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Fidel, c’est le père, le Che, c’est l’idole…

publié le 26/09/2006 | par Jean-Paul Mari

Santiago de Cuba: le poète est triste

La fonte des canons du fort écrase l’océan qui se déchire cent mètres plus bas sur les rochers de Santiago de Cuba. Au fond de l’eau, gardés par les requins-tigres, gisent les vaisseaux de ceux qui ont voulu s’emparer de la capitale orientale, «l’Oriente », le corsaire anglais, Francis Drake, et la cruelle Américaine, Annie Boom. Ici, tout est plus vert, plus sauvage, plus noir, plus primitif qu’à La Havane. Nous sommes au pays des origines, au bout de l’île qui regarde vers l’Europe, la Jamaïque et Saint-Domingue, là où accostèrent Christophe Colomb, les Espagnols, les esclaves noirs d’Afrique et les Français fuyant la révolte en Haïti.

Dans la ville, tout est encore là, les ruelles pentues à l’antillaise, les odeurs, les parfums, la forme lascive et charnelle d’une mulâtre qui passe enroulée dans un carré de tissu clair, le son de la «Tumba francesa» qui résonne dans le quartier Tivoli, la maison où est né José Maria de Heredia, tous ces effluves marins accrochés aux murs de la ville, couleur Caraïbes, couleur Afrique, couleur Amérique. Face à la sierra Maestra, chaîne de montagnes âpres d’où a jailli la Révolution, comme une source. Ici, toutes les teintes sont encore distinctes, comme la marque des doigts sur une toile, avant de glisser vers La Havane, de se mêler et de prendre leur couleur cubaine.

«Santiago était une ville mystérieuse, il y avait de la magie dans l’air. Un « lieu de paix » où tout était déglingué mais qui nous ressemblait, dit Léon Estrada, poète triste. Aujourd’hui, on l’a fardée comme une pute, pour mieux séduire les touristes.» Il a 35ans, la passion de Cioran, une barbe de moine copte, une chemise qui flotte sur des épaules décharnées, il fume de redoutables Popular et avale des quantités respectables de rhum sans glace. Cette année, le tourisme est devenu la première source de revenus du pays, 10milliards de francs, bien avant la canne à sucre, le nickel et les cigares. Et le gouvernement veut aller encore plus loin. «Alors, on a refait la Casa Trova, le parc Cespedes, la plaza de Dolorès, ses peintures, ses bancs, ses jardins… Mais on ne restaure pas une toile de maître avec de l’acrylique!» Aujourd’hui, Léon rêve de sa cité enfouie que l’on restaurerait avec dévotion. Il fuit les rues envahies de soleil et de touristes, laisse aux autres le soin de faire la chasse aux dollars et n’écrit plus que quand la ville dort: «Eux, ils vendent le sol de Santiago; moi, je respire l’air de la nuit.»

Vieux Santiago: la pensionde Dona Neilly

Tout le monde, dans le quartier, connaît la pension de Dona Neilly. Un de ces nouveaux restaurants privés, autorisés par décret en 1995, qui ont fleuri dans la vieille ville. Un Paladar, du nom d’une novela brésilienne qu’on ado-re ici, un feuilleton télé où une pauvresse abandonnée commençait à vendre des sandwichs avant de monter une chaîne alimentaire nommée le Palais, le paladar, symbole de la fortune, comme tout ce qui peut-être privé: transporteurs, taxis, hôtels, cafétérias, coiffeurs. Pour 10pesos, on trouve ici un «plat du pauvre», des spaghettis, du riz, un bout d’omelette, bon et pas cher, quand on sait qu’une bière à l’extérieur coûte au moins 12pesos. Elle cuisine bien, Neilly, et sait courir la campagne pour acheter ses produits chez les paysans, discuter ferme les prix sur les nouveaux marchés privés – autre révolution dans Cuba la socialiste; ou dégotter au marché noir les ingrédients qui lui manquent. Parce qu’il y a toujours quelque chose qui manque ici!

