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Antilles. Guadeloupe: l’île violente

publié le 08/03/2009 | par Jean-Paul Mari

Après plus d’un mois de crise plus personne ne fait confiance à personne. Ni à Nicolas Sarkozy ni aux élus de l’île. A force de jouer le pourrissement, le gouvernement prend le risque de libérer une violence brute qui a déjà fait un mort : le syndicaliste Jacques Bino

C’est une mort embarrassante, parce qu’elle bouscule tous les schémas politiques, une mort inutile après un mois de «révolution tranquille» qui ne pouvait déboucher que sur des négociations, une mort absurde, à laquelle chacun essaie désespérément de trouver un sens. Pour ne pas pleurer un mort pour rien.

Il est un peu plus de minuit ce mardi 17 février à Pointe-à-Pitre. Jacques Bino raccompagne un ami chez lui, dans la cité Henri-IV, une barre d’immeubles en plein centre-ville, ghetto social aux limites invisibles, à quelques mètres du grand boulevard Légitimus.

A l’entrée, un porche aux allures de poste-frontière, des poubelles crevées, des restes de ferraille brûlée, noircie, et des appartements construits dans les années 1950, en béton, gris et décatis. Certains sont aveugles, barrés d’un écriteau, «Appartement désactivé», en attente de réhabilitation. L’endroit respire l’abandon, la misère, le concentré d’exclusion. Sur le sol traînent encore quelques douilles de cartouches de chasse en plastique rouge.

Jacques Bino habite Petit-Canal mais il connaît bien ce quartier. Il est syndicaliste, membre du LKP et adhérent d’Akiyo, une organisation culturelle guadeloupéenne. L’homme est connu, calme, apprécié et il rentre d’un meeting du LKP au Palais de la Mutualité, à 400 mètres à peine de la cité. En arrivant sous le porche, sa voiture bute contre un barrage tenu par les jeunes du quartier. Rien d’anormal.

Quartiers chauds

Voilà trois nuits qu’à la Guadeloupe on ne trouve qu’arbres abattus en travers des routes, carcasses de voitures calcinées, pneus enflammés ou simples containers d’ordures renversés sur l’asphalte. Il fait nuit noire. Le conducteur n’insiste pas et amorce un demi-tour. Deux, trois coups de feu retentissent. Le premier touche l’arrière du véhicule, le dernier, tiré par la fenêtre ouverte, atteint le conducteur au côté droit, sous la clavicule.

Ralentis par les barrages, systématiquement caillassés, les pompiers mettront deux heures avant d’arriver et les policiers qui les accompagnent essuieront des coups de feu. Intervention inutile. L’aorte sectionnée par une balle à ailettes de type Brenneck, utilisée pour la chasse au sanglier, Jacques Bino, 42 ans, est mort en moins d’une minute. Un peu plus tôt, dans une rue commerciale proche, une bijouterie a été mise à sac et les pillards ont été pris en chasse par les hommes de la BAC.

La voiture de la victime aurait été confondue avec celle d’une patrouille de policiers en civil. Le soir même, les policiers du Raid arrêtent un suspect, un habitant du quartier qui sera relâché. Le LKP tente, sans grande conviction, d’évoquer une bavure policière. En réalité, tout le monde est sonné.

Après l’intervention des forces de l’ordre sur les barrages, la préfecture redoutait la mort d’un manifestant «victime de la répression coloniale» et les militants du LKP craignaient plutôt le drame d’un automobiliste forçant un obstacle sur la route. Jacques Bino, lui, est tombé sur un barrage censé soutenir le collectif du LKP, son propre mouvement, en grève générale depuis un mois. Absurde.

«Personne ne contrôle ces jeunes des quartiers. Pas même le LKP», dit Hippomène Léauva. Ici, tout le mode connaît «Hippo», ses étranges lunettes rondes à bord crénelé, sa barbichette blanche, pointue, et son ventre rond. Lui-même a vécu la misère des bidonvilles et une jeunesse «un peu turbulente». Sauvé de la prison grâce à l’association Saint-Jean Bosco, il est devenu musicien dans l’orchestre des Vikings de la Guadeloupe, puis vice-président de l’association des détenus et passe désormais son temps à sillonner les quartiers chauds de l’île. Chaque ville a le sien.

A Pointe-à-Pitre, la cité Henri-IV est surnommée «Washington», version noire et violente. Il y a aussi le Carénage, au-dessus du port, Fondrichet à Baie-Mahaut, la banlieue de la capitale, Poussette à Gosier, à deux pas des hôtels à touristes, et même le Deuxième Pont, dans Marie-Galante, l’île paisible. Les gangs sont formés de jeunes chômeurs, désœuvrés, qui ne savent pas lire, n’écoutent jamais la radio et n’acceptent aucun mot d’ordre politique, même ceux du LKP.

