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« GITMO : l’exception yéménite »

publié le 14/04/2009 | par grands-reporters

Ils sont 104 et ils forment plus du tiers des prisonniers de Guantanamo. Les détenus yéménites sont aujourd’hui dans l’attente d’un retour au pays. Mais entre l’espoir des familles et les promesses des Etats une crainte s’est glissée : celle de l’offre islamiste au Yémen. Une nouvelle architecture islamiste semble se dessiner dans la Péninsule arabique, avec comme épicentre le Yémen. Les Etats-Unis veulent recevoir des assurances que ces prisonniers, une fois retournés chez eux, ne constitueront plus une menace.

Sanaa répond par la création d’un « centre de réhabilitation » et assure pouvoir les « éloigner de la violence et de l’extrémisme ». Pour y parvenir, les autorités ont fait le choix du dialogue et de la réinsertion sociale. Mais ils sont nombreux, au Yémen, à réclamer un retour au nom de la seule justice et sans pression extérieure. Le dossier de ces détenus libellés « combattants ennemis » est ouvert.

Des négociations entre Sanaa et Washington sont actuellement en cours, mais aucun calendrier ne permet de savoir quand cette exception yéménite sera effacée.

Pénétrer dans le compound diplomatique américain à Sanaa n’est pas aisé. En sortir est plus simple. Entre ces deux moments, l’entretien avec l’Ambassadeur-adjointe des Etats-Unis au Yémen n’aura pas duré un quart d’heure.
L’avenir des yéménites de Guantanamo constitue bien un terrain sur lequel la diplomatie américaine s’avance avec prudence. Dans le fracas lointain des marteaux piqueurs, Angie Bryan énumère, une à une, les déclarations officielles : « Oui, la prison de Guantanamo sera bien fermée d’ici une année. Mais d’abord, le statut de chaque détenu sera examiné pour savoir s’il pourra, ou non, retourner dans son propre pays…et des discussions sont actuellement en cours avec le gouvernement yéménite concernant ses ressortissants ». Quant à la nature même de ces négociations, « je ne peux pas en discuter les détails » poursuit la diplomate qui se lève, salue puis disparaît.

Il s’agit maintenant pour l’administration Obama de mettre en œuvre ses promesses. Or, le chantier de la fermeture de la prison américaine transite par un dossier très sensible : le cas des 104 détenus yéménites, près du tiers de la population carcérale. Ultime rappel « critique », conclut Angie Bryan, « ceux qui posent un risque pour les Etats-Unis, pour le Yémen et pour le reste du monde doivent être contrôlés ». Le nœud du débat est posé. Retour au portail d’accueil du vaste complexe diplomatique placé sous très haute protection.

Il y a quelques mois, dans un grand hôtel international de Sanaa, les familles de ces prisonniers s’étaient réunies pour dénoncer l’exception qui touche leurs proches. Etranges circonstances qui plaçaient ce jour là en vis-à-vis, à quelques mètres d’écart, de jeunes femmes légèrement vêtues, concentrées à capter les rayons du soleil au bord la piscine, et un cortège d’anciens jihadistes manifestement gênés…

Le frère de Ramzi Bin Sheiba, l’un des cerveaux présumés des attaques du 11 septembre 2001, se faisait alors pédagogique. « Laissez moi vous dire une chose mon ami, les plus riches partent en premiers et le Yémen est un pays pauvre ; alors nous sommes en fin de liste… ». Puis de fonder tous ses espoirs sur une nouvelle équipe à la Maison Blanche. Même argument développé par Clive Smith, avocat britannique de plusieurs de ces yéménites, qui y ajoutait « l’incompréhension des américains pour ce pays, un pays communiste, islamiste. Alors il est très difficile pour les Etats-Unis de croire ce que disent les yéménites »…
L’unique approche arithmétique de la question des yéménites de Guantanamo est sans appel : ils sont une petite poignée à être retournés au pays, moins de trente…alors qu’il ne resterait plus que 13 saoudiens emprisonnés sur un total initial de 139.

