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« Journal de guerre ».

publié le 19/04/2007 | par Jean-Paul Mari

Ce n’est pas un « Journal de guerre », c’est le journal d’un fou, ou plutôt le journal d’un homme normal dans un monde qui est devenu fou. Ce qui, finalement, revient au même.


Autour de lui, tout change. La ville n’est plus une ville, mais une île perdue, entourée par les vagues ennemies, un morceau de terre flottant sur une mer de haine, une capitale qui dérive depuis…Depuis quand? C’était il y a longtemps. Quand le pays s’appelait Yougoslavie, que la Bosnie existait encore, avec une capitale, Sarajevo, avec des humains qui traversaient les avenues, droits et sans courir, une rivière qui avait la couleur de l’eau, un centre ville qui vous contait l’Histoire et des routes qui menaient quelque part. Aujourd’hui, c’est une prison, une prison sur une île, bourrée de condamnés à mort. Hors les murs, l’ennemi fait le siège, comme au moyen-age. Avant, on mourait de faim, de froid, fauché par un boulet de canon ou un coup d’arquebuse; aujourd’hui, on meurt de faim, de froid, tué par un obus ou la balle d’un sniper. Rien n’a vraiment changé. Si, une chose. Désormais, le cercle est rompu par une armée étrangère de soldats aux casques bleus, assez puissante pour faire parvenir un peu de nourriture aux habitants, mais pas assez pour briser le siège qui les tue. De quoi rendre fou n’importe quel homme. Sauf Zlatko Dizdarevic, le chroniqueur de la cité, rédacteur en chef à « Oslobodenje », le plus grand journal de Sarajevo. L’immeuble de presse n’est plus qu’un tas de cendres mais le quotidien parait tous les jours. Normal ici. Le matin, au réveil, on écoute « la météo » de Sarajevo: quelques rafales sèches dans les collines, quelques explosions, une seule voiture qui passe en faisant crisser ses pneus sur l’avenue, une femme qui court pour chercher un bout de pain…Normal. La journée pourrait-être agréable, voire exceptionelle: »Il est quatorze heures, et personne n’a encore été tué », note Zlatko, stupéfait, « une journée étrange, torride, du mois de juillet. » On profite du calme pour enterrer ceux qui sont morts la veille. Zlatko observe le cours des saisons: » Un obus par ci, une balle par là, un sniper le matin, un tank le soir. Les vies s’éteignent une à une, jour après jour. l’hiver sera long et froid. » Il fait ce qu’il ne faut pas faire à Sarajevo; il sort et marche dans sa ville qu’il ne reconnait plus:  » Il m’a fallu toute une matinée pour comprendre pourquoi, subitement, je pouvais voir de ma fenètre certaines parties de la ville que je n’avais jamais vues auparavant. La réponse est simple et saisissante: il n’y a plus les maisons, les murs, les branches qui ont toujours fait partie du paysage.. » Il marche vers le centre ville détruit, qui a perdu ses repéres, ses formes, sans gare, sans grand hôtel, sans l’ancienne poste. A l’hôpital, il trouve le service d’orthopédie éclaté par un obus et les béquilles dispersées sur le sol. Au cimetière, les vivants scient les arbres des morts pour se chauffer. On enterre désormais sur un terrain de football. Où est Sarajevo?  » Les portes cochères ne grincent plus, les oiseaux ne se posent plus sur nos balcons, nos proches ne sont plus inhumés dans les mêmes cimetières, nous n’allumons plus la lumière, nous avons oublié ce que c’est d’être agacé par un spot ennuyeux à la télévision, le facteur n’arrive plus en retard. Et puis, nous ne sommes plus les mêmes. le rire et les larmes viennent facilement, parfois sans retenue; comme des femmes, on ne se contrôle plus. parfois, on serre les dents et les larmes coulent quand même. Personne n’y voit de mal.  » Et surtout: » le pire est que nous avons appris à haïr. » Il marche depuis des siècles, debout et les yeux grand ouverts, là où les autres se recroquevillent, il voit l’artilleur abattre un immeuble de dix huit étages, en tirant un obus dans chaque pièce habitée, de haut en bas, méthodique comme un technicien qualifié en démolition; il sait que le sniper serbe, le tireur-embusqué, s’asseoit chaque matin sur son fauteuil, pose sa bouteille d’alcool de prune et sa boites de cartouches explosives, attend de voir passer quelqu’un, un homme, une femme, un vieillard ou ce gosse de trois ans par exemple, qui court après son ballon, pour lui mettre une balle dans la tête. Banal, ici. Normal. Et Zlatko, le fou, enrage: »comment pardonner aux bêtes fauves d’être des bêtes fauves? » Il a commencé par s’indigner de l’horreur, par raisonner, comme un journaliste politique; il s’est révolté contre les extrémistes serbes, leurs « leaders psychopathes », les casques bleus immobiles et mêmes les bosniaques, ses frêres; il est passé par l’ironie, le cynisme, le désespoir. Mais il est vivant et ne se résout pas à la contemplation noire du naufrage de l’intelligence. Il faut l’avoir vu, le matin, homme apparement de marbre devant le corps d’un ami fauché par une balle et, l’après-midi, les larmes aux yeux, raconter le départ du dernier avion de Sarajevo, la foule qui se bat pour un billet, le chaos, l’indignité. Zlatko Dizdarevic n’écrit pas, il ne joue pas avec les mots, il se livre simplement, avec pudeur. A petits pas, il nous fait pénetrer dans l’intimité de la guerre pour nous dire que c’est une chose veule et puante qui avilit l’humain. Qu’il ne l’accepte pas. Et qu’il reste à Sarajevo pour le marteler: » Notre place est ici. Il fallait que je le dise une dernière fois. »

Jean-Paul Mari.[

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