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Karachi : voyage dans la cité infernale

publié le 29/10/2006 | par Olivier Weber

400 000 habitants en 1947. 14 millions aujourd’hui. Karachi sera l’une des quatre villes les plus gigantesques du monde en 2020. Dévoyée, corrompue, prostituée, droguée, dangereuse et aussi fascinante. Ici tout s’achète : l’amour, l’impunité, le mensonge… Reportage.


D’est un jour ordinaire dans la grande ville de Karachi, où les voyageurs ne s’arrêtent guère. Un vent frais surgi de la mer d’Oman balaie les nuages au-dessus des anciens marais, une kyrielle de cargos aux flancs sombres patiente au large de l’immense port et dans les rues de la mégalopole aux senteurs fortes les bandes rivales s’étripent. En ce jour d’hiver, on compte trois meurtres, un suicide suspect par pendaison, dix vols de véhicules 4 X 4 et une bataille rangée entre la police et les miliciens du mouvement MQM Haqiqi.
Ces derniers, des mohajirs, émigrés musulmans en provenance de l’Inde, n’avaient pas considéré d’un bon oeil l’intrusion de la maréchaussée dans leur fief, le quartier de Landhi, afin de fouiller la demeure du vénéré chef, Afaq Ahmed, lequel s’empressa de prendre la poudre d’escampette. Alors, quelques sbires se sont hissés sur les toits adjacents et ont déclenché un tir nourri. Les « rangers » ont dû battre en retraite avant l’envoi de renforts. C’est un jour ordinaire dans la grande ville de Karachi et le nouveau chef de la police, Aftab Nabi, un petit homme fébrile aux grosses lunettes nommé un mois plus tôt à la tête d’une escouade de 30 000 agents pour une ville de 14 millions d’âmes, avoue que tout cela, les vols, la prostitution, la drogue, la guerre des clans, lui cause bien du tracas.
Chaque jour, Karachi, qui sera l’une des quatre plus grandes villes du monde en l’an 2020, accueille goulûment son nouveau lot d’émigrants – des milliers qui se regroupent dans les katchi abadi, les bidonvilles où survivent 45 % de la population. Chaque jour, entre rivage et porte du désert, là où Lawrence d’Arabie devenu estafette au cantonnement de Drigh Road vit des « analogies obsédantes (ânes de bât, couleur et coupe des vêtements d’hommes, un buisson de lauriers-roses dans la vallée, des selles à chameaux, des tamaris) » avec l’immensité aride des Séoud, la mégalopole s’ouvre un peu plus aux crimes et délits.
Cette ville, classée parmi les plus dangereuses au monde et où, de l’aveu même du maire, 90 % des dons de sang ne sont pas vérifiés, est ainsi : un mélange de périls et de merveilles.
Des beaux quartiers de Clifton et de ses longues plages jusqu’aux taudis, ses résidants vous assurent qu’il s’agit de la plus folle des cités, mais que pour rien au monde ils ne la quitteraient. La criminalité, certes, s’y affiche en baisse. D’abord avec la Governor’s rule, sorte de loi martiale imposée par l’ancien Premier ministre Nawaz Sharif en octobre 1998. Puis avec le coup d’Etat du 12 octobre dernier, fomenté par le général Pervez Moucharraf. Les crimes terroristes ? On en comptait officiellement 667 l’an dernier contre 1 742 en 1995, au plus fort des combats communautaires entre, d’une part, les deux mouvements de mohajirs – le MQM (A) et le MQM Haqiqi (Véritable), créé par les services secrets – et, d’autre part, les violences religieuses opposant chiites et sunnites.
Il n’empêche ! Tous les ingrédients de la violence demeurent : mafias de la construction, police corrompue, trafic d’héroïne en provenance d’Afghanistan, négoce juteux des armes. Le MQM dispose encore d’une force de 20 000 hommes armés, prêts à en découdre. Des quartiers entiers vivent d’expédients où l’on égorge comme on respire (4 000 morts en deux ans). Aux marches de cet univers de violence, on retrouve parfois dans des sacs en plastique les restes d’une victime des gangs. « Karachi est assise sur des milliers de volcans, lance un homme d’affaires du textile, Nazim Haji, qui sirote son thé vert dans un jardin du centre-ville baigné par la fraîcheur de la nuit tombante. Le seul ennui, c’est que les Karachiotes semblent aimer ça… »
Le nabab égrène impavide les maux de son quartier résidentiel : l’eau coupée quasiment chaque jour par des fonctionnaires véreux ; les transports publics en faillite depuis belle lurette ; l’insécurité, que l’on combat en recrutant à prix d’or des gardes privés, souvent liés à la mafia… Avant d’avouer que lui-même ne paie pas d’impôts, comme 99 % des contribuables potentiels au Pakistan, « pays des Purs », devenu le royaume de la gabegie et de la corruption.
