Enfants d’Algérie
Pour redonner l’envie de vivre aux petits rescapés des tueries, des médecins et des psychologues tentent d’aider cette génération martyre à sortir du silence, à dire l’horreur et le chagrin. Mais souvent la blessure est si profonde que rien n’y fait
Beaucoup d’entre nous pensent que les enfants ne savent pas ce qu’est la mort. Il suffit pourtant de se pencher sur ces dessins de petits Algériens pour comprendre qu’ils nous parlent d’elle. Ils l’ont rencontrée, ils l’ont vue et elle a failli les emporter. C’est elle qui a pris le père, la mère, le grand-père assis sur sa chaise et le petit frère couché dans son berceau. Et souvent des copains de jeu du quartier ou le chien de la famille, égorgé lui aussi. Cette nuit-là, en passant par leur village de montagne, elle a soufflé la vie des « grands » et saccagé le monde d’avant, l’univers d’un enfant. Parfois le gosse qui a survécu garde sur son corps, sous les premiers pansements, la trace du couteau, d’un rasoir ou d’une hache : les enfants d’Algérie ne sont plus innocents. Pour les tueurs, d’ailleurs, ils ne l’ont jamais été. Né dans une famille d’islamistes ou fils de « patriote », enfant d’un douar rebelle ou d’un village apostat, jouant dans un quartier suspect ou une maison maudite… Qu’importe ! Ici, la neutralité n’existe pas ; elle n’est pas reconnue. Alors l’innocence !
Ici, quand on tue, on tue tout le monde. On tue tout le monde parce que la responsabilité est collective : l’homme et ses parents, ceux qui l’ont élevé, la mère et ses enfants, ceux qu’elle a engendrés. Toute la famille et son clan. On n’épargne personne pour ne pas laisser de témoin derrière soi. Surtout pas de gamin susceptible de grandir et de se transformer un jour en vengeur potentiel.
Parmi les gosses survivants, certains resteront muets, momifiés dans leur souffrance. Ceux-là sont brisés à vie. Mais les autres, après les premiers pleurs, saisissent la boîte de couleurs qu’on leur tend, ne gardent souvent que les crayons rouge et noir, et nous disent ce que nous n’avons pas vu. Comme ces dessins d’enfants recueillis par des psychologues à Sidi Hamed, à Bentalha, à Beni Messous ou à Raïs. Le premier est surprenant : peu de sang, pas de confusion, des maisons simples et carrées et quelques hommes-têtards avec un minuscule point rouge sur le cou. C’est trop froid, trop fruste, irréel : le gosse âgé de 6 ans ne veut pas s’émouvoir, il se mure. Sur le deuxième, de gros nuages noirs disent la menace et l’angoisse. Le village, en flammes, est en proie au chaos, rougi par des fleuves de sang. Partout des dessins de corps allongés, une grande barre écarlate en travers de la gorge et des traits noirs qui représentent dans l’air le trajet des balles. Au centre du village, la salle de vidéo est en feu, lieu de spectacle et de magie, enveloppée d’une nuée de cendres. Chez les plus âgés, les pointillés noirs et les taches rouges s’organisent pour dessiner des voitures incendiées, des habitants réfugiés sur les terrasses ou dans les vergers, poursuivis par des personnages tenant une arme à la main. Les uns montrent des engins de guerre, des tanks de l’armée, des combats ; les autres, des tueurs grands et barbus, cheveux longs et noirs, une hache ou un sabre à la main, devant des corps décapités. Au centre de plusieurs dessins, il y a un personnage énorme, hypertrophié, l’ébauche d’une mère, bras écartés, qui essaie de protéger ses enfants. Comme cette femme de Bouzaréah qui, en tombant, a dissimulé de son corps et sauvé sa fillette de 18 mois. Parfois, près du tueur, on lit une inscription, « le Terroriste », et une autre devant un homme égorgé : « Mon oncle Lakhdar ». Sous la lune et les étoiles qui comme lui regardent la scène, le gamin a écrit en titre : « La boucherie de Sidi Hamed ». Et il a dessiné un personnage couché, blessé, sans bras, avec des larmes qui coulent sur son visage.
