Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Séisme Haïti: Le sang de la terre.

publié le 31/10/2010 | par Jean-Paul Mari

Haïti n’est pas un pays. C’est un rêve. Non, un cauchemar. Non plus. Un rêve et un cauchemar à la fois. Une île ensoleillée des Caraïbes devenue un fantôme de paradis obscur. Qui vous hante. Parfois, je les revois, ces êtres noirs, d’un noir inhumain, sale, gluant.

Ils sont là, bras et jambes recroquevillés, arc-boutés, comme s’ils cherchaient à repousser quelque chose, le mur qui s’effondre, la terre qui les avale. Je les ai vus dès mon arrivée. Sur le trottoir, seuls ou en tas, empilés, en montagne, dix, quinze cadavres, hommes, femmes, enfants, nus ou à demi habillés de loques déchirées, le corps démesurément gonflé, sans regard. À vingt mètres tout autour, l’air sentait la mort, une bouille lourde d’horreur en suspension qui se collait immédiatement au fond de la gorge. On reculait, suffoqué. Puis on avançait.

Les voir. Comme des humains morts. Pas comme des tas d’ordures. Regarder ces bras tendus qui repoussaient la mort et appelaient au secours, imploraient les hommes, le ciel, Dieu. Des dizaines de milliers de crucifiés. Ils sont restés là longtemps, sur les trottoirs, aux carrefours, dans les parcs, les jardins, dans un placard ou au fond d’une poubelle collective, les morts, embarrassants, submergeaient Port-au-Prince. Parfois, ils réglaient eux-mêmes la circulation chaotique, comme au croisement de l’école Nelson Mandela. Le mort était là, le bras levé, terrifiant et grotesque, au centre du carrefour. Des mains anonymes avaient bien essayé de le recouvrir, de papier journal, d’un bout de tissu. Rien n’y faisait. Il gonflai sans cesse, émergeait, s’imposait, obligeant les voitures à tourner autour de ce macabre sens giratoire.

Un jour, ils sont partis. Emportés par des camions-bennes vers des décharges rebaptisées fosses communes. Et les survivants de Port-au-Prince se sont sentis coupables d’avoir dû s’en débarrasser sans funérailles, sans pouvoir les prier, les pleurer. D’ailleurs, pour pleurer, il faut des larmes. Et les vivants n’en avaient pas, sidérés par cette Apocalypse. Une secousse de quelques dizaines de secondes, 250 000 morts, 300 000 sans-abris, la moitié de la ville réduite en poussière, je marchais dans un monde d’après-guerre qu’aucune arme de destruction massive n’était capable de produire.

Dieu lui-même était blessé à mort. Sa cathédrale, le lieu le plus sacré de l’île n’était plus que poussière sale. En ruines ses flèches de béton, sa grande rosace, ses vitraux de lumière. Et la masse des croyants d’Haïti, leurs prières ferventes, leurs messes, la flamme des cierges, la beauté des chants religieux… Poussière encore ! Haïti tendait les bras vers le vide. Dieu était absent, sourd ou impuissant. Pour survivre, les humains devaient se coller au sol, creuser comme des rats, fouiller les ruines. Dans les rues commerciales près du port, j’escaladais derrière eux les restes d’immeubles en équilibre. De jeunes pillards grattaient, à la main, avec un bâton, une moitié de pelle, couverts de terre et de sueur, écorchés, rageurs, en sang, ils se battaient pour un transistor, une cuvette en plastique, une ventouse à déboucher les toilettes.

Les policiers passaient, tiraient au fusil à pompe sur les pillards, en tuaient un ou deux, et repartaient. Une réplique sismique faisait trembler les murs, tomber un mur et ils reculaient. Puis les ombres revenaient, volaient le sac d’un camarade mort, arrachaient la porte d’une cave et recommençaient à gratter. L’air sentait la mort ? Tant pis ! Priorité aux vivants qui ont faim. Dans les camps de réfugiés, l’ordure était devenue trésor, les hommes fouillaient les décharges et traquaient les chats pour les rôtir. Le soir, il fallait regagner l’hôtel, au toit effondré, dormir dehors, enroulé dans une couverture sur le ciment au bord de la piscine vide.

De l’autre côté de la grille, on entendait les plaintes des réfugiés entassés sous des bâches, les femmes et les enfants blessés, leurs plaies à l’air, bras et jambes fracturés tenus par des attelles de bois, le manque de médicaments, de médecins, les bébés sans biberon, sans lait, les cris, les pleurs, les soupirs. Toute une montagne qui gémit ! Les nuits étaient peuplées de cauchemars qui se mêlaient à ceux du jour d’avant. On finissait par s’endormir, juste avant l’aube.

Tiens, je rêve ! Je suis dans un train de banlieue, à l’ancienne, dur, inconfortable, mais familier. Soudain, le wagon saute sur les rails, le train freine, le grondement devient insupportable. Je me réveille en sursaut. Il est six heures quatre minutes et ma couche tremble comme une feuille morte. Un nouveau séisme ! 6, 1 sur l’échelle de Richter, de quoi dévaster une fois encore Port-au-Prince, faire basculer les immeubles cassés, des millions de tonnes en suspension depuis huit jours. À peine le temps de me relever, de m’appuyer contre le chambranle d’une porte, les bras bien écartés, comme le veut la consigne. Sous moi, la vague souterraine fait danser le sol puis s’éloigne lentement, avec le bruit du ressac. Partout, des hommes nus, debout, le sourire embarrassé par leur peur.

Dehors, Haïti, terrifiée, hurle en silence. Quand la « terre ferme » a déjà tremblé une fois sous vous, tué votre mari, votre enfant et enseveli à jamais vos souvenirs heureux, votre amour d’enfance, votre vie, il n’y a plus un seul endroit au monde où vous puissiez vous sentir en paix. Reste le refuge de la folie. Dans les ruines du seul hôpital psychiatrique de la capitale, j’ai vu les nouveaux fous, marchant de long en large dans la cour, hurlant, le visage tordu par la souffrance.

Une femme crie : « Ils sont là, ils vont me prendre ». Sa fille la soutient, lui caresse le front. Elle écarquille les yeux : « Le sang…tout ce sang ! Le sang de Jésus-Christ ! » Psychoses, délires de persécution, culpabilité, les survivants se demandent quel pêché mortel ils ont commis, quel sacrilège, pour mériter ce châtiment suprême : la vision du néant, le face à face avec l’horreur. « Pardon, oh ! Pardon, Seigneur…pour tout se sang ! ». Coule le sang des hommes et le sang de la terre que l’on voit fuir Haïti à la première grosse pluie, toute cette boue ocre qu’aucun arbre vert ne retient et qui glisse le long des mornes vers la côte.

Haut dans le ciel, on voit distinctement cette tâche rouge et sanglante qui colore la mer tout autour de l’île, comme une hémorragie. La vie s’en va, quitte le paradis perdu.

En revenant, l’odeur poisseuse de la mort collée au fond de ma gorge, je me suis dit que le seul trésor de l’île était ses habitants. Et qu’il faudrait un jour reconstruire cette île de damnés, en n’oubliant pas qu’ici, à Haïti, les hommes étaient plus fissurés que les maisons.


TOUS DROITS RESERVES