Des Jeux Olympiques pas comme les autres: « Les fantômes de Munich. »
Été 1972 : tandis que Munich, capitale de la Bavière et vitrine de
la florissante RFA, se pare des couleurs olympiques, l’Allemagne tente de solder la mémoire des Jeux de 1936. Mais l’Histoire s’acharne.
La nuit du 5 septembre 1972, l’équipe israélienne est prise en otage par des membres de l’organisation terroriste palestinienne Septembre noir. Bilan : douze morts. Simple spectateur à l’époque, Benoît Heimermann a été marqué par cette tragédie. Quarante-quatre ans plus tard,
il revient sur les lieux, partagé entre sidération,
remords et colère.
1/ LE TEMPS DE L’INNOCENCE (1972)
Je me souviens de la tente, en forme d’accent circonflexe, bleue, passablement usée. Beaucoup moins de la pelouse où nous l’avons plantée. À la périphérie de Munich, au cœur de l’été, tout paraissait simple et approprié. Pour deux amateurs de sport, mon frère et moi, les “ Jeux de la paix et de la joie ” s’imposaient d’évidence. Il suffisait de s’y rendre. Les célébrations précédentes – Tokyo, Mexico – étaient inaccessibles. Celle-ci tombait sous le sens. Une manière de mandement affectueux, de convocation gracieuse.
Sur les trois cents hectares du plus bucolique des complexes olympiques jamais imaginés – originellement intitulé l’ “ Oberwiesenfeld ” [par-dessus prés et champs] –, rien n’était interdit, “ nichts was verboten ”. Partout des couleurs pastel, des angles arrondis, des attentions généreuses. Et ce stade ! Ce toit surtout, translucide, aérien qui, par vagues successives, et comme dans un rêve, recouvrait les trois principaux théâtres de la fête (athlétisme, natation, gymnastique)…
Au cours des mois précédents, il n’avait été question que de cela : faire beau, faire simple et surtout faire oublier les funestes jeux de Berlin organisés en 1936 par Hitler, Goebbels, Speer et tous les thuriféraires du nazisme réunis. Berlin et sa pompe millimétrée, ses parades cadencées et son enceinte rehaussée de calcaire de Franconie, la supposée pierre originelle du Reich. Trente-six ans plus tard, il convenait de changer de registre.
Pour nous, pour le visiteur lambda, rien ne semblait impossible et surtout pas de s’installer au bord des pistes d’entraînement, de côtoyer les athlètes, de collectionner leurs autographes. Le village lui-même était perméable et c’est la fréquentation de cette Babel qui me séduisit en priorité. Soufflait là un esprit olympique tel qu’on l’imagine à 19 ans, un mélange de fraternité et de dévotion, une communion non feinte, un partage au vrai sens du terme.
Avant d’applaudir pour de vrai Mark Spitz, Valeriy Borzov, Heide Rosendahl ou Olga Korbut c’est là que j’ai découvert ce que le sport de haut niveau pouvait recouvrir de meilleur. Il y avait, bien sûr, beaucoup de naïveté dans mon regard, mais aussi le plaisir d’imaginer un monde si ce n’est parfait du moins meilleur.
Une assemblée vertueuse composée de 7 134 athlètes accourus de 121 pays comme autant d’ambassadeurs dévoués et joyeux. Un melting pot en ébullition, une jeunesse en fusion dont l’énergie était non seulement débordante, mais surtout communicative.
Le 5 septembre, dixième jour des Jeux, notre rituel matinal s’engagea comme à l’accoutumée : réveil aux aurores, fermeture de la tente, embarquement à bord du U-Bahn, débarquement à la station Olympiazentrum, achat, en haut des marches, du programme du jour, recension des épreuves à venir et évaluation des chances de chacun. Forcément le ciel était immaculé et nous sur notre petit nuage.
Quelques attroupements ou policiers incongrus auraient dû nous alerter, mais, en ces temps d’avant le téléphone portable, en terre étrangère, il nous fallut une ou deux heures avant de comprendre (à peine) le pourquoi de cette agitation.