« Nous n’étions pas préparés à entendre cela, cette avalanche de violences et de barbarie », avoue Nassima Métahri, pédopsychiatre à l’hôpital Frantz-Fanon de Blida. Tous les psys vous disent qu’ils ont beaucoup de mal, face à ce genre de victimes, à se souvenir de leurs cours sur la neutralité du thérapeute et l’absence apparente d’émotions. Blida a les pieds ancrés dans la plaine de la Mitidja, au centre du « triangle de la mort », secoué depuis sept ans par les attentats en ville, les bombes, les égorgements, les massacres de villages, de fermes isolées, de douars de montagne, les raids de représailles de l’armée, les avions et les hélicoptères qui pilonnent les maquis dans les collines, les rafles de nuit, les disparitions, les cadavres exposés sur la route, civils tués d’une balle dans la nuque… Voilà ce que Nassima lit dans les yeux des jeunes patients qu’elle voit défiler dans son cabinet. L’urgence, sa première tâche, est d’arriver à les faire parler. Hayat, 12 ans, vient d’un petit village où elle a assisté à l’égorgement de ses parents. Elle a perdu son père, sa mère, ses soeurs et ses belles-soeurs. Blessée par une balle, Hayat s’est évanouie. En se réveillant, elle voit la maison qui brûle et croit entendre « sa mère morte en train de pleurer ». Hayat se jette sur sa nièce de 7 ans, l’emporte et la sauve. Aujourd’hui, Hayat a été recueillie par son grand frère. Mais elle refuse d’aller au cimetière, ne veut rien raconter et n’a jamais pleuré depuis la nuit du drame.
Kader a 12 ans lui aussi. Quand les tueurs sont arrivés chez lui, son père s’est effondré, victime d’un infarctus. Mort de peur. Kader voit égorger sa mère, deux de ses soeurs et ses cinq frères. Un des tueurs se tourne vers lui… et lui demande de monter au maquis. Kader, sidéré, reste muet. Au moment où l’homme se prépare à le tuer, un de ses complices l’arrête : « Non. Laisse-le ! Comme cela, il souffrira le reste de sa vie. » Kader n’a jamais pu pleurer. Jusqu’au quarantième jour après la tuerie, date de deuil chez les musulmans. Ce jour-là sa tante maternelle, qui l’a accueilli, meurt de chagrin. Et Kader craque. Il s’évanouit, fait des cauchemars, pleure et commence à raconter. Kader a entamé son travail de deuil et Nassima la psy peut enfin l’aider.
Parfois, le traumatisme originel paraît moins grave, mais les dégâts psychologiques sont aussi importants. Comme Tarek, gamin de 9 ans, qui a dû suivre sa famille dans son exil vers la ville. En sécurité. Mais depuis que sa tante maternelle a été assassinée au village, et que son grand-père a succombé à un banal accident de la route, la mère de Tarek déprime et le gosse perd pied, incapable d’aller à l’école… Tarek est obsédé par une idée : repartir vivre dans son ancienne maison, là où il a connu sa mère « en bonne santé », heureuse.