Midi et soir, dans son petit salon, autour des quatre tables que la loi lui autorise, Neilly sert parfois des ouvriers, souvent de petits fonctionnaires, voire des militaires ou des inspecteurs du travail, ceux-là même qui jouent les pointilleux quand il s’agit de se pencher sur ses comptes: 450dollars par mois de taxe forfaitaire (plus de 1200pesos). Et 75dollars de taxe pour son employé officiel, son fils. Et 100dollars de plus pour la petite chambre qu’elle loue, au touriste, sur la terrasse. Et, à la fin de l’année, 10% d’impôts sur son chiffre d’affaires… «Ils nous tuent», soupire Neilly. Mais les gens du quartier savent que cette femme mince, aux grands yeux bleus intelligents, ouvre sa table aux miséreux de Santiago. Un plat chaud, gratuit, chaque jour, pour ce vieux mendiant fou; deux autres pour ces femmes enceintes et trop maigres que la municipalité démunie… a envoyé à Neilly.

Neilly au grand coeur a d’ailleurs toujours les yeux un peu tristes depuis que deux de ses garçons sont partis à la nage, sur 20kilomètres, vers la base américaine de Guantanamo Bay où ils ne sont jamais parvenus. Aussi, quand la centrale ne donne plus d’électricité et que le robinet du Paladar est à sec, les voisins n’hésitent pas à lui faire passer un câble électrique ou une bassine d’eau. Ici, le Paladar est devenu indispensable au quartier.

Mais attention, surtout ne pas trop s’enrichir! Ici, le Code pénal prévoit toujours que le «capitalisme» est un crime. Le régime se méfie de ces nouveaux riches, même s’il sait qu’il lui est interdit de briser ce rêve de novela. Revenir en arrière? La question fait dresser la fourchette d’un client de Neilly: «Ce serait une émeute. Voire la révolution dans l’île!»

Santa Clara: retour du Che

Sur l’autoroute de Santa Clara, à 300kilomètres de La Havane, loin des plages des Caraïbes, on avance en silence en traversant le ventre du pays. Santa Clara, petite capitale de province, est faite de maisonnettes déglinguées, de murs délavés par le temps, de rues étroites privées de magasins et peuplées de famille à vélo. Ici, la pauvreté, le dénuement, l’austérité jusqu’à l’ascétisme qu’on lit sur le visage brûlé des habitants disent que, trente ans après la mort du Che, l’homme qui a libéré la ville, la révolution est nue. Même si, sur un immense panneau scellé à l’entrée de Santa Clara, le Che est condamné, aux côtés de Fidel, à sourire pour l’éternité.

Près de la gare, il y a encore quelques wagons-musée, cuirassés de tôle, renversés cul par-dessus tête, avec des inscriptions d’époque: «Comando no1», «Logistica 5-4»… Ce 24décembre 1958, le train militaire blindé, dépêché par le dictateur Batista pour arrêter la colonne rebelle, comprend 2locomotives, 22wagons, 400soldats et un fabuleux stock d’armes. Au coeur de l’île, Santa Clara est un centre administratif, un noeud de communications, un verrou militaire. Le Che s’était donné un mois pour prendre la ville; sa «colonne 8» l’a investi en cinq jours. Batista s’enfuit. La révolution est sauvée. Elle triomphe! La prise de Santa Clara reste le grand fait d’armes du guerillero heroico.

D’ailleurs, il est toujours là, du haut de ses 7mètres, statufié au-dessus de la place de la ville. Et il va revenir! Il y a près de deux ans, sur un champ de fouilles perdu de Bolivie, pendant qu’on tentait de retrouver une trace du Che, un ancien ministre, admirateur du Che, m’avait saisi le bras: «Imagine un seul instant qu’on le retrouve, avait dit l’homme, les yeux pleins de fièvre. Si on le ramenait à Cuba! Sur la place de la Révolution. Des millions de personnes réunies pour suivre ensemble, près de trente ans après, les cendres du Che… Imagine!» C’est fait. Le Che a été retrouvé et ses restes rapatriés à Cuba. Il est mort un 9octobre. Le congrès du Parti communiste cubain se terminera le 10octobre. Le lendemain, la dépouille du mythe sera exposée place de la Révolution. Avant d’être transférée à Santa Clara. Et de reposer au mausolée de la ville. Pour adorer quoi, au fait?

