou bien y séjourne régulièrement. A tel point qu’on appelle «gang d’Egine» cette parea (bande de copains) qui tient les commandes du pays.

Cette année à Pâques, l’île avait d’ailleurs des allures de riviera de la gauche radicale : un grand nombre de ministres et de ténors de Syriza, le parti de Tsípras, avaient fait le déplacement pour y célébrer la fête la plus importante de l’année dans ce pays très majoritairement orthodoxe. A l’époque, «la force de la volonté» aurait pu encore être le slogan de Syriza, enivré par la victoire électorale de janvier. La première d’un parti de gauche anti-austérité en Europe.

Mais depuis, les promesses se sont effondrées et la longue lutte de Tsípras face aux créanciers de la Grèce s’est achevée par sa défaite, le contraignant à mettre en œuvre un nouveau plan d’austérité et à accepter la quasi mise sous tutelle du pays. La «force de la volonté» n’a visiblement pas suffi. Et même l’ivresse du référendum surprise, au début de l’été, le 5 juillet, s’est noyée dans une cruelle désillusion, après l’accord finalement conclu une semaine plus tard par Tsípras à Bruxelles, sous forme de reddition.

A Egine, comme dans le reste du pays, le non aux réformes des créanciers avait pourtant battu des records, recueillant près de 60 % des voix. Sur le port, une affiche à moitié déchirée de la section locale de Syriza (désormais fermée) vante toujours l’importance de ce défi historique, en le reliant même à un autre «non» inscrit dans la mémoire collective, celui de 1940. Le 28 octobre de cette année-là, le général Ioannis Metaxás, alors au pouvoir à Athènes, s’était opposé par un « non » catégorique au passage des troupes de Mussolini qui tentera, en vain, d’envahir cette Grèce rebelle avant d’être lui-même vaincu par l’armée grecque qui remporte alors la première victoire historique du camp allié contre les puissances de l’Axe.

D’un « non » à l’autre, tout est affaire de symbole comme le rappelle une affiche de Syriza plantée sur le quai, non loin d’En Plo («à bord» en français), le bar favori de Tsípras. Mais en 2015 le défi du referendum et la victoire du « non », se sont transformés en capitulation pour le gouvernement grec qui n’avait pas anticipé l’asphyxie économique du pays, peu à peu étranglé par ses créanciers pendant tous ces mois de négociations.

A Egine aussi, la défaite humiliante face à Bruxelles laisse un goût amer voire désabusé. Loin d’être une île «rouge», ce morceau de terre si proche du continent est avant tout, l’un des lieux de villégiature favori de la bourgeoisie athénienne. Moins bling-bling que ses voisines Hydra ou Spetses, plus intello-bohème, mais toujours avec une certaine aisance. On y séjourne souvent dans de belles villas, «d’une simplicité qu’on ne peut atteindre qu’avec beaucoup d’argent», commente, un brin sarcastique, un ancien ambassadeur grec qui y prend lui aussi ses quartiers d’été. Dans cette ambiance de rêveuse bourgeoisie, la saga de la «bande à Egine» tient presque du hasard.

Aristocratie

C’est Alékos Flambouráris qui va y fidéliser Tsípras et sa famille. Ce septuagénaire très discret, aujourd’hui ministre d’Etat sans portefeuille, est le véritable mentor du chef de gouvernement. Ancien communiste, Flambouráris a été le premier à repérer le jeune Aléxis, alors leader étudiant, et à favoriser son ascension. Il le conseille toujours avec, dit-on, une affection toute paternelle. Ingénieur-architecte, Flambouráris débarque il y a trente ans à Egine, pour construire la villa d’un ami. Il finit par en acquérir une lui aussi, sur les hauteurs qui dominent le port, à Pagoni. Même pas un village, plutôt un lieu-dit où se cache la véritable aristocratie de l’île.

Flambouraris y invite régulièrement Tsípras, qui va finir par rencontrer, il y a trois ans, le voisin de son mentor, un professeur d’économie réputé brillant. Les deux hommes s’apprécient et après la victoire de Syriza, en janvier, Yánis Varoufákis va devenir le plus célèbre et atypique ministre des Finances de la zone euro. Avant de démissionner au lendemain du référendum du 5 juillet. On l’a cru sacrifié sur l’autel de la monnaie unique, le concerné affirme aujourd’hui qu’il est parti de lui-même, quand son «plan B» de sortie de la zone euro, révélé le week-end du 26 juillet dans la presse grecque, aurait été retoqué par Tsípras.