“ Une prise d’otages ” : j’entends encore ces premiers mots concédés par un touriste francophone. Je me rappelle aussi qu’en ce jour maigre – les nageurs avaient achevé leur programme la veille et les compétitions d’athlétisme faisaient exceptionnellement relâche –, nous avions prévu d’assister à un Allemagne-Japon de volley-ball.
La salle affectée à cette rencontre était située à proximité de ce que j’ignorais encore être l’épicentre du drame en cours. Plus troublant : pas une seconde, je n’ai imaginé l’ordre olympique capable d’être remis en cause. De quel droit le préposé de service, d’ordinaire si urbain, était-il soudain si nerveux ?
Bientôt, les informations se sont télescopées et la gravité de la situation s’est imposée. Il était question d’Israéliens, de Palestiniens, d’ultimatums, de pourparlers, de morts au bout du compte. L’instant appelait la compassion, mais c’est plutôt l’exaspération qui me saisit pour les quarante-huit heures à venir.
Il fallut rejoindre notre tente et ronger notre frein. Sans transistor ni télévision, impossible d’en savoir davantage. Même les manchettes des journaux du lendemain, pour ce que j’en comprenais, étaient trompeuses.
De l’hécatombe et des onze otages assassinés je ne fus informé qu’au sortir du métro. Là, il était aussi question d’une cérémonie d’hommage. Contrairement à mon frère aîné, sans doute plus raisonnable, il ne me vint pas à l’idée de m’y rendre.
Je ne décolérais pas. Le 6 septembre marquait la fin de notre séjour et voilà que le menu de cette ultime journée était remis en cause. Bientôt le débat sur l’arrêt ou la continuation des Jeux occupa l’essentiel des conversations. Aveuglé par ma passion, ébloui par le spectacle, je jugeais tout simplement indécent !
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UN TÉMOIN CAPITAL (1973)
Combien de temps ai-je mis à comprendre ? À admettre ? À culpabiliser au bout du compte ? En France, le flot de l’actualité sportive était redevenu prioritaire. Dès le 7, L’Équipe elle-même avait ravalé ses larmes en clamant sur toute la largeur de sa une : “ Les Jeux continuent, Drut et Ovion en lice ”.
Un champion d’Europe et un champion du Monde pour reprendre le cours logique des émotions et des records. De cette fin de quinzaine munichoise me restent quelques images. La victoire controversée des Soviétiques face aux Américains en basket, la chute douloureuse de l’Américain Jim Ryun lors des séries du 1 500 mètres, la victoire in extremis des Allemandes de l’Ouest à l’issue du 4X100 mètres.
Mais rien qui ne puisse rivaliser avec les actions live goûtées une semaine plus tôt sur le théâtre même des compétitions. D’évidence mon baptême du feu olympique m’avait immunisé contre toutes les remises en cause. Jusqu’à ce que je ne lise La Médaille de sang.
C’était au début de l’année 1973. L’ouvrage était impressionnant. 572 pages d’une enquête ébouriffante, menée à la cravache par un grand reporter à qui l’on aurait volontiers accordé le don d’ubiquité tant il semblait avoir tout vu et tout entendu d’un drame dont je me refusais à admettre la portée.
Serge Groussard était, si je puis dire, en terrain de connaissance. Engagé volontaire à dix-neuf ans, agent de renseignement de la Résistance, juif, il n’avait réchappé aux sévices de la Gestapo que par miracle. Brillant élève par ailleurs, titulaire d’une agrégation d’anglais et diplômé de l’École Normale de l’Administration, il avait, par la suite, embrassé une brillante carrière de journaliste et de romancier.
La Médaille de sang marquait, pour lui, les parfaites épousailles de ses deux champs de compétence et, pour moi, le début de ma prise de conscience.
Au-delà des faits, cliniquement exposés, Groussard soulignait en priorité à quel point les bonnes intentions des organisateurs (libre circulation des individus, service de sécurité bienveillant, contrôles aléatoires, etc.) s’étaient, au final, retournées contre eux. Un point de vue qui, par ricochet, sapait une bonne fois pour toutes l’illusion selon laquelle le sport peut vivre à l’abri de toute perturbation extérieure.
