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Johnny et Luther, chefs de guerre

publié le 21/11/2006 | par Jean-Paul Mari

La légende de Johnny et Luther Htoo, jumeaux karens aujourd’hui âgés de 12 ans, est née dans la jungle de la frontière birmane. En 1997, les 5 000 hommes de la rébellion karen sont en déroute, bombardés, démoralisés, battus par l’armée de Rangoon. Dans un camp de réfugiés thaïlandais, Johnny, gamin de 9 ans à peine, entend une voix : « Repentez-vous ! » Le peuple karen s’adonne au blasphème, à la boisson, au vol et à la fornication : il expie ses péchés. Le Dieu des baptistes a parlé. Les vieux combattants, nés et élevés dans la foi, écoutent, les yeux écarquillés, le message divin. Johnny a une deuxième vision : il se dresse avec son frère, mobilise cinq hommes et de vieux fusils, attaque avec eux un poste de l’armée birmane et revient chargé de quelques M-16. Quelques mois plus tard, ils sont 200 combattants à Kamaplaw, au coeur de la forêt birmane. L’Armée de Dieu est née. Et elle est dirigée par deux demi-dieux hauts comme trois pommes.

Je hais les Birmans, ils détruisent nos villages », a dit Johnny, qui affirme n’avoir jamais pleuré : « Pourquoi un homme pleurerait-il ? » Avant de partir au combat, on s’éloigne des femmes, on dit une messe, on prie beaucoup. « Johnny et Luther ont des pouvoirs extraordinaires. Ils peuvent convoquer 5 000 esprits guerriers, sentir l’odeur de l’ennemi à des kilomètres et rendre leurs hommes invulnérables, dit un jeune vétéran, les yeux brillants, en posant sa canne d’invalide de guerre dans un bar de Mae Sot. J’ai vu des combattants frappés d’une balle tomber, et se relever avec une petite brûlure à l’endroit de l’impact ! »

La base rebelle de Kamaplaw aurait pu rester un sanctuaire mythique si elle n’était à portée de tir d’une réserve de bois précieux et du passage du gazoduc de Total. Sur la frontière, fermée pour cause de combats, Mae Sot, ville bazar, n’est qu’un alignement de boutiques où l’on examine à la loupe les pierres précieuses de contrebande. Colliers en or, bois, électroménager…

L’Armée de Dieu exaspère Rangoon, qui fait donner son artillerie. Et elle gêne Bangkok, quand en octobre 1999 les Karens, alliés au mouvement armé des étudiants birmans, prennent en otage le personnel de l’ambassade de Birmanie. Le 31 novembre, un commando de dix hommes masqués s’empare d’un bus sur la frontière, erre des heures et finit par investir l’hôpital de Ratchaburi. Leurs revendications ? L’ouverture de la frontière aux Karens qui fuient le déluge d’obus, et une assistante médicale aux blessés. « Ils étaient très polis », dit l’un des patients de l’hôpital. Mais les militaires thaïlandais ont décidé de ne plus négocier.

Déguisés en infirmiers, les soldats d’un corps d’élite s’infiltrent dans tout l’hôpital. Les guérilleros sont cernés, ils déposent leurs M-16, lèvent les bras et se rendent. De l’extérieur, on entend dix coups de feu, bien distincts. A l’intérieur, pas de traces de combats. Seulement dix corps allongés, enroulés dans des draps blancs, tous tachés de sang à hauteur de la tête. Exécutés. Parmi eux, quelques gamins. Mais pas de trace des jumeaux.

C’est la fin de l’Armée de Dieu. La base de Kamaplaw, soumise à un tir croisé d’artillerie, brûle. Johnny et Luther s’enfuient dans la forêt. On les dit vivants. Forcément vivants. Mais ils ne sont plus invulnérables. Les jumeaux envoyés par Dieu sont redevenus des enfants-soldats du désespoir pour une guerre sans espoir. Mary On, femme, vétéran de guerre et général, qui se bat depuis un demi-siècle, annonce : « Bientôt, pour voir des Karens… il vous faudra aller au musée. »

JEAN-PAUL MARI

Lire l’autre partie du dossier- Sierra Leone – sur les enfants-soldats


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