La lune de miel, entre ces deux-là, semble en tout cas bien finie. Le 15 juillet, jour où les premières réformes imposées par les créanciers ont été votées au Parlement grec, consacrant la capitulation du gouvernement, l’ex-gourou économique était justement à Egine, où son garde du corps s’accrochera avec un paparazzi local. L’absence de Varoufákis du Parlement où il est pourtant député, en ce jour de vote qui signait le retour de l’austérité tant honnie, a choqué en Grèce.

Reste que l’économiste superstar est plus qu’un habitué à Egine, où sa femme Danaé, artiste conceptuelle et riche héritière, possède une superbe villa dont la « simplicité » ne saute pas vraiment aux yeux. Piscine, grand jardin, panorama imprenable sur la mer et home-video : on peut en voir de nombreuses photos sur le Web, d’autant que Danaé Strátou l’avait mise à louer pour 5 000 euros par semaine, en «oubliant» apparemment de déclarer cette location.

Cet été, même sans Tsípras sur l’île, Varoufákis est toujours là. On le croise un soir par hasard, dans une taverne sur la plage de Marathon, au milieu de clients qui font semblant de ne pas le reconnaître. Il hésite à parler puis, d’un ton désinvolte, donne rendez-vous à la fin de l’été, en France, où il se rendra à l’invitation «insistante», souligne-t-il, d’Arnaud Montebourg.

«Varoufákis ? Il y a des tavernes où il ne peut plus aller. Ce gars n’a jamais pensé à l’avenir du pays. Il voulait juste mettre en pratique les théories de ses livres», affirme le tenancier d’un restau chic sur une plage voisine, peu impressionné par la présence sur l’île de barons de la gauche grecque au pouvoir. «Quelle mascarade ! Ils nous ont vendu du vent et on se retrouve avec des hausses vertigineuses de TVA sur quasiment tous les produits, et la perspective de devoir brader nos richesses nationales sous la contrainte», lance-t-il alors que les mâts des yachts se balancent au large.

A une table voisine, face à la mer, un célèbre oligarque grec rit au milieu d’une joyeuse tablée. A Egine, l’esprit de la Riviera ne se limite pas à la gauche et l’avenir n’est pas sombre pour tout le monde. Les affaires sont cependant moins prometteuses pour les commerçants de l’île, qui affirment avoir vécu un début de saison raté, en ce mois de juin tumultueux : «Le tourisme grec s’est effondré en juin !

Les gens ont eu peur de prendre des vacances à cause des incertitudes sur l’avenir du pays. Et avec en prime les restrictions à 60 euros par jour et la fermeture des banques pendant trois semaines, on a eu plus de 60 % d’annulation», se lamente le propriétaire du Maya Bay, un bar sur le port.

Tragédie

«En Grèce, les politiciens peuvent passer l’été avec insouciance, c’est toujours le petit peuple qui trinque. Chez nous, les vrais héros politiques meurent trop jeunes ou assassinés, comme Kapodístrias», tranche avec dédain Madame Niki, qui occupe une vieille maison familiale, non loin de la cathédrale de l’île. C’est dans cette église, actuellement en réfection, que le 26 janvier 1828, trois ans avant d’être assassiné, Ioánnis Kapodístrias avait formé le premier gouvernement de la Grèce indépendante. Dont Egine fut l’éphémère capitale.

On y créera la première monnaie grecque, sans aucun «plan B» cette fois-là, ainsi qu’un immense orphelinat pour les enfants des héros tombés lors de la guerre d’indépendance. Lequel sera ensuite transformé en prison, où sera notamment détenu Manólis Glézos, héros de la Résistance et vieux compagnon de route de Syriza.

La boucle est bouclée : de l’indépendance au premier gouvernement de gauche, Egine pourrait incarner ce théâtre tragique grec permanent, où l’espoir le plus fou précède des temps obscurs. La brouille actuelle entre Varoufákis et Tsípras sonne-t-elle la fin de la riviera de la gauche radicale ? La question est souvent accueillie avec flegme et distance à Egine.«Nous devons être fiers d’avoir côtoyé ces gens-là.

Eux au moins se sont battus contre plus puissants qu’eux», considère Yannis, qui fait griller des poulpes à Perdika, un petit port d’Egine où la bande de Syriza a aussi ses habitudes. Assis devant sa taverne, son beau-père évoque la femme de Varoufákis, qu’il connaît «depuis qu’elle est enfant». Mais il se souvient aussi de Giscard, venu déjeuner ici «deux fois» dans les années 80, en compagnie de la femme d’un armateur. 

«A Egine, on a l’habitude de voir les grands de ce monde en vacances», constate-t-il. Sa taverne familiale existe depuis 1943. «Cette année, ce sera juste un été un peu difficile», sourit-il, scrutant la mer comme s’il regardait l’éternité.

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