Rachid, lui, n’a rien vu, sinon son chien qui courait devant lui, dans la montagne au-dessus de son village. Le chien a pris un raccourci et le gamin de 8 ans l’a suivi, par jeu. La mine, cachée dans les buissons, a tué l’animal et a arraché une partie de la jambe droite de Rachid. On l’a amputé à l’hôpital de Blida. Nassima la psy a découvert un enfant qui ne dormait plus, réveillé par de terribles cauchemars et de violentes douleurs du moignon. Elle s’est assise à côté de lui, l’a écouté. Deux séances plus tard, les douleurs avaient disparu et Rachid racontait son histoire par bribes. Depuis, chaque séance se termine par la même phrase du gamin : « Je t’en dirai plus la prochaine fois, promis. »
Mais celui qui inquiète le plus Nassima s’appelle Zoubir. Elle se rappelle sa première rencontre avec ce petit garçon de 11 ans, chétif, crâne rasé marqué d’une grande cicatrice circulaire, peau brûlée, la peur et la détresse imprimée sur son visage. Sa famille ne parle pas, ses copains ne sont pas venus le voir, on dit qu’il vivait à Sidi-el-Kébir, dans un milieu de musulmans pratiquants qui ont fui la région après le grand massacre du village, en septembre 1997. Quelques mois auparavant, un jour de ramadan, dix jours avant l’Aïd, une bombe a explosé sur le marché de Blida : dix morts, beaucoup de blessés dont Zoubir, touché par des éclats, des projections de poudre incrustées sous la peau, un doigt arraché, un oeil crevé et un autre en mauvais état. Zoubir ne se rappelle de rien, il dit : « J’ai entendu un grand bruit… et je me suis réveillé à l’hôpital. » Après l’opération, le chirurgien ophtalmologue lui a demandé d’ouvrir les yeux. Mais Zoubir a refusé, recroquevillé, en pleurs, hurlant au moindre soin infirmier. Voilà un an que Nassima s’occupe de lui, une à deux fois par semaine : « Je me suis assise à côté de lui. Je lui ai offert un espace. J’ai attendu », dit la jeune femme. Parfois, il refusait la consultation ou il pleurait à chaudes larmes pendant une demi-heure, le temps de la consultation. Puis il s’est détendu et a consenti à ouvrir un oeil, celui qui voit encore. « Mais il reste impossible à cerner. Silencieux. Mystérieux », dit la psy, qui depuis un an, face à cet enfant malade, se demande pourquoi il ne voulait pas ouvrir les yeux après l’opération ; ce qu’il ne peut plus, ne veut plus voir. Quel lourd secret cache Zoubir ?
Enfants-victimes, comme les 5 000 chiffre d’un quotidien progouvernemental , 5 000 gosses amputés à la suite d’attentats « terroristes » ; enfants-témoins de violences, impossibles à chiffrer, fillettes enlevées et violées, ou enfants-criminels, comme ce gamin de 9 ans qui a jeté une grenade dans le café Malakoff, à Bab-el-Oued. Petits cireurs de chaussures, marchands de bonbons ou de cacahuètes, petits paysans ou gardiens de moutons, enfants enrôlés, manipulés par un bord ou un autre, devenus indicateurs, messagers, sentinelles, apprentis miliciens, terroristes ou poseurs de bombes, arrêtés, emprisonnés, torturés ou exécutés dans la montagne… A chaque fois, on s’est indigné devant l’horreur de ce qu’on appelle encore ici les « événements ». Mais personne, jusqu’à récemment, n’avait pris conscience de la détresse psychologique des enfants d’Algérie, de l’urgence psychiatrique, du bilan des dégâts et du danger pour l’avenir. Au premier séminaire national sur « l’Enfance blessée », tenu à Blida en février, des orthophonistes sont venus parler de gosses muets ou saisis par de violents bégaiements, les chirurgiens de séquelles d’amputations, les médecins légistes de l’évolution des mutilations, les infirmières du manque de médicaments, les enseignants de leur sentiment d’impuissance et les psychiatres de… leur désarroi. Enfin, une psychologue a décrit l’intervention d’un groupe de psychologues de l’Ansedi (Association nationale pour les Soins aux Enfants en Difficulté) aussitôt après le grand massacre de Raïs, qui a duré quatre heures, a fait 300 morts et où personne n’a été épargné, hommes, femmes, enfants, vieillards, malades ou handicapés. C’était dans la nuit du 28 au 29 août 1997.