Sur cette centaine de yéménites de Guantanamo, beaucoup se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment, en Afghanistan ou au Pakistan, à suivre l’enseignement d’écoles religieuses. D’autres ont été clairement identifiés comme des membres ou des soutiens actifs du terrorisme. Mais quelque soit leur curriculum vitae, Sanaa demande leur retour en assurant vouloir appliquer à chacun les mesures adéquates : réhabilitation, procès…
Cependant, entre les arguments des uns et les convictions des autres s’est glissée une crainte : celle de l’offre islamiste au Yémen. Depuis plusieurs mois, Al Qaida y multiplie les coups de force et les menaces. Le réseau a tout récemment annoncé la constitution d’un mouvement à vocation péninsulaire, dont l’épicentre serait au Yémen. Son dernier message vidéo met en scène les quatre figures de cette nouvelle ossature. Deux anciens prisonniers de Guantanamo, ex-pensionnaires du programme de réhabilitation sociale et religieuse saoudien, y figurent assis en tailleur, la kalachnikov en bandoulière. Le verbe haut, à tour de rôle, ils appellent à la mobilisation générale.
Al Qaida a récemment revendiqué le recrutement de 300 jeunes yéménites partis faire le Jihad au cours de l’année 2008. Plus de soixante ex-détenus de Guantanamo auraient repris les armes.
Mohammad Nasser al Azmi, député de l’Islah, le parti islamiste, l’une des principales forces politiques du pays, va bientôt regagner les débats dans l’hémicycle. Il ne s’étonne pas de ce phénomène. « Mais regardez la situation ! Les Etats-Unis sont injustes, la politique européenne aussi. Ce qui s’est passé à Gaza a eu un effet entrainant sur les vocations pour Al Qaida, et pas seulement ici au Yémen, croyez-moi » bouillonne le parlementaire.

Alors le Yémen multiplie les actions et les effets d’annonce, avec la volonté de convaincre les Etats-Unis de son sérieux sur le terrain de la lutte anti-terroriste. La mission n’est pas simple. Car Sanaa a été pointée du doigt par Washington, à plusieurs reprises, pour sa gestion jugée trop molle de certains cas. Dont celui de Jamal Al Badawi, l’un des acteurs présumé de l’attentat contre le destroyer USS Cole, en octobre 2000 dans la rade d’Aden : 17 morts. Après une évasion rocambolesque de la prison de haute sécurité de la capitale, en février 2006, l’homme s’était finalement rendu à la police en octobre 2007. Depuis, un bras de fer est engagé entre le Yémen et les Etats-Unis pour son extradition…et pour obtenir la garantie que l’ancien fugitif croupira bien en prison.

Par le passé, le gouvernement a ouvertement privilégié le dialogue et la médiation sur la force avec d’anciens membres d’Al Qaida. En échange de leur totale renonciation à la violence armée, certains ont été placés en résidence surveillée, d’autres ont recouvert la liberté. Une méthode que beaucoup, parmi les partenaires sécuritaires du Yémen, ont pu un moment assimilé à de la faiblesse.

Changement de cap ou pas, les unités anti-terroristes sont désormais réputées pour lancer leur filet avec générosité dans les milieux islamistes présumés de la capitale. Pour mieux dégorger les prisons, un instant plus tard, d’inoffensifs citoyens. Peu importe que le Président Ali Abdallah Saleh nous confirme lui même « l’apparition de nouvelles cellules terroristes sur le territoire ». Les autorités restent fermes : « nous détournerons les prisonniers de la violence et de l’extrémisme ».
Au Ministère des affaires religieuses, les Waqf, une foule grossissante envahit sûrement le bureau du chef de cabinet. « Le Juge Hittar arrive », annonce l’assistant…En effet, l’homme se fraye difficilement un chemin au milieu de l’impressionnant cortège de quémandeurs.

Un Iman qui s’est fait volé la caisse de sa mosquée à Hodeïda, un autre dans l’attente d’un avis sur son prochain prêche, un dignitaire égyptien très entouré, un homme passablement en colère qui n’arrête pas de fracasser sa mallette au sol…Mais le juge répondra d’abord aux questions sur le centre de « réhabilitation » dont il a la responsabilité. Détour par son bureau avant de prendre place dans une confortable salle de réunion.

Réhabilitation, rééducation, intégration sociale, voici donc l’alphabet des officiels depuis plusieurs semaines…Des mots mis en pratique bien avant l’épineux dossier de Guantanamo, dès septembre 2002, au bénéfice d’un programme de « dialogue religieux » destiné à placer dans le giron de l’Islam tolérant et pacifique les acteurs les plus violents de la scène islamiste. Le Juge Hittar porte fièrement son programme et y revendique 98% de succès.

