Et si l’Ukraine perdait la guerre ?
Les Russes avancent, l’Amérique ne répond plus, l’Europe tergiverse. Jusqu’au scénario catastrophe ?
« L’année 2024 sera extrêmement difficile pour l’armée ukrainienne » prévoyait récemment un expert militaire français. Le problème est qu’elle l’est déjà, difficile, et dangereuse. On est loin des grands espoirs de l’offensive de l’été dernier. Peu ou pas d’avancées. L’es Russes ont tenu, l’armée s’est embourbée, l’hiver est arrivé. Et aujourd’hui, ce sont les Russes qui poussent, avancent et percent le front en plusieurs points. L’année dernière, la bataille de Bakhmouta marqué les esprits : dix mois d’horreur, des combattants héroïques qui ont fait payer horriblement cher aux Russes, chaque mètre carré concédé.
Cette fois, à Avdiïvka, à dix kilomètres à peine au nord tout près de Donetsk dans l’Est du pays, l’État-major ukrainien a préféré battre en retraite pour ne pas voir ses troupes encerclées. Une victoire majeure pour la Russie.
À Terny, à 50 kilomètres plus au nord, l’armée russe a avancé de 2,5 km, dans la direction de Kupyansk-Liman.
La raison ? D’abord, on l’a oublié, la Russie est un immense pays et ses combattants ne sont pas des abrutis incompétents. Certes, au début, ils étaient prétentieux, mal-organisés, mal formés, mal dirigés. C’est fini. Moscou a réappris la guerre. À sa façon bien sûr. L’artillerie pour rouleau compresseur, les soldats comme chair à canon… peu importe, on fabrique et on mobilise toujours plus.
Déséquilibre
À l’hiver 2022, en envahissant l’Ukraine, Moscou aurait perdu – xelon le dernier Military Balance -8 800 véhicules de combats, dont 3 000 chars de combat. Cet hiver, elle peut aligner à nouveau 27 000 véhicules et 7 000 chars. Miracle ? Non. Économie de guerre. En un an, la Russie a augmenté son budget de la défense de plus de 60 %, passant à 376,7 milliards de dollars. Les dépenses militaires représentent désormais un tiersdu budget national, elles atteindront bientôt… 7,5 % du PIB.
Et les hommes ? Oui, ils sont consommés aussi vite que leurs véhicules. Alors, on les recrute plus vite et moins bien, mais toujours plus nombreux malgré le carnage. Quant à l’impact psychologique, revoyez les grands films de guerre soviétique : à la guerre, tous les héros finissent par mourir au nom de la patrie.
« Dans la situation où l’ennemi avance en marchant sur les cadavres de ses propres soldats et tire dix fois plus d’obus (…) c’était la seule bonne décision », a dit un général ukrainien pour justifier le retrait de ses troupes. Il a raison.
Inertie
Tout manque. Les hommes d’abord. L’Ukraine compte 34 millions d’habitants, la Russie, pourtant en fort recul démographique, 141 millions, plus de quatre fois plus. Et le matériel. Le million d’obus européens promis tardent. Et les États-Unis, puissant allié, sont le théâtre d’une farce tragique où les trumpistes républicains, histoire de savonner la planche électorale de Joe Biden, bloquent une aide considérable de 60 milliards de dollars. Résultat : depuis janvier, face à l’offensive russe, les armes américaines manquent, les artilleurs comptent leurs obus et les généraux leurs morts. De son côté, l’Europe réagit, réunit des fonds, la France et l’Allemagne signent des accords de sécurité avec le président Zelensky qui passe son temps à faire la tournée des capitales en tendant la main. C’est lent, c’est lent, et le front, lui, n’attend pas.
Et puis il y a le peuple ukrainien. Comme dans toutes les démocraties, les vies humaines pèsent leur poids politique. Tous ces cercueils, ces blessés, ces invalides qui reviennent du front, traumatisés par l’horreur, toutes ces veuves, ces orphelins… tout ça pour reculer ? Jusqu’où ? Jusqu’à quand ? Alors, certains préfèrent éviter le recrutement, d’autres vont même jusqu’à déserter, et les critiques enflent. D’autant que l’image de Zelensky, président et héros en tee-shirt kaki, commence à pâlir. Face aux militaires quand il destitue le très populaire chef des armées le général Zaloujny pour le remplacer par Oleksandre Syrky, dont la première décision a été de se retirer de la ville d’Avdiïvka.
Face aux civils qu’il a du mal à rassurer et peut-être un jour à mobiliser devant cette souffrance qui s’éternise, surtout quand ils apprennent que, six mois après l’invasion de la Russie, des responsables militaires et des chefs d’entreprise ont détourné 40 millions de dollars qui auraient dû payer 100 000 obus de mortier… qui n’ont jamais été livrés. L’étoile du héros pâlit, enfin, face à la communauté internationale, que son audace et sa détermination impressionnent moins et tique devant sa décision de reporter les élections.
Défaite ?
Manque de matériel, manque d’hommes, manque d’appui, manque de confiance, manque de crédit… cela fait beaucoup de trous dans le gilet de combat. Est-ce dire que l’ombre de la défaite plane ? Et d’ailleurs, qu’est-ce perdre la guerre pour l’Ukraine ? Certainement pas voir la Russie annexer l’Ukraine, elle n’en a pas les moyens. Plutôt obliger Kiev a signer un cessez-le-feu éternel sur une ligne qui concède une partie de son territoire à Moscou.
Perdre voudrait dire que Poutine, brutal, arrogant, triomphant et dominateur, aurait gagné sa guerre. Et donc pourrait pousser ses tanks vers la Géorgie, la Moldavie, les Pays baltes, en menaçant les frontières de l’OTAN… improbable. Sous l’œil bienveillant de la Chine et celui admiratif de son peuple et du monde entier.
Allons… les Américains ne sont pas aussi bornés et aveuglés par leurs élections, l’Europe n’est pas aussi molle même si le réveil est brutal, et les Ukrainiens ne sont pas encore à genoux. Alors ?
Il faut tenir. Malgré les pertes, les missiles qui pleuvent, les villes en ruines, les livraisons d’armes qui traînent, le deuil et le froid de cet hiver sinistre.
Oui, pour l’Ukraine, 2024 est déjà l’année de tous les dangers.
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