À y regarder de près, l’irruption du commando au 31 de la Connolystrasse vers 4 heures du matin ne relevait rien moins que du grand guignol. C’est en effet avec l’aide d’une poignée de noctambules américains que les six Fedayins, lestés de sacs de sport (contenant leurs armements), ont escaladé une grille de protection d’à peine un mètre quatre-vingt.
À l’intérieur deux complices employés au village depuis plusieurs semaines les attendaient qui, non contents de connaître la topographie des lieux possédaient un jeu de fausses clefs !
Jamais à l’abri de l’actualité, le sport ne l’est pas plus de l’histoire. C’était la seconde vérité mise au jour par Groussard. Trente-six ans seulement séparaient les célébrations olympiques de Berlin et de Munich. Le temps du pardon et de la reconstruction sans doute, mais pas forcément celui de l’oubli.
Trente-six ans après, à dix-sept kilomètres tout juste du camp d’extermination de Dachau, onze juifs étaient à nouveau, soulignait l’auteur, “ assassinés sur le sol allemand. ”
Pour son malheur, le pays hôte était rappelé à ses plus calamiteux souvenirs. Dès lors plus aucune coïncidence ne pourrait se prévaloir d’être innocente. Ni la présence dans le staff des photographes accrédités de Leni Riefenstahl apologue revendiqué du régime nazi ni celle des élites du Comité International Olympique sous les auspices du VierJahreszeiten Hotel, là même où Reinhardt Heydrich déclencha la Nuit de cristal le 9 novembre 1938 !
Avant même que les Jeux ne débutent, de nombreux sélectionnés israéliens avaient avoué leur gêne à l’idée de rallier la “ capitale du nazisme ”. Certains s’étaient même scandalisés, à l’occasion d’un stage d’entraînement préalable, face à plusieurs croix gammées griffonnées sur un mur à proximité de leur résidence. Plusieurs hésitèrent jusqu’au moment du départ. Sans être tranquillisés en échange.
Au contraire, il convenait d’éluder, de gommer, de divertir. Le 5, en début de soirée, le groupe tout entier fut invité dans un cabaret du centre-ville. Au programme : le Violon sur le toit, un conte yiddish à première vue anodin sauf à oublier que son intrigue fait peser bien des menaces sur ses protagonistes !
Dans son livre, Groussard se garde de tirer avantage de cette coïncidence, mais il profite néanmoins du raccourci pour s’émouvoir, une fois pour toutes, de la légèreté des autorités allemandes quant à la protection de la délégation israélienne.
Les hasards de la vie m’ont fait rencontrer l’auteur de La Médaille de sang il y a une demi-douzaine d’années. Dans les Deux Sèvres où il habitait avec son épouse, Monique Berlioux, directrice générale du CIO de 1969 à 1985 (une raison supplémentaire de sa maîtrise du dossier munichois !).
J’aurais aimé lui parler de son enquête, mais la maladie qui le frappait, depuis trop longtemps déjà, lui interdisait tout dialogue un tant soit peu soutenu. Seul son sourire généreux atténuait la fatalité de son silence. A défaut d’une invitation à l’échange, j’y vis comme un signe de connivence.
Le 2 janvier dernier, cinq mois après la disparition de Monique, sa fille Marie m’apprit la disparition de Serge. Aucun journal ne s’en fit l’écho. Malgré ses états de service, sa carrière glorieuse et son Prix Femina (en 1950 pour La Femme sans passé).
En récapitulant sa bibliographie, j’ai vu qu’il avait aussi écrit un livre intitulé Les Gens sans importance. J’ai une certitude : Serge Groussard n’appartenait en rien à cette catégorie !
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SURVIVANT MALGRÉ TOUT (1991)
Journaliste à mon tour, j’ai beaucoup fréquenté les jeux Olympiques. Mais, toujours, ceux de Munich ont tenu une place à part. Du fait de leur antériorité, mais aussi à cause de ce coup terrible porté à mes certitudes et à leur inviolabilité. L’actualité, comme l’histoire, m’offriront bien des séances de rattrapage.
En 1991, un reportage en Israël me tendit une perche essentielle. Le prétexte de ce voyage était anodin : évaluer les chances des sportifs russes récemment émigrés en Terre Sainte de briller lors des tout prochains jeux de Barcelone. Et pourquoi pas de remporter la première médaille d’or israélienne de l’histoire.