Quant au centre de réhabilitation réservé aux anciens de Guantanamo, « il n’existe pas encore », avertit le Ministre, « mais il fonctionnera une fois les yéménites revenus ». Faute d’espaces ou de personnel, le programme bénéficie déjà d’une feuille de route. « Ce programme repose sur deux volets : un volet théorique et un volet pratique. La dimension théorique est celle du dialogue, pour essayer de parvenir à une convergence entre les différents points de vue, supprimer les idées fausses et corriger les notions erronées. Le volet pratique concerne la réintégration des détenus dans la société » énumère point par point le Ministre.
Concrètement, des Imans seront chargés de démonter le discours du jihadisme armé, celui qui puisse dans l’ignorance et dans la pauvreté tout son jus. Puis les autorités suivront pas à pas le retour à la société de ces ex-combattants ennemis, en facilitant leur accès au travail, au logement…Voici pour le programme.

La force du discours et de la parole. Voici donc le pari tenté par Sanaa.
Habib Omar, comme l’appelle avec respect ses disciples, est à peine rentré des Comores que dans quelques heures il s’envolera pour Djeddah. Le Cheikh Omar Ben Hafiz n’est pas uniquement le responsable respecté de l’une des principales écoles religieuses au Yémen, à Tarim, dans la province orientale du pays. Il est pour beaucoup un modèle, qui diffuse avec l’autorité du sage la pensée soufie de tolérance. La prière du soir achevée, le Cheikh s’installe, entouré de disciples, un châle vert largement déployé sur les épaules. «

De nombreux jeunes musulmans vivent un malentendu ou ont une fausse imagination de la religion. Le dialogue et la clarification sont les moyens que les prophètes ont mis en œuvre pour expliquer la religion. Quand on leur révèle la réalité, alors beaucoup d’entre eux se dégagent de ces malentendus… ». Des malentendus qui peuvent conduire aux choix des armes. « Le problème n’est pas le jihad, …mais bien la distorsion même de son sens » rappelle le Cheikh.
Quel équilibre les autorités yéménites trouveront-elles entre la parade sécuritaire et la démarche religieuse et sociale ?
Khaled Al Anissi, directeur de HOOD, une importante ONG de défense des droits de l’homme, n’a pas cherché ses mots pour qualifier le concept de réhabilitation conçu par le gouvernement : « Ce sera un centre de détention, pas de réhabilitation, une sorte de petit Guantanamo, rien de plus » affirme avec un brin de malice celui qui se tient aux côtés des familles de prisonniers depuis le début. « La démarche est avant tout sécuritaire. Les autorités veulent aussi capter des financements. Il faut qu’il y ait un dialogue dans un espace de liberté, sans pression ».

M. Anissi ne croit pas, d’ailleurs, au retour au pays de ces 104 prisonniers, mais bien à leur transfert vers d’autres pays, en Europe ou dans le monde arabe. De fait, le programme de réhabilitation n’a pas que des partisans au Yémen.

Mohammad Omar attend son frère depuis six ans. Depuis six ans, sa mère n’a pas quitté le périmètre de la maison familiale, à Sanaa, de peur d’être absente au moment du retour de son jeune fils. Il y a un an jour pour jour, il nous confiait ses peurs. Aujourd’hui « on a de l’espoir » dit-il. « Deux ou trois jours après l’investiture du Président Obama, nous avons reçu des lettres des avocats américains. Ils nous ont dit leur optimisme quant à la fermeture prochaine de Guantanamo. Et toute la question maintenant est de savoir comment libérer les prisonniers tout en sauvant la face pour les Etats-Unis » avance-t-il. Quant au « centre de réhabilitation il ne faut pas le chercher très loin. Il est à la maison, entouré d’une famille. J’ai déjà loué un appartement pour mon frère, je l’aiderai pour un travail, pour un mariage, je lui donnerai de l’argent ».