«Fidel, c’est le père de la révolution et des Cubains, disent les hommes d’ici. Camilo Cienfuegos [héros national], c’est notre frère. Et le Che… C’est l’idole!» Le temps n’a pas entamé l’incroyable fascination pour le Che. Il reste ce Christ sans Dieu qui prêchait l’homme nouveau. Embaumé déjà de son vivant mais jamais momifié. Héros paradoxal; visage doux et romantique immortalisé par une photo prise un jour où il était envahi par une rage froide, après un attentat à La Havane. Perçu comme un guérillero bohème abîmé dans ses rêves quand il était un ministre de l’Industrie féru de mathématiques et de centralisme planificateur. Mélange de grande humanité et d’extrême dureté, tour à tour débordant d’amour ou froid comme un glacier de Patagonie, révulsé par la faiblesse, impitoyable avec les autres comme avec lui-même, intellectuel argentin, moine-soldat, d’une pureté d’extraterrestre, un intégriste de la révolution mondiale religieusement obsédé par une vertu, un mot: «sacrifice».

Fidel Castro, révolutionnaire qui sait durer, a sans doute écarté ce guérillero-ministre si radical, et il a peut-être abandonné, sur les hauteurs froides de la Bolivie, le combattant voué à son martyre… Mais tant qu’il gardera le Che, sur la photo, à côté de lui, Fidel, caudillo vieillissant et autoritaire, sera sûr de détenir un label d’authenticité, la marque de la pureté de la révolution originelle, le sceau du mythe. Celui qui lui permet de piétiner le réel du pays, son propre pragmatisme, ses compromis et ses échecs.

Guines: la salsa de la vierge du cuivre

«Viva Jesucristo! Viva!», «Viva Juan Pablo II! Viva!», «Viva Cuba! Viva!» Une révolution? Oui, en quelque sorte. Une messe sur une place publique de Guines à 60kilomètres de La Havane. Pour la première fois dans l’histoire de la révolution, précisément. Le pape sera à Cuba en janvier. Du coup, l’église locale a obtenu de pouvoir ré-évangéliser ses fidèles à ciel ouvert. Nous sommes à Guines, grosse ville de province, perdue entre les champs de manioc et de pommes de terre. On circule à vélo, autour de la place publique, entre des façades coloniales aux tons pastel, bleues, jaunes et ocre clair.

Au fronton de l’église, un immense portrait de Jean-Paul II, entouré du drapeau jaune du Vatican et de l’emblème national de Cuba… Impensable il y a quelques années! Avant, croire était un crime et on dénonçait au Parti ceux qui osaient se glisser en catimini à l’intérieur de cette église. Aujourd’hui, ils sont quelques centaines de fidèles, recueillis mais encore timides. Tout à l’heure, ils seront 2000: paysans serrant leur chapeau de paille, femmes noires, métisses ou blondes, gosses enrubannés de dentelle de Nylon fluo. Un orchestre attaque un hymne à la vierge sur un rythme de salsa et la foule, parcourue par une onde électrique, se secoue et roule des hanches, heureuse dans un air soudain plus léger. Alors apparaît la Virgen del cobre, la Vierge du cuivre, patronne de Cuba, mère de tous les miracles, sainte métisse noire couverte d’or et d’argent, et aussitôt la masse des croyants tendent leurs mains pleines de ferveur vers un ciel enfin retrouvé. Quarante ans plus tôt, dans la sierra Maestra, un guérillero du nom de Fidel Castro portait déjà en médaillon autour du cou l’effigie de la Vierge du cuivre. Aujourd’hui, on vient de Miami et de tout Cuba pour se recueillir dans cette basilique beige rosé, posée au pied de la montagne, à une vingtaine de kilomètres de Santiago.