En vérité, une autre priorité m’occupait : retrouver l’un des deux survivants de la prise d’otages de Munich ! Pour qu’il incarne une réalité jusque là limitée à une série d’articles, de livres ou d’enquêtes télévisées.
Le lutteur Gad Tsobari, échappé lors du transfert des otages de l’appartement n°1 à l’appartement n°3, était introuvable. En revanche, Tuvia Sokolovski, lui-même poussé à la fuite dès l’irruption du commando, accepta de me recevoir. Rendez-vous fut pris à Quiriat Yam dans les quartiers nord d’Haïfa.
Le logement où vivait l’ex-entraîneur était anodin et modeste. Aux murs quelques bibelots hétéroclites, la représentation d’une Menorah [le chandelier à sept branches] et une photographie le représentant écrasé de douleur aux côtés de onze chaises vides lors de la cérémonie d’hommage organisée à Munich le lendemain de l’hécatombe.
Pas sûr que depuis ce jour maudit Tuvia ait retrouvé sa pleine sérénité. Nous avons passé une matinée ensemble. Sans surprise, c’est de son passé d’haltérophile qu’il s’est affranchi en priorité. De son apprentissage dans un coin reculé de la campagne polonaise, de son brevet de tourneur, de son record du monde junior, de son départ pour Israël.
Une évidente terre promise où il parvint à concilier travail en usine et activités sportives jusqu’à sa reconversion comme cadre national. C’est à ce titre qu’il fit le voyage de Munich. Le récit du drame, son ressenti, sa douleur sont arrivés plus tard. Au compte-gouttes d’abord, de manière quasi débridée par la suite.
À 4h30, le 5 septembre, Tuvia, incommodé par la chaleur, ne dort que d’un œil. Dès le premier tour de clef, il sent le danger à défaut de l’évaluer vraiment. Le voilà hors de son lit, aux prises avec une porte-fenêtre récalcitrante, sautant à l’extérieur sans réfléchir. Un réflexe à qui il doit la vie, mais qui longtemps pèsera sur sa conscience. Comment justifier son geste ? Comment le comparer aux actes de résistance de ses camarades Weinberg et Romano tombés sous le feu ennemi ? Comment s’en accommoder ?
Au bout d’une heure, Tuvia n’avait plus le cœur à argumenter. Sur la vieille bande magnétique que j’ai conservée, j’entends ceci : “ Je suis né le 29 mars 1942 dans le ghetto de Lvov [Lemberg]. Mon père a été exécuté en mai et ma mère embarquée pour l’enfer en juin. Elle avait 17 ans. Sans raison, le convoi s’est arrêté en rase campagne, la porte était mal fermée, elle a sauté avec moi dans ses bras.
Nous sommes retournés à Lvov et avons vécu le reste de la guerre dans les égouts sous la menace de la diphtérie et des bombardements. À Munich aussi j’ai détalé comme une bête ! C’était plus fort que moi. C’était comme si une force invisible commandait mes mouvements. Je ne voulais pas mourir sur le sol allemand. ”
Fuir et survivre. Hors d’un wagon plombé ou d’un appartement assiégé. D’une voix chevrotante, Tuvia ne se contentait pas de dire le parallèle, il en était la preuve. En guise de conclusion, il me montra encore quelques photographies, des scènes de plage et de vacances.
Heureux, il me parla de sa fille non sans insister sur son prénom – Orly [Aurore] – et sur les circonstances de sa naissance survenue le 5 juin 1973, neuf mois, jour pour jour, après le plus mauvais souvenir de sa vie !
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VÉRITÉ ET MENSONGE (2003)
À l’origine, Kevin McDonald voulait m’entretenir d’alpinisme. Et plus précisément de La Mort suspendue, le docu-fiction qu’il venait de consacrer aux mésaventures andines de Joe Simpson et Simon Yates. J’avoue ne plus me souvenir pourquoi la conversation a bifurqué, mais ce dont je suis certain c’est que c’est lui qui commanda le changement d’aiguillage. Dès lors, il ne fut plus question que de Munich et de One Day in September [Un jour en septembre], son documentaire précédent, couronné en 2000 par l’académie des Oscars.