Ils se font appeler «Chien-la-Ri» (les Chiens de la rue), «Moustik», «Bactéries» ou «Racoon» et défilent au carnaval en chantant «On va tous vous recouvrir de chaux vive !». Leur quotidien est fait d’ennui, de délinquance et de violence, alimenté par les armes et la drogue : «Tout circule ici, le crack, le LSD, la cocaïne… et l’herbe est une simple pratique culturelle !» Armés de fusils à pompe, de fusils de chasse à canon scié, de revolvers et, plus rarement, d’armes automatiques achetées en Dominique ou à Sainte-Lucie, chaque caïd contrôle son territoire à la tête de vingt à cinquante ados.

«Entre 14 et 15 ans, les plus jeunes sont les plus dangereux Désespérés, suicida ires, hyper-violents», dit Hippo. Pour le Mardi gras du carnaval, annulé, fait inédit, pour cause de grève, Hippo a appris que la bande de Baie-Mahaut avait prévu un raid avec fusils à pompe contre ses rivaux de Pointe-à-Pitre. Avec des morts à la clé : «Ils tuent et s’entretuent sans raison», dit Hippo, découragé.

Quand la Guadeloupe se couvre de barrages, chacun a le sien. Il y a ceux, disciplinés, tenus par les militants du LKP, et les autres, improvisés et joyeux, érigés par une association d’étudiants du quartier, voire une famille devant sa maison. Et surtout ceux tenus la nuit par les «jeunes» profitant du chaos, sourds aux consignes, armés et prêts à tout. Daniel, un instituteur, retrouvé inconscient, le visage tuméfié, a commis l’erreur de s’approcher d’un barrage, en vélo, dans le quartier Chauvel, près du CHU de Pointe-à-Pitre.

Une infirmière, appelée en urgence par ses malades, a dû payer de 10 à 30 euros à chaque barrage. Partout, des voyous, masqués, armés de fusils à canon scié, de gourdins et de cailloux, bloquent les automobilistes : «Ton argent, ton portable… Donne tout ce que tu as !» Racket et agressions. Pour les bandes, les barrages sont devenus un terrain de chasse idéal. Et le reflet de la violence qui a tué Jacques Bino.

«Il y a des vies qui se glacent dans la mort comme un Vendredi saint provoqué», dit le prêtre. Et les fidèles soupirent de douleur. Ce dimanche-là, dans le gymnase de Petit-Canal transformé en église, 5 000 personnes sont venues aux obsèques de «Frère Jacques». Dans la chaleur asphyxiante, la foule s’évente avec les livrets de prières, brandis comme des tracts politiques. Au-dessous du panier de basket, le cercueil de bois verni est resté ouvert.

A l’intérieur, sur un lit de velours blanc, le corps du syndicaliste, nœud papillon bleu clair sur chemise immaculée. Femmes endimanchées, en voilettes et chapeaux noirs, notables cravatés, ouvriers en jean, jeunes en basket, tous défilent autour du catafalque et les pères soulèvent leur enfant pour l’approcher du visage statufié du «martyr». Il a fallu plusieurs jours de cérémonial pour donner du sens au drame de la cité Henri-IV.

D’abord une marche silencieuse à Pointe-à-Pitre, au pied des immeubles du quartier Washington, puis une chapelle ardente dressée au Palais de la Mutualité, QG du LKP, et maintenant cette messe imposante à Petit-Canal, avant l’enterrement au cimetière. Tout a été soigneusement mis en scène. En tête de cortège, 67 porteurs de gerbe de fleurs – comme 1967, date historique du massacre de manifestants à Pointe-à-Pitre.

Et derrière, accompagnés par le gwo-ka, le tambour traditionnel, les militants du groupe culturel d’Akiyo, en short kaki et casque blanc des coloniaux. L’objectif est atteint. Sur le livre d’or, des mains anonymes ont écrit : «Que ta mort ne soit pas inutile. Le combat continue. Bon repos à Toi. Veille sur ceux qui continuent», «Salut à toi, Frère Jacques ! Ta mort permet au LKP la victoire finale».

Face au cercueil, Elie Domota a prononcé un véritable discours syndical en rappelant les revendications. Dans l’assemblée, les politiques locaux ont compris qu’ils devaient rester discrets, sous peine d’être accusés de récupération politique. Défiance… Le LKP tient à distance les partis politiques nationaux, perçus comme des émanations du système français, avec lequel il veut rompre.

Olivier Besancenot n’était pas aux obsèques, Victorin Lurel, responsable du PS, s’est fait prendre à partie par des manifestants et Ségolène Royal, qui s’est invitée en Guadeloupe, a d’abord pris place aux premiers rangs de la messe avant de s’asseoir en retrait.

Défiance des syndicats envers l’Etat, les partis et les patrons; défiance des entrepreneurs guadeloupéens entre eux, désormais divisés en deux clans distincts, créoles et békés du Medef; défiance toujours des durs des quartiers contre toute forme d’organisation…

Au-delà d’une augmentation salariale ponctuelle, cette île-poudrière a surtout «besoin d’amour», a dit Yves Jego. D’un amour transformé en acte de justice sociale. Pour pouvoir, un jour peut-être, se réconcilier avec elle-même.

Jean-Paul Mari
Le Nouvel Observateur


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