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« J’apprends le français »

Livres publié le 23/04/2018 | par Marie-France Etchegoin.

Quand pour la première fois, elle a franchi les portes du centre d’hébergement d’urgence du 19eme arrondissement, près de chez elle, Marie France Etchegoin savait seulement qu’elle voulait « aider » pour ne pas avoir « à regretter de n’avoir rien fait ».

Elle n’imaginait pas que Sharokan, Ibrahim ou Salomon lui en apprendraient autant sur elle- même et qu’à travers eux, elle allait redécouvrir la complexité et la richesse de la langue française et aussi ce qui, au fond, nous constitue et qui fait trait d’union au-delà des frontières : la force de la parole.

De cette expérience, elle tire un récit tout à la fois bouleversant et drolatique : l’histoire passionnante et mouvementée d’un double apprentissage. Le sien puisqu’elle n’a jamais enseigné ni agit au quotidien auprès des migrants.

Et celui de jeunes hommes, parfois illettrés, qui au terme d’un très long et terrible voyage, se retrouvent devant un tableau, confrontés à l’un des langues les plus difficiles du monde, dont ils n’ont jamais entendu un mot. Dans le huis clos de cette classe, ils disent à nouveau « je » et font entendre leur incroyable odyssée tandis que leur « professeur » invente sa méthode en s’efforçant d’éviter les maladresses.

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Chapitre 1 : Je

– Bonjour, je suis Marie. Et vous ?
– Je suis Sharokan
– Bonjour, je suis Marie. Et vous ?
– Je suis Abdullah
– Bonjour, je suis Marie. Et vous ?
– Je suis Suleyman
– Bonjour, je suis Marie. Et vous ?
– Je suis Salomon
– Je suis Aldon, je suis Ibrahim, je suis Omar…

À chaque fois la même ritournelle. Cela n’a l’air de rien, c’est sans surprise. Mais, ici, nous savons pourquoi nous aimons ces salutations cent fois répétées, nous le savons confusément mais nous le savons. Ce rituel apprend à dire je – JE, MOI, unique, irremplaçable, ici et maintenant, ce rituel apprend le verbe être, sans lequel on n’est rien, quels que soient la langue que l’on parle et le pays d’où l’on vient. Comment être quand on a tout perdu ? Comment être quand on se cherche encore ? Je revisite ces mots avec vous.

JE – SUIS, et le prénom qui nous a été donné. Trois mots collés ensemble et qui, selon la manière dont ils sont prononcés, divisent le monde en deux. Moi, je les formule sans avoir besoin d’y penser. Ils sont comme l’air que je respire, le pied que je mets en avant pour marcher, les yeux que je ferme pour dormir. Personne ne m’a jamais interdit de dire Je. Personne ne m’a jamais empêchée d’être, ou si peu. Je suis. Je suis l’amoureuse de mon mari. Je suis la mère d’enfants qui me ravissent. Je suis la fille qui honore sa mère et son père.

Je suis une sœur aux côtés de son frère. Je suis une journaliste qui écrit des livres. Je suis une habitante de la Mouzaïa, quartier champêtre de la capitale à l’ombre de barres en béton. Je suis une Parisienne dont le seul véritable problème est d’avoir dépassé la cinquantaine. Je suis une femme qui mène une vie pleine mais qui n’aime pas se contenter de ce qu’elle a. Je suis une Occidentale moyennement névrosée, avec une voix planquée dans un recoin incognito de son petit moi qui lui serine parfois : « es-tu sûre d’être vraiment ce que tu dis ? ». Je suis quelqu’un à qui il arrive d’éprouver ce vertige que Freud appelait « l’inquiétante étrangeté ». Mais au bout du bout, je suis. Je suis qui je suis. Je l’affirme en toute tranquillité : Je suis Marie et même Marie-France si je veux…

Vous, vous êtes né dans un monde où dire je est un risque, parfois un combat, voire une folie. Souvent la question ne se pose même pas car votre possibilité d’être a été niée et brisée par des dictatures de fer ou des régimes fondés sur la ségrégation ethnique, par des tyrans paranoïaques ou des islamistes assoiffés de pouvoir et de vengeance. Votre vie a été marchandée par les passeurs et les trafiquants. Ou alors « simplement » entravée par la pauvreté ou l’absence de perspectives, par des parents intransigeants, par le sentiment d’étouffer alors que vous avez à peine vingt ans. Ou alors, c’est l’inverse. Vous n’avez pas choisi de partir. Vos familles vous auront désignés parce que vous étiez l’aîné ou le cadet, qu’importe, vous étiez celui auquel revenait la charge de gagner un peu d’argent pour nourrir tous les autres.

