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Irak: Le spectre de la guerre civile

publié le 17/09/2006 | par Jean-Paul Mari

Le dynamitage de la mosquée de Samarra, lieu saint des chiites, et les représailles sanglantes contre les sunnites ravivent les craintes d’un éclatement du pays. Et soulignent l’impuissance des Américains


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L’Irak s’enfonce dans la régression. Trois ans après une guerre éclair, menée au nom de la démocratie, qui a installé les Américains au cœur de Bagdad, le pays passe d’une obscurité à une autre. Saddam n’est plus qu’une ombre devant un tribunal, le dictateur est tombé et avec lui son parti de plomb, son arsenal improbable, ses prisons secrètes et ses charniers. Mais les élections de décembre dernier, force de frappe de la démocratie, n’ont réussi qu’à révéler la force du fait religieux. Dans l’Irak d’aujourd’hui, les mosquées sont devenues les quartiers généraux des partis et les religieux se sont transformés en politiciens, avec le grade d’imam ou de cheikh, qui portent le fusil sous l’abbaya. Sunnites contre chiites, la guérilla civile, qui tend vers une véritable guerre, passe par les lignes de partage confessionnelles, avec ses armes non conventionnelles, escadrons de la mort, début de nettoyage ethnique et religieux et quelques grands attentats, les plus sanglants possibles, les plus dramatiques, contre tout ce qui fait l’identité religieuse de l’autre. «C’est notre 11-Septembre !», a dit en pleurant un notable chiite en parlant du dynamitage du dôme d’un des quatre lieux les plus saints du chiisme, le mausolée sacré de Samarra.
Il est 6h55 du matin, ce mercredi 22 février, quand un commando fait irruption dans la salle de garde de la Mosquée d’Or de Samarra. Les hommes armés, déguisés en policiers, ligotent les gardiens et placent des charges de dynamite sous le dôme doré de vingt mètres de diamètre. A une centaine de kilomètres au nord de Bagdad, Samarra, ville de 200 000 habitants qui s’étend sur la rive est du Tigre, est aussi vieille que l’Empire assyrien. Au début du IXe siècle, le calife Al-Moutassim la transforme en capitale lumière surnommée « Surra man ra’a » (Heureux qui la voit), qui deviendra Samarra. De tout le pays et d’Iran, des foules de fidèles viennent ici embrasser en pleurant les restes de la maison des descendants du prophète, Ali al-Hadi, le dixième imam, son fils Hassan al-Askari, le onzième imam, descendants du prophète, et surtout, l’entrée du souterrain où l’enfant Mohamed a disparu.
C’est le douzième imam, celui qui est toujours en vie et qui reviendra un jour pour sauver le monde et restaurer la justice, « l’imam caché », celui que les hommes en noir de l’Armée du Mahdi attendent, l’arme au poing, à Sadr City, dans la banlieue chiite de Bagdad, et dans toutes les villes du Sud. C’est là, face à ce tunnel de Samarra, qu’ils viennent pleurer, la tête entre les mains, et prier en guettant sa réapparition. Ici, on s’est souvent battu, surtout à l’été 2004, quand la ville, tombée aux mains de la guérilla, a été reprise par les forces américaines, mais les combattants ont pris grand soin de ne pas endommager le trésor d’un site proposé à l’Unesco sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité, le double mausolée, ses mosaïques bleu turquoise et la coupole du sanctuaire recouverte de 72 000 plaques d’or fin.