Même vingt-huit ans après les faits, ce travail millimétré m’avait impressionné comme m’avait ému La Médaille de sang. Preuve qu’au-delà de l’émotion spontanée, le recul peut se révéler un parfait allié de la vérité. Avant de localiser et interroger Jamal Al-Gashey le seul membre du commando palestinien encore vivant, McDonald dû patienter une éternité.
Une éternité aussi pour dérusher des kilomètres de bandes d’actualité qui confrontées les unes aux autres accentuaient encore la soudaineté du coup porté, l’inattendu de la situation, l’effroi qui s’en suivit et plus encore peut être cette incroyable désinvolture qui sembla habiter les autorités allemandes d’une part, les instances sportives d’autre part.
Cruels détails, resurgissaient du passé ces échanges surréalistes entre Walter Tröger, maire du village et Manfred Schreiber, chef de la police munichoise. Les gesticulations d’Issa le vibrionnant leader du commando, sa tête chapeautée de blanc, son visage passé au noir de fumée. Les allées et venues, les tergiversations, les ultimatums successifs.
Les photographes en faction, la foule déboussolée – j’en étais – et, plus déconcertant encore, ces trente-huit policiers déguisés en sportifs, recrutés à la sauvette, prenant position sous l’œil des caméras et donc – on l’apprendra par la suite – au vu et au su des terroristes, eux-mêmes, installés devant leurs postes de télévision !
L’impéritie des responsables allemands pour tout dire dont l’amateurisme m’était déjà apparu dans le livre de Groussard, mais que le film de McDonald démontrait jusqu’à la caricature. Ce que son documentaire dévoilait encore, et de manière tout aussi renversante, c’était l’abyssal manque de discernement du monde sportif proprement dit.
Certes, la décision de stopper les Jeux ne faisait pas l’unanimité, mais de là à bricoler une trêve au rabais, à abandonner dans la nature des compétiteurs souvent tenus dans l’ignorance, à accélérer le retour à la norme, il existait sans doute d’autres alternatives plus conformes et plus dignes.
En vérité, et contrairement à tout ce qui a été dit et écrit, les Jeux de Munich n’ont vraiment été suspendus qu’une vingtaine d’heures et encore ! Le 5, alors que les courageux Moshé Weinberg et Yossef Romano baignaient dans leur sang dans l’appartement n°3, plusieurs compétitions de football, toutes les épreuves de canoë-kayak ou les demi-finales de l’épée se sont déroulées comme si de rien n’était.
À 18h45, avant que terroristes, survivants et négociateurs ne s’enfoncent dans “ une nuit de sang et de mensonge ” (Jean Lacouture), la Pologne rencontrait encore l’URSS dans la salle de volley située à moins de cent cinquante mètres du drame. Le lendemain, passé la cérémonie à laquelle une demi-douzaine de pays de l’Est et dix Pays arabes refusèrent de prendre part, les épreuves reprirent dès le début de l’après-midi. Sans attention ni introduction particulière.
Mais où était passée l’autorité olympique ? L’esprit de compassion et de solidarité ? Comme un fait aggravant le nouveau et l’ex-président du CIO, le conciliant Lord Killanin et l’intransigeant Brundage, jouèrent à cache-cache 48 heures durant. Le premier, bloqué à Keil, sur les bords de la Baltique où il assistait aux compétitions nautiques, laissant au second la responsabilité d’un discours dépouillé de tout sentiment.
Au cours duquel il martela son comminatoire “ The Olympics games must go on ”, mais où il osa, en prime, dresser un insupportable parallèle entre les militants noirs et les terroristes palestiniens à ses yeux pareillement coupables de porter atteinte à l’intégrité de l’Afrique du Sud et de l’État d’Israël !
Et les athlètes ? Là encore, les soutiens spontanés furent rares. Quelques compétiteurs norvégiens, un coureur allemand de second plan, une partie de l’équipe néerlandaise : c’est sur les doigts des deux mains que l’on compta les champions scandalisés au point de plier bagage.