« Nous sommes arrivés six jours après le drame », dit Latifa Belarouci, psychologue clinicienne. Raïs, village martyr à 25 kilomètres d’Alger, est considéré comme un fief islamiste et ses habitants comme des terroristes en puissance : aux élections de 1991, la plupart ont voté FIS. Aujourd’hui, si tous ont été touchés par le drame, on sent la communauté divisée, coupée en deux, le climat est hostile, agressif. Mais, première surprise, les psychologues venus de la ville, des femmes essentiellement, sont bien accueillis par les paysans : « Peut-être parce qu’ils ont senti qu’on était d’abord venu les aider dans un moment de souffrance, qu’on pouvait devenir leurs porte-parole auprès des autorités locales, dit Latifa Belarouci. Et surtout que nous, professionnels et étrangers au village, venions à eux sans parti pris, sans préjugés à leur égard. » On décide de traiter le problème collectivement. D’abord rouvrir l’école dès le lendemain, premier jour de la rentrée scolaire. Certains enseignants ont peur, réclament d’abord de la sécurité ; d’autres s’indignent, révoltés qu’on reprenne le cours des choses comme si rien ne s’était passé. Le jour de la rentrée, sur les 400 enfants attendus, ils ne sont que 90 devant la porte de l’école, mais plus de 100 après la récréation et 180 en classe l’après-midi… Gagné. Mieux : devant les instituteurs éberlués, les psys font chanter les enfants ! Ils chantent, au lendemain du massacre et pour la première fois depuis trois ans ! Ces gosses veulent vivre. On leur donne de quoi dessiner ; pour certains, c’est la première fois qu’ils ont accès à du papier, à des crayons. On interroge les plus grands, adolescents. Seuls deux garçons veulent s’engager dans les « patriotes », les milices d’autodéfense ; les autres, surtout les filles, disent qu’elles veulent étudier, devenir médecins, ingénieurs ou architectes, « guérir les hommes, construire des maisons ou jeter des ponts », notent les psychologues, « comme s’ils avaient le désir de réparer et de construire ».
Il y a bien sûr ce gamin de 3 ans, Bilal, gravement blessé d’un coup de hache et laissé pour mort. Lui ne cesse de réclamer un « klach » (une kalachnikov), pour « tuer tous les terroristes ». Ou les jeux des gamins de la rue qui construisent des armes en papier, taillent des morceaux de bois et répètent à l’infini les heures tragiques qu’ils ont vécues. Ou, plus grave, la réaction d’une institutrice face à un enfant de 9 ans dont la mère est accusée d’avoir collaboré avec les terroristes. Le gosse, pétrifié, a peur d’aller à l’école ; les psys lui parlent et lui tiennent la main jusqu’à l’entrée de sa classe… jusqu’au moment où l’institutrice, en le voyant, hurle qu’il « faut tuer tous les enfants de terroristes comme ils ont tué les nôtres ! ».
Ce jour-là, les psys comprennent que, dans un village comme Raïs, il faut traiter tout le monde. Et peu à peu la parole se libère, la tension baisse, la haine recule pour ne laisser place qu’à la douleur d’un village sinistré. « L’urgence, note Latifa, est de prévenir la violence insidieuse qui est en train de s’installer lentement mais sûrement au sein de la communauté, et même dans le coeur des enfants. » Lutter contre la haine, l’exclusion, le non-dit, désamorcer toutes ces bombes à retardement… à Raïs, une poignée de psychologues ont réussi à montrer le chemin d’un début de réconciliation.
Au séminaire de Blida, quand un psychiatre, le docteur Sidhoum, a dit avec force qu’il fallait se pencher sur le cas de ces « enfants de terroristes dont on ne parle pas, des enfants qui souffrent, qui ne sont pas l’objet d’un soutien social mais d’un rejet »… dans la salle de l’amphithéâtre, les applaudissements ont ce jour-là été bien maigres. Et pourtant, les cliniciens qui ont fait le chemin jusqu’à Raïs savent bien le danger : laisser grandir des gosses blessés, humiliés et bannis, fils de « terroriste », leur père, leur frère ou leur oncle, abattu et battu, défait et honteux. Tous les psys savent qu’un gosse maltraité devient souvent un adulte rancunier, dur et violent. Prêt à reproduire ce qu’il a vécu. Comment faire pour que les enfants de Raïs ou d’ailleurs ne deviennent pas, en Algérie, des enfants de harkis ?
A l’école du village, au cours d’une séance de parole, un jeune garçon s’est brusquement levé, le doigt pointé, accusateur, vers un de ses camarades de classe : « C’est son oncle qui a tué le mien ! » Soufflée par la violence du gamin, Latifa la psy a hésité, puis elle a trouvé la force d’aller plus loin et de lui demander : « Et lui… qui est-ce ? Lui ? a répondu l’enfant. Lui… C’est mon copain ! »
Jean-Paul MARI
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