En Syrie, tous unis contre l’ONU
Passivité, soumission au pouvoir de Bachar al-Assad… L’action des Nations unies sur le terrain est unanimement critiquée par les associations d’aide aux civils.
Un véhicule des Nations unies entre dans la ville de Madaya, dans l’attente d’un convoi humanitaire du Croissant-Rouge, le 14 janvier. Photo Louai Beshara. AFP
Ils sont travailleurs humanitaires, activistes, opposants ou diplomates. Syriens ou Occidentaux. Ils ne se connaissent pas forcément mais ont un point commun : ils sont furieux contre l’ONU. Ils ne formulent plus de simples critiques ou des regrets, comme c’était encore le cas il y a seulement six mois. Ils expriment une profonde défiance.
Plus encore que l’échec des conférences de Genève, ils fustigent la politique humanitaire des Nations unies en Syrie. «L’ONU ne travaille pas pour le pays et ses habitants, mais pour le régime de Bachar al-Assad. Son hypocrisie est insoutenable», s’énerve Raad al-Hafez, un avocat originaire de Deir el-Zor (est), aujourd’hui réfugié à Gaziantep, en Turquie.
«Depuis 2012, nous savons que l’aide est détournée, que le gouvernement syrien l’utilise pour se renforcer et consolider ses positions. Cela continue, sans cesse, et jamais l’ONU ne le dénonce. C’est honteux», ajoute un diplomate.
Remerciements à Bachar
Cette nouvelle crise a une double origine : la révélation dans les médias internationaux du calvaire de Madaya, une petite ville syrienne proche de Damas où plus de 30 civils sont morts de faim ces derniers mois, et la réécriture par le gouvernement syrien du plan d’aide de l’ONU pour la Syrie. Le scandale de Madaya a éclaté début janvier, lorsque des activistes ont posté sur les réseaux sociaux des photos de corps décharnés, victimes du siège imposé par l’armée syrienne et ses alliés du Hezbollah libanais.
Leurs récits éclairent une situation catastrophique : des civils piégés, contraints de manger des feuilles d’arbre et des animaux errants. A Gaziantep, Youssef (le prénom a été modifié) n’est pas surpris. Directeur d’une ONG syrienne, il alertait depuis plus d’un an le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (Ocha) des Nations unies à Damas.
«La plupart du temps, ils ne nous répondaient pas. Quand ils le faisaient, ils nous disaient qu’ils avaient demandé au gouvernement l’autorisation d’envoyer de l’aide à Madaya, mais que cela avait été refusé et qu’ils étaient donc coincés», explique-t-il. Depuis plusieurs mois, face à cette paralysie, des ONG s’étaient mobilisées, faisant parvenir de l’argent aux habitants, dont une partie leur avait été donnée par l’Ocha.
«On avait mis au point un circuit qui passait par Beyrouth. Mais le problème était que le Hezbollah s’arrogeait au passage la moitié de ce qu’on distribuait. On a prévenu l’ONU. On leur a dit que leurs financements étaient récupérés en partie par le Hezbollah. Et que, surtout, ce que l’on envoyait était loin de suffire. Nous n’avons jamais eu de réponse»,poursuit le directeur de l’ONG.
Le 15 janvier, face à l’inaction des Nations unies, une centaine de membres d’ONG interpellaient Stephen O’Brien, sous-secrétaire aux Affaires humanitaires de l’ONU, dans une lettre ouverte. «Vos collègues à Damas sont soit trop proches du régime, soit trop inquiets de perdre leur visa attribué par ce pouvoir qui nous assiège, écrivaient-ils. Ceux qui ont vu leurs proches mourir de faim ou par manque de soins basiques ne pardonneront jamais aux employés de l’ONU qui restent dans leurs hôtels de luxe d’où ils entendent les bombardements.»
L’ONU et le Croissant-Rouge finiront par acheminer une aide d’urgence à Madaya. Largement insuffisante, elle n’évitera pas à 16 autres civils de mourir de malnutrition dans les semaines qui ont suivi, selon Médecins sans frontières. Loin de s’en offusquer, le coordinateur humanitaire des Nations unies en Syrie, Yacoub el-Hillo, a au contraire remercié le régime d’avoir autorisé le convoi à pénétrer dans Madaya. «J’ai cru rêver quand j’ai entendu ça. C’est le Hezbollah, un allié du régime, qui assiège et affame Madaya. Et Yacoub el-Hillo remercie Bachar al-Assad !