En fin d’échange, Kevin McDonald affichait une certaine incompréhension, pour ne pas parler de déception : “ Le monde du sport a certes été pris par surprise. Mais, il s’est aussi empressé de nier toutes relations de cause à effet, de retourner à ses petites affaires, sans s’appesantir, sans s’apitoyer … ”
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MARATHON MAN (2005)
Comme pour McDonald, j’avais prévu de rencontrer Frank Shorter pour d’autres motifs que le drame de 1972. Avec le champion olympique de marathon de Munich, je prévoyais d’évoquer les vertus prosélytes de sa victoire ou la mode du jogging dont il pouvait revendiquer, pour partie, la paternité.
Dans le salon épuré de sa villa de Boulder (Colorado), rien, pas une photographie, pas un objet ne rappelait le passé glorieux de ce parfait athlète qui, à dire vrai, avait peu changé hormis une moustache hier portée comme un symbole et désormais disparue.
Apparemment Shorter était pressé, son emploi du temps commandait d’autres priorités. Peut-être même s’agaçait-il de devoir se répéter un peu. À propos la qualité de sa VO²max, de ses soi-disant pieds plats ou de ce hasard temporel qui l’a fait naître – le 31 octobre 1947 – dans la ville même qui accueillit vingt-cinq ans plus tard son sacre olympique !
Presque gêné, je me suis résolu à lui parler, malgré tout, de Tuvia Sokolovski, l’haltérophile israélien et de Jamal Al-Gashey, le terroriste palestinien. Les savait-il toujours vivants ? Comment lui-même avait-il incubé cet épisode sordide ? La demi-heure qui suivit m’affranchit sans détour : l’événement ne lui était pas seulement familier, il l’habitait tout entier.
Là encore, la confession se mua en plaidoirie : “ La nuit de l’attaque, je dormais sur le balcon de notre appartement. J’avais déplacé mon matelas pour que Dave Wottle, vainqueur du 800 mètres trois jours plus tôt, soit tranquille avec sa femme arrivée le matin même. Vers 4h15-4h30, j’ai entendu plusieurs détonations.
J’étais à moins de deux cents mètres à vol d’oiseau. Encore un peu et j’aurais pu recevoir une balle perdue ! Dans la seconde, je me suis saisi d’une bouteille comme pour me défendre, mais notre encadrement nous commanda de ne pas sortir. Bientôt nous nous sommes tous retrouvés autour d’un poste de télévision. Bien sûr, il n’y avait pas de chaînes en continu. On ne comprenait rien à la situation. Steve Prefontaine qui parlait allemand grâce à sa mère nous servit d’interprète vaille que vaille.
Je n’ai pensé à moi et au marathon que le lendemain lors de la cérémonie. Je n’aimais pas Brundage, son conservatisme, ses compromissions et son racisme, mais j’avoue que sa volonté de poursuivre les Jeux m’a rassuré. À midi, à la cantine, j’ai croisé l’Anglais Ron Hill, le grand favori de l’épreuve. Il était détruit !
Par la force des circonstances, le marathon était repoussé de vingt-quatre heures et cette perspective le paniquait. Il craignait que toute sa préparation ne soit remise en cause. Ma tête pesait lourd, mais mes interrogations étaient autres. La décence commandait que je fasse correctement mon boulot et que je justifie la confiance que l’on avait placée en moi. Dans ce type de situation, le doute n’a pas droit de citer.
Le doute c’est l’ennemi, le doute c’est la faiblesse. ”
Frank Shorter n’a pas failli. Dès les premiers hectomètres du marathon, il a porté son dossard n° 1014 en tête de course et s’est envolé sans se retourner. À l’époque, cette belle obstination m’avait plu. Et tout autant ses explications à suivre. Non, malgré la gravité de la situation, Shorter n’avait pas songé une seconde passer par perte et profit ses centaines d’heures d’entraînement consenti au préalable.
L’attitude du beau marathonien ne méritait pas – objectivement – qu’on la remette en cause. En quittant Boulder, j’étais convaincu. Je le fus au centuple lorsque quelques années plus tard, je lus une longue confession que Shorter accorda au Los Angeles Time.