Que lui dira-t-il à son retour ? « Je lui dirai Sois le bienvenu, la vie est belle, et sache bien que tu es pour nous et pour ton peuple un homme, et nous sommes fiers de toi. Nous avons confiance en toi, tu feras quelque chose de bien de ta vie, pour la société et ta famille. Et pour l’humanité….». Puis l’homme d’ajouter, « Mais je lui demanderai aussi : as-tu gagné quelque chose pendant toutes ces années ? Si il me répond par l’affirmative, alors il devra me le démontrer ! ». Mohammad Omar est bien décidé à couper les liens entre son frère et ses « anciennes relations ». Il mise avant tout sur l’accompagnement et l’encadrement personnel pour y parvenir.
Il y a l’attente des familles, il y a les promesses des Etats.
Et la réalité des expériences.
Nasser Al Bahri, dit Abu Jandal, « le tueur », reçoit dans son modeste appartement situé à proximité de l’Ambassade américaine. L’ancien garde du corps d’Oussama Ben Laden a 36 ans et quatre jihad à son actif, en Bosnie, en Somalie, au Tadjikistan puis en Afghanistan. Les combattants, il les connaît. La réinsertion sociale, il l’attend toujours. Placé sous la surveillance étroite des services de sécurité, M Bahri pointe tous les mois au poste de police.
Il est sans emploi et sans illusions sur les maux qui rongent le Yémen aujourd’hui. Il a échappé à Guantanamo mais pas à la prison. Il arpentait les couloirs du salon du livre de Sanaa lors de l’attaque contre l’USS Cole. Son curriculum vitae lui vaudra vingt et un mois d’emprisonnement.

C’est du fond de sa cellule qu’il recevra la nouvelle des attentats contre le World Trade Center, avec huit jours de retard et par le biais du haut parleur de la mosquée voisine. L’ancien homme de confiance du Cheikh dénonce d’un débit rapide les opportunistes et les orateurs, qui « à coup de discours, de films de propagande et de séances de Qat » embrigadent les plus jeunes au Yémen. Quant au programme du juge Hittar …« J’ai vraiment beaucoup de respect pour lui », débute prudemment Bahri, « mais rien ne se passe, nous sommes au Yémen. Moi, quand je suis sorti de prison, on ne m’a rien proposé. J’étais simplement au contact des services de sécurité. Les gens viennent dans les prisons et vous font signer un papier pour renoncer à la violence, ils vous font un discours et c’est tout. Ils donnent un peu d’argent au moment de Ramadan ou d’un mariage…Mais les conditions des jeunes sont très difficiles ici vous savez. Alors si quelqu’un a été réhabilité, montrez le moi qu’il devienne un exemple ! » conclu-t-il.

L’homme est suffisamment pessimiste pour monter son propre centre dédié au jihadisme, « Ajyâl » (« générations ») mais « le jihad des origines, celui qui œuvre pour l’accomplissement de soi et des autres, via le dialogue ». Il mise sur la formation professionnelle pour détourner les plus fragiles des armes et des concepts erronés. Il revendique le soutien des autorités à sa démarche…mais un soutien discret : accompagner l’ancien membre d’Al Qaida dans son nouvel itinéraire pourrait paraître provocateur à défaut d’être paradoxal.

Le centre de réhabilitation des prisonniers yéménites de Guantanamo verra le jour d’ici trois ou quatre mois, a affirmé le Président Saleh. En attendant, Mohammad Nasser al Azmi, le député de l’Islah, avance une proposition : « Créons donc un centre de réhabilitation mais pour les Etats-Unis, pour qu’ils apprennent à respecter notre culture, notre foi. Laissez tranquille tous ces prisonniers ! Ils n’ont besoin que d’une seule chose : de justice…. ».
Le débat sur le retour des prisonniers yéménites de Guantanamo, libellés « combattants ennemis », est bien ouvert. Sécurité, justice, dialogue, réinsertion, famille…Les mots s’entrechoquent, complémentaires pour les uns, concurrents pour les autres.
Mais ce débat dépasse de loin la seule question de Guantanamo.

Sous couvert de l’anonymat, un proche du palais présidentiel rappelle que le terrorisme obéit aux lois de « l’offre et de la demande. C’est un business comme un autre. Nous devons nous attaquer à la question de l’ignorance et de la pauvreté qui poussent les jeunes à devenir des combattants. Sinon, je crains le pire pour les générations futures, pour mon pays » prédit-il.

François-Xavier Trégan
A Sanaa
Le 20 février 2009


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