C’est hallucinant», dit un humanitaire syrien. Cet épisode a résonné jusqu’au siège de l’ONU, à New York. «C’est effectivement choquant. On ne remercie pas officiellement un gouvernement qui utilise la faim comme une arme et commet un crime de guerre», explique un haut responsable joint par téléphone.
La soumission de l’ONU aux diktats du régime s’est aussi illustrée en décembre, lors de la publication du plan d’aide humanitaire à la Syrie pour 2016, qui devrait être financé à hauteur de 3,2 milliards de dollars (2,9 milliards d’euros). Comme l’année précédente, la rédaction du rapport a été préparée conjointement par les ONG syriennes et les bureaux de l’Ocha à Gaziantep, Amman (Jordanie) et Damas.
Comme le veut la procédure, le document a été présenté avant sa publication au gouvernement syrien. Celui-ci pouvait alors procéder à des modifications, lesquelles devaient ensuite être discutées par les bureaux de l’Ocha.
«Clash assuré»
Sauf que, cette fois, comme l’a révélé le site BuzzFeed, le document a été publié directement après avoir été réécrit par le régime. Et celui-ci ne s’est pas contenté de modifications de forme. Selon plusieurs sources humanitaires et au sein de l’ONU, le texte final a été transformé en profondeur. Les termes «guerre» et «conflit» ont été effacés et remplacés par «crise». Toute référence aux zones assiégées a été enlevée, alors que plus d’un million de civils sont aujourd’hui piégés par des forces armées, qu’elles soient loyalistes, rebelles ou de l’Etat islamique, dans une cinquantaine de villes du pays, selon l’ONG Pax.
Le régime a également supprimé toute référence au programme de déminage, pourtant déjà financé. Une équipe de l’UNMAS, l’agence des Nations unies chargée du déminage, est installée à Gaziantep depuis plusieurs mois. Un de ses employés explique : «Nous avons la volonté, la motivation et l’expertise. Mais là, dans ces conditions, je ne vois pas comment nous pourrons être utiles.»
A Gaziantep, les humanitaires syriens ne sont pas surpris des modifications voulues par le régime. Mais ils sont choqués de ne pas avoir été prévenus. La question a été soulevée lors d’une réunion avec Kevin Kennedy, le coordinateur humanitaire régional de l’ONU.
«Je lui ai demandé pourquoi l’ONU avait accepté, et surtout pourquoi personne ne nous avait demandé notre avis. Il a répondu qu’il y avait eu beaucoup de pressions, qu’il y avait eu des réunions très tendues avec le régime mais qu’au final, le gouvernement syrien avait le droit de faire des modifications»,raconte l’un des participants.
Impuissance
Aussi furieux soient-ils, les humanitaires reconnaissent que la tâche des employés de l’ONU à Damas n’est pas aisée. C’est le régime qui leur fournit des visas. Ils sont surveillés et ne peuvent se déplacer sans autorisation. «C’est extrêmement compliqué de travailler là-bas, la pression est incroyable. Il faut être très flexible, sinon c’est le clash assuré avec le gouvernement et le risque de ne plus rien pouvoir faire. Faut-il prendre ce risque ?
Pourquoi pas, mais ce n’est pas à nous de décider et la communauté internationale ne veut pas que nous partions. Nous n’avons pas d’autre choix que de nous adapter. C’est comme ça depuis les années 80 et la présidence de Hafez al-Assad», explique un employé de l’ONU.
A New York, le haut responsable confirme l’impuissance des Nations unies : «On fait ce que l’on peut, c’est aussi simple que ça. Mais c’est facile de nous taper dessus. La Syrie a toujours un siège à l’ONU et, à ce que je sache, ni les Etats-Unis, ni la France, ni personne ne le dénonce. Selon le droit international, le gouvernement syrien reste légitime même en tant qu’acteur de cette guerre. Le véritable problème est politique. Les grandes puissances sont incapables de se fédérer autour d’une position commune et tentent de se défausser sur les humanitaires, ce qui n’a jamais été une solution.
Que veulent-elles à la fin ? Qu’il y ait plusieurs millions de morts et que l’on repeuple la Syrie avec des arbres ? Nous ne sommes que le reflet de leur propre incapacité à se décider.»
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