Sur une pleine page, le vainqueur de Munich révélait une blessure bien plus secrète, la justification définitive de son choix : une enfance volée par un père ignoble qui, sous la contrainte, abusa de lui comme de plusieurs de ses dix frères et sœurs ! Dès lors, la solitude, l’effort, la logique sportive, le besoin de se surpasser furent, à en croire sa confession, ses seules planches de salut. À la fin de ce terrible plaidoyer,
Shorter concédait une vérité qui, de son propre aveu, l’aida à supporter les fantômes soudain accourus dans la nuit de Munich : “ Enfant déjà, je savais que chez l’homme le pire peut côtoyer le meilleur. Vous ne naissez sans doute pas démoniaque, mais vous pouvez le devenir sans difficulté… ”
Même si le rapport de cause à effet peut paraître artificiel, je ne suis mis en tête ce jour-là que l’obstination de Frank Shorter à vouloir courir le marathon olympique le 10 septembre 1972, au-delà du drame, de l’éventuelle suspension des Jeux et des débats s’y rapportant fut, sans doute, la plus saine décision qui lui ait jamais été donné de prendre !
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RETOUR AUX SOURCES (2016)
Je suis retourné à Munich. La neige menaçait, mais au moment d’accéder au plus haut des 298 mètres de la tour de télévision qui domine le parc olympique l’horizon s’est dégagé comme par miracle. Au loin : les sommets des Alpes encotonnés. À proximité : les installations des Jeux de 1972.
Et un premier sentiment : celui d’une perte. De repères et de mémoire. Tout semblait à sa place et en même temps détaché des contingences, démodé, décoloré. Orphelin du Bayern de Munich, installé une dizaine de kilomètres plus au Nord depuis 2005, le stade principal a perdu sa pelouse et son utilité. Le vélodrome a disparu. Quelques attractions – un aquarium, une patinoire – s’évertuent de donner le change.
Les couleurs pastel sont toujours là, en demi-teinte, entamées par la lumière et les intempéries. On aurait gommé le souvenir des Jeux que l’on ne s’y serait pas pris autrement. Quelques images vidéo tournent en boucle dans un container aménagé à la diable et une quinzaine de panneaux résume les événements de la quinzaine au sommet de la tribune Ouest. De l’ “ Attentat ” – en allemand dans le texte – il est question ici et là, mais comme un passage obligé, un rappel contraint.
Munich est prospère, volontiers festive, mais elle s’accommode mal de ressasser ses plus mauvais souvenirs. Il a fallu pas moins de soixante-dix ans pour que soit inauguré, à deux pas de la célèbre Pinacothèque, un Centre de Documentation du National Socialisme dont personne n’ignore pourtant qu’il est né dans cette ville.
Au troisième étage de ce bâtiment d’un blanc immaculé, deux photographies situées à bonne distance l’une de l’autre se répondent comme un écho. La première évoque l’ancien aéroport où a été érigé le site olympique et où ont été accueillis Édouard Daladier et Neville Chamberlain en septembre 1938. La seconde renvoie à la prise d’otages perpétrée en ces mêmes lieux en septembre 1972. Un terrain de prédilection donc en matière de marché de dupe et de silence coupable.
Le rapprochement est facile, mais il est aussi inévitable. Steven Spielberg l’a évoqué à sa façon lorsqu’il s’est lancé dans la réalisation de son propre Munich. Si son propos était de rapporter en priorité l’opération du Mossad chargée – œil pour œil, dent pour dent – de venger les treize cibles israéliennes de 1972, les notions de faute et de dissimulation n’étaient pas absentes de ses motivations.
Témoin cette nouvelle déclaration concédée au magazine Time le 12 décembre 2005 : “ J’avais vingt-six ans au moment des Jeux. Cet événement ne m’intéressait pas au premier degré, mais le drame m’a beaucoup choqué et, plus encore, le fait que jamais par la suite ni l’Allemagne ni le Comité Olympique n’ont vraiment reconnu leur faute ni exprimé leur pardon. ”
En me dirigeant vers le village olympique, je repensais à cette réflexion. Je me remémorais aussi l’échange que j’avais eu fin janvier avec Jean Mattern auteur, un an plus tôt, de Septembre un beau roman lui encore hanté par les événements. Mattern me faisait remarquer qu’âgé de neuf ans en 1972, habitant en RFA à ce moment-là, il avait d’abord été bouleversé par les larmes de son père devant le poste de télévision acheté pour l’occasion.