Ce matin-là, après que les hommes du commando ont fait exploser leurs charges, il ne reste qu’un toit crevé, couleur de terre et de ruines. Dynamiter le dôme… Autant faire sauter une partie du Vatican des chiites ! D’autant que les jours précédents ont été particulièrement sanglants dans un pays où vingt Irakiens, dont onze civils, meurent en moyenne chaque jour. Le bain de sang, devenu quotidien, prend des allures de massacre de masse avec, en une seule semaine, « 111 attaques terroristes réussies, dont 36 contre la Force multinationale, 48 contre les Forces irakiennes et 26 contre les civils », selon le ministère de la Défense. Et, depuis l’automne dernier, l’organisation d’Abou Moussab al-Zarkaoui, branche d’Al-Qaida en Irak, a déclaré une « guerre totale » contre les chiites, considérés par les intégristes sunnites comme des apostats, déviants, traîtres à l’islam qu’il faut exterminer sans pitié.
Résultat : les attentats contre la communauté ne cessent d’augmenter. Dans le quartier chiite de Bagdad, la nuit précédente, l’explosion d’une voiture piégée a tué vingt-deux personnes. Et à Khadamiyah, un autre quartier, c’est un kamikaze qui a fait douze morts en se faisant sauter dans un bus. Peu à peu, les chiites n’osent plus voyager hors de leurs régions et, dans les villes mixtes où rien ne différencie un habitant sunnite d’un chiite, les milices multiplient les contrôles d’identité, étudiant la consonance du nom ou demandant aux voisins de leur désigner leurs victimes.
Entre les deux communautés, la fracture est ancienne. Saddam le dictateur imposait le pouvoir de 20% de sunnites à l’ensemble du pays, n’hésitant pas à faire assassiner les chefs religieux chiites ou à envoyer ses tanks écraser toute insurrection, comme celle qui a suivi, au Sud, la première guerre du Golfe. Pour les chiites, majoritaires et opprimés, l’arrivée des Américains a d’abord été accueillie comme la fin d’un long martyre, et les élections comme la possibilité de prendre le pouvoir par les urnes. Aux élections législatives du 15 décembre dernier, les partis chiites ont prouvé leur domination en emportant 128 sièges sur les 275 de l’assemblée nationale, et le Premier ministre, Ibrahim al-Djaafari, est un islamiste chiite. Du coup, certains, parmi les sunnites, anciens baassistes, partisans de Saddam, notables déchus ou islamistes qui refusent le nouveau rapport de force, veulent démontrer qu’on ne peut pas faire l’Irak sans eux, au risque d’une guerre civile. La campagne de terreur, les bombes, les kamikazes, les assassinats avaient déjà ulcéré les militants chiites ; la destruction du dôme va soulever toute la communauté.
Dès l’annonce de l’attentat, la réaction est immédiate et des foules de chiites, l’arme au poing, hurlent leur colère : « Debout, chiites ! Soulevez-vous ! Vengeance ! » Les milices sont dans les rues, bloquent les carrefours, arrêtent les bus, sèment la terreur et affrontent les milices adverses. Dès le lendemain, les victimes affluent dans les hôpitaux de Bagdad : « Nous avons reçu 80 corps, tous criblés de balles, a déclaré un responsable de la morgue, nous sommes totalement débordés. » En quelques heures, trois imams sunnites sont assassinés : « Mon oncle, Khalil Salama, 42 ans, sortait après la prière de la mosquée Rachidi, au nord-est de Bagdad, a raconté son neveu. Quatre hommes circulant à bord d’une voiture ont ouvert le feu. Il s’est effondré. »
A Bassora, dans le Sud, onze détenus arabes sunnites sont extraits de leur cellule et assassinés. Des commandos enlèvent des hommes chez eux et on retrouve leurs corps, mains liées dans le dos, portant des traces de tortures, jetés dans la rue. On s’en prend à tout ce qui a l’apparence d’un sunnite. Trois journalistes irakiens de la chaîne Al-Arabiya, basée à Dubaï, se rendent à Samarra pour couvrir l’attentat. La présentatrice, le preneur de son et le cameraman sont enlevés, exécutés et le cortège de leurs funérailles sera attaqué au mortier. En quelques heures, la violence devient incontrôlable, aveugle. Au sud de Bagdad, un barrage d’hommes armés arrête 47 personnes, sunnites et chiites, qui viennent de manifester ensemble contre l’attentat de Samarra. Ils sont extraits de leur minibus, abattus et leurs corps jetés dans le fossé. En deux jours, on compte près de 400 morts et des dizaines de mosquées sunnites attaquées, mitraillées, vandalisées ou brûlées.