Peut-être, y a-t-il dans vos rangs des sales types et que même les meilleurs d’entre vous ont fait, pour arriver jusqu’ici, des choses que jamais, ils n’auraient imaginé faire. Peut-être que pour quelques-uns, l’exil n’était pas une question de vie ou de mort, mais seulement de survie, ou juste de vie meilleure. J’ignore qui parmi vous a été étiqueté « migrant économique ». Je ne veux pas le savoir. À force de vous fréquenter, je sais que cette classification est absurde et surtout qu’elle ne résout rien. Puisque vous êtes là.

« Toute personne a le droit de circuler librement… Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien ». L’article 13 de la Déclaration universelle de droits de l’Homme entérine un état de fait. Les migrants sont vieux comme le monde. Les migrants font le monde. Un jour, ce sera peut-être mes petits-enfants, ou même mes enfants, ou moi, qui sait ? Un jour, nous fuirons nous aussi, mus par la nécessité ou par la volonté d’exister. Nous quitterons tout pour pouvoir à nouveau parler à la première personne.
Avant de vous connaître, j’étais comme tous ceux qui ne vous connaissent pas.

Au mieux, vous étiez des ombres. Au pire une « déferlante », une « horde », une masse informe et innommable. Une armée de spectres débarqués de navires de fortune au milieu des fantômes de noyés Une cohorte de silhouettes sans visage parquées dans une « jungle » ou sous un échangeur d’autoroute. Un entassement de corps, sales, infectés de blessures, déformés par des ulcères, rongés par la gale ne suscitant que pitié, colère, indifférence puisque les trois vont de pair : comment supportez-vous de vivre ainsi ? Pourquoi acceptez-vous d’être si misérables ? De quel droit vous montrez-nous votre malheur ?

Ou alors, vous étiez des numéros de dossier enregistrés en préfecture, des chiffres et des lettres, sans autre signification que celle du comptage et du tri dans le grand système informatique de la gestion des migrants. Vous étiez dans les limbes. Celles de l’administration, celles de nos peurs ou de notre mauvaise conscience, celles de vos propres peurs. Pour en sortir, vous devez réapprendre à vous faire entendre.

JE.
I en anglais
أنـا (ana) en arabe.
می (man) en dari.
Je suis. Vous êtes.
Vous êtes Reza, Mahmoud, Moussa, Abdelaziz, Filimon. Je suis Marie-France.
– Comme la France ? demandez-vous.
– Oui comme la France… Mais appelez-moi Marie, c’est plus simple.

Je n’y peux rien si je porte ce prénom. Je suis comme vous, je n’ai pas choisi ceux qui m’ont donné le jour, je n’ai pas choisi la terre qui m’a vue naître, je n’ai pas choisi la langue qui m’a été transmise. Seul le hasard fait que je ne les ai pas perdus. Vous, vous avez dû vous arracher à tout : à la mère et au père qui vous ont désigné, au sol où vous avez appris à parler, aux mots qui vous ont forgés. Vous n’êtes pas seulement privés de votre identité et de votre pays. Vous êtes privés du pouvoir de dire, coupés de votre « langue maternelle », « parentale », « natale », « première », peu importe comment on l’appelle, le résultat est le même. Il vous faut en faire le deuil et en apprendre une nouvelle, pas seulement des mots et une syntaxe mais aussi la manière dont ils organisent les choses et les êtres. Vous devez naître une deuxième fois.

Vous ? « Ils » ou « Eux », disent ceux qui veulent vous voir partir, qui ne croient pas votre présence souhaitable, possible, « réaliste ». Mais vous êtes là et même ici. Here en anglais, هنا (una) en arabe.
Vous habitez à quelques mètres de chez moi, rue Jean-Quarré, dans un ancien lycée hôtelier qui enseignait, autrefois, les métiers du tourisme et de l’accueil. Vous êtes près de 150, seulement des hommes, dans ce bâtiment déglingué transformé en centre d’hébergement d’urgence. Vous espérez des papiers et un asile que peut-être vous n’obtiendrez jamais. Avant, je vous croisais à l’entrée ou à la sortie du métro, parfois à la poste ou aux abords du marché de la Place des Fêtes. Depuis peu, je vous donne des cours.  

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