Aux pieds de la Vierge, dans un amoncellement extravagant, on dépose ses béquilles, une clé de voiture, un titre de propriété ou un calcul rénal, gros comme un oeuf, extrait «par miracle» par un chirurgien communiste. Près de l’autel, un prêtre surveille ses ouailles qui tentent parfois d’égorger un poulet sous le regard saint de la Vierge catholique, qu’ils confondent avecµ Ochu, idole africaine de la santéria. «J’ai vu venir ici en cachette dans cette basilique des policiers, des secrétaires du Parti et même un haut fonctionnaire de l’intérieur, dit le jeune prêtre. Ils s’agenouillaient: « Père! j’ai toujours eu la foi. Mais vous connaissez la situation… Pardonnez-moi! »» Lentement, les choses changent, Fidel Castro est allé au Vatican qui prêche la réconciliation, l’Eglise ne croit pas en la chute du caudillo et prépare la visite du pape: «Les gens attendent de lui des choses incroyables, qu’il change la situation sociale, qu’il nourrisse le peuple. Comme un magnat d’Amérique, sourit le jeune prêtre. Nous, on leur répète qu’il vient seulement apporter un message de paix et d’espoir!»

La Havane: du sang sur le Malecon

On lui a mis une main ferme sur l’épaule au moment où il quittait la Bodeguita del Medio, autrefois le bar-restaurant préféré d’Hemingway qui venait là, tous les soirs, siroter un Mojito. A la terrasse, au dernier étage, l’inconnu avait laissé une petite noix de C-4, un explosif discret et puissant. En juillet et en août, des attentats avaient fait grand bruit et quelques dégâts dans trois hôtels au coeur de la capitale. Au début, on a parlé d’une «tuyauterie qui a explosé»… Mais quand les explosions se sont répétées, quand le souffle qui a dévasté le hall d’un autre hôtel, le Copacabana, a envoyé un éclat de cendrier trancher la gorge d’un touriste italien, un petit vent de panique a commencé à souffler sur l’industrie du tourisme, pétrole doré d’une économie asphyxiée par l’embargo et le manque de trésorerie… On ne joue pas avec le tourisme à Cuba, c’est une question de survie!

A Miami, toujours prompte à voir l’apocalypse s’abattre sur l’île rouge, les exilés cubains ont commencé à faire circuler des informations sur des «cellules clandestines d’opposants intérieurs», des luttes au sein même de l’armée et sur le double cancer, foie et poumons, qui était sur le point d’emporter Fidel, leur diable barbu. Mais l’inquiétude ne devait pas durer. Quand, ce jeudi soir, vers 22heures, la noix de C-4 laissée par notre inconnu a explosé sur la terrasse de la Bodeguita del Medio, l’inconnu, qui ne l’était plus, venait déjà de se faire arrêter dans une rue adjacente. Selon la version officielle, Raul Ernesto Cruz Leon est un ancien membre de l’armée salvadorienne, entraîné au parachutisme, au tir et au maniement des explosifs dans une école militaire américaine en Géorgie.

A Cuba, la population, l’Eglise, les chancelleries, les intellectuels dissidents, tous ont condamné les attentats. Quant à Fidel, les Cubains ne croient pas à sa chute et préfèrent attendre une réforme venue de l’intérieur, convaincus qu’après sa mort le système se perpétuera, repris en main par les quadras réformistes du régime, comme Carlos Lage, vice-président, brillant baron de l’économie, Ricardo Alarcon, président de l’Assemblée, fin négociateur et Raul Castro, puissant ministre d’une armée qu’il a su transformer en une machine de guerre, pierre angulaire du régime.

En attendant sa succession, Fidel, que l’on disait mourant, est monté le 1erseptembre dernier à la tribune pour prononcer un long discours sur l’éducation. Et quand une pluie d’orage s’est abattue sur ses épaules de vieillard, il a lancé, matois, à la foule: «Nous sommes tous ici à titre volontaire, je prie ceux qui ont un rhume ou qui risquent d’attraper la grippe de se retirer…» La foule a protesté: «Non! Nous restons!» Alors Fidel Castro a eu un grand sourire. Et il a parlé encore plus d’une heure.

JEAN-PAUL MARI


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