Devant l’ampleur du massacre, le grand ayatollah Ali Sistani apparaît – fait rarissime – à la télévision pour demander aux fidèles de manifester leur colère, certes, mais avec modération. En privé, un de ses adjoints le dit « très inquiet devant une situation de plus en plus incontrôlable ». Et Moqtada Sadr, leader chiite radical au turban et à l’oeil sombre, chef de l’Armée du Mahdi et bête noire des Américains, interrompt un voyage au Liban pour revenir d’urgence en Irak « reprendre en main l’Armée du Mehdi ». Au sommet de l’Etat, le président Talabani lance un cri d’alarme : « Il faut prendre garde au feu de la sédition car s’il s’allume, il détruira tout sur son passage et personne n’en sortira indemne. »
En toile de fond, la guerre civile, l’explosion du pays, l’intervention de l’Iran pour sauver les chiites et celle des pays arabes pour soutenir leurs frères sunnites. En un mot, la désintégration de l’Irak et la déstabilisation de toute la région. On parle de former très vite un gouvernement d’unité nationale mais tout le monde s’accuse. Washington attribue l’attentat à Al-Qaida, le président iranien Ahmadinejad aux « forces sionistes et étrangères », les autorités religieuses sunnites dénoncent l’ayatollah Sistani, et le Conseil des Moudjahidin (activistes sunnites) met en cause l’Iran et le gouvernement du Premier ministre chiite…
Quant à Moqtada Sadr, chef de l’Armée du Mahdi, il appelle « sunnites et chiites, musulmans et non-musulmans » à manifester pour demander le départ des « forces d’occupation » américaines. Deux jours plus tôt, Zalmay Khalilzad, l’ambassadeur américain à Bagdad, a lancé une sévère mise en garde : « Nous n’allons pas investir les richesses du peuple américain dans l’établissement d’une force qui serait dirigée par des gens mus par des motivations communautaires. » L’avertissement vise le gouvernement et surtout le ministère de l’Intérieur, accusés de laisser le champ libre aux escadrons de la mort mis en place par les chiites pour contrer les attentats des extrémistes sunnites. Depuis des mois, des centaines de corps d’hommes, sunnites, sont retrouvés à l’aube sur le trottoir et les décharges publiques autour de Bagdad. Tous portent des marques de torture et beaucoup ont été arrêtés par des hommes portant l’uniforme de la police. Et il n’est pas rare de voir des policiers chiites brandir le portrait de Moqtada Sadr.
Après l’attentat de Samarra et cinq jours de violence, il a fallu décréter un deuil national, un couvre-feu de trois jours d’affilée et déployer les chars dans les rues de Bagdad pour que la vie puisse reprendre dans une capitale tétanisée par la peur. Aujourd’hui, entre deux attentats, les magasins et les stations d’essence sont pris d’assaut et le gouvernement parle de concertation «avec les dirigeants politiques et les religieux » pour désarmer les milices. En attendant des négociations à la recherche d’un gouvernement introuvable, qui concilie les exigences de chaque communauté. « Même si cette crise est terminée, cela peut exploser à tout moment, a dit un médecin sunnite du centre de la capitale, parce qu’ils n’ont pas réglé le problème à la base. » Quant aux Américains, après trois ans d’occupation et un coût de la guerre estimé à 500 milliards de dollars, ils sont 62% à trouver que «les choses se passent mal en Irak». Ceux qui espéraient que 2006 serait l’année de la transition font désormais un constat amer : « La seule chose qui tient ce pays, confie à «Time» un ancien haut responsable de l’administration Bush, la seule chose qui l’empêche de basculer dans la guerre civile, c’est la présence massive de nos troupes. »

Jean-Paul Mari


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