Il me confirmait aussi lui qui fréquente régulièrement le pays l’embarras – pour ne pas parler de gêne – que l’Allemagne entretient toujours avec ce crime dont elle n’a, à proprement parlé, toujours pas fait le deuil.
Pour rallier la Connollystrasse, il faut franchir le Hans-Braun-Brücke qui enjambe le Georg Brauchle Ring. À gauche, le terrain d’entraînement où je pratiquais, jadis, la pêche aux autographes. À droite, les dix-neuf immeubles de vingt et un étages, les cinquante et un immeubles de trois ou quatre étages, les cinq cent maisonnettes et autres bungalows, alors, réservés aux athlètes et entraîneurs.
L’ensemble est aujourd’hui désuet, mais pas sans charme. Des balcons dégringolent des cascades de plantes et dans les ruelles s’échappent quelques coureurs à pied. Tout semble anodin sauf deux monuments qui forcément commandent un retour en arrière.
Il faut les chercher, les deviner. Le premier, juste à l’extrémité du pont, est ésotérique. Soit une longue poutrelle de pierre marquée de caractères hébreux alignés de part et d’autre du nom de Anton Fliegerbauer lui-même inscrit en caractères romains. Une plaque au sol signale opportunément que sont consignés là les noms des onze victimes israéliennes accompagnées par celui du policier allemand victime collatérale de la fusillade nocturne de Furstelfelbrück.
Le second témoignage est installé devant le numéro 31 proprement dit. Lui encore récapitule les noms des victimes, cette fois selon les deux alphabets et sans le nom du policier allemand. Pour émouvant qu’ils soient ni l’un ni l’autre de ces témoignages ne sont à l’instigation de l’État allemand ou du pouvoir olympique. Ils existent, mais ne s’imposent pas.
À dire vrai, le petit immeuble jadis ensanglanté a triste mine. Son entretien laisse à désirer et ses occupants se limitent à quelques étudiants locataires d’une incongrue “ Gästehaus ” [chambre d’hôtes] si on en croit la petite pancarte placée sur la porte d’entrée. À l’arrière, on distingue un carré d’herbes folles et la baie vitrée qui a permis à Tuvia Sokolovski d’échapper au pire.
Oui, vraiment au pire. Deux semaines plus tôt, un ami m’avait transmis un autre article de presse extrait du New York Times cette fois et consacré, lui aussi, à la prise d’otages.
Sam Bordendec y révélait une incurie supplémentaire de l’administration policière : un nouveau dossier mis au jour par Ankie Spitzer et Ilana Romano, deux veuves particulièrement actives dans la traque de la vérité à propos du 5 septembre ! Leur découverte ? Le dossier d’autopsie (enfin exhaustif) de Yossef Romero.
Et une photo ignoble prouvant que le lutteur courageux fut non seulement blessé à mort, abandonné sur le sol au milieu de ses camarades, mais, qui plus est, émasculé sous leurs yeux ! Une cruauté cachée qui, à l’évidence, fait voler en éclat la thèse d’une prise d’otages pacifique perpétrée dans le seul but de faire libérer deux cent trente-quatre Palestiniens maintenus en détention en Israël.
Depuis quarante ans, Jérusalem réclame au CIO un tant soit peu d’attention, une parole, un geste, une minute de silence. Que Brundage, Killanin, Samaranch, Rogge, les présidents successifs de l’institution olympique, ont tour à tour négligé. En 2012 encore, à la veille des jeux de Londres, une pétition a circulé, elle réunissait 100 000 signatures, dont celle du Président Obama. Mais ne fut pas poursuivi d’effet pour autant.
Dernier élu en date, Thomas Bach est à son tour placé devant ses responsabilités. Allemand, champion olympique de fleuret, contemporain des victimes, familier de Andrei Spitzer en particulier, son amnésie éventuelle sera, à coup sûr, encore plus difficile à admettre.
Reportage publié dans « Desports », en mai 2016.
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