A quelques jets de pierre, un journaliste s’indigne. Editorialiste au Star, gazette populaire qui ne ménage pas les puissants, Kamal Majeedullah, boule de nerf aux cheveux drus, pointe du doigt ceux qu’il appelle les féodaux : policiers, administrateurs et juges, tous coupables d’avoir plongé la cité dans la barbarie et semé une « mentalité urbaine moyenâgeuse ». « Le crime est malheureusement devenu une composante de notre culture dans les villes », lance-t-il, alors qu’un journaliste lui apporte la liste de cent mauvais payeurs, industriels, propriétaires fonciers, héritiers des grandes familles qui ont emprunté aux banques en omettant de les rembourser (les prêts douteux sont évalués à 4 milliards de dollars par le nouveau régime, à 7 milliards par les banques).
Puis l’éditorialiste, qui ne tient pas en place, tend le bras et vous montre un terrain vague qui jouxte l’immeuble de presse comme un singulier cimetière : une centaine de transformateurs électriques déglingués, victimes des gangs et des mafieux qui agissent la nuit. « Voilà ce que nos politiciens ont réussi à faire… »
« Au Pakistan, tout s’achète, même les portes de la prison », écrit Salman Rushdie dans « La honte ». A Karachi, cadre de son roman, le constat est pire. Les fusils d’assaut kalachnikov, en provenance d’Afghanistan, se négocient à 15 000 roupies, soit 1 800 francs, et la balle à 20 centimes. Les moins nantis ne sont pas oubliés dans la grande foire de la mort : les petits caïds qui hantent les bas quartiers leur louent des fusils à 60 francs la semaine. Quant aux Rastignac qui disposent de quelques relations – un fonctionnaire haut placé ou un homme politique -, ils peuvent bénéficier de la plus belle des rentes de situation : un poste de policier, charge que l’on achète 100 000 roupies minimum (12 000 francs) et qui en rapporte des millions.
Les juges, avoue l’un d’eux à la réputation d’homme intègre, demandent 12 000 francs aux familles pour innocenter les suspects, dans une ville où seuls 1 à 2 % des cas de meurtres sont résolus. Un grand baron de la drogue, spécialiste des enlèvements pour rançon, est-il arrêté par la police au terme d’une longue traque ? Dans les antichambres du tribunal, un homme de robe encaisse 1,8 million de roupies (215 000 francs) pour le blanchir de toute accusation. Repéré en septembre, le juge est à peine inquiété. « Si l’on commence à nettoyer dans les tribunaux, tout le reste suivra et Karachi renaîtra de ses cendres, dit un juge honoraire. L’ennui, c’est que même les responsables de la justice de la province avouent leur impuissance. Le système est complètement pourri. »
Pour mesurer les malédictions qui hantent Karachi, il suffit de visiter son « ventre », le port aux quais mal famés. Ici, les douaniers ferment les yeux sur les précieux chargements, au prix de quelques caisses de whisky et de substantiels bakchichs. « Un commerçant qui doit s’acquitter d’une taxe douanière de 100 000 roupies (12 000 francs) en donne la moitié aux fonctionnaires et voit sa cargaison libre de tout droit », assure l’ancien chef de la police de Karachi Muhammad Shoaib Suddle, docteur en droit formé en Grande-Bretagne, et dont le règne, en 1995-1996, se solda par une baisse drastique de la criminalité, avant qu’il soit évincé par un gouverneur jaloux de ses succès. Dans les bordels aux alentours du port, les filles vendent leurs charmes à partir de 500 roupies (60 francs) la nuit et jusqu’à 200 000 roupies pour les actrices de cinéma et les mannequins recrutés à Lahore par les mafias de la passe. Là encore, la police perçoit son écot.
Au royaume des gangs
Depuis son immense bureau qui domine la vieille ville, capharnaüm de rickshaws, de voitures et de charrettes poussées par des manoeuvres hauts comme trois pommes, le chef de la police, Aftab Nabi, veut remédier à tout cela. Son contrepoison ? « Restaurer la méritocratie », c’est-à-dire en finir avec les nominations de policiers et d’inspecteurs grâce aux relations. La tâche s’avère immense. Sur les 84 900 policiers de la province du Sind, la « vallée malheureuse » des voyageurs anciens et qui englobe Karachi, 52 000 l’ont été sur des bases politiques, avoue Aftab Nabi. Entouré de ses lieutenants, il reconnaît aussi que Karachi est une capitale du blanchiment de l’argent sale : un quart des bâtiments en construction seraient financés par cette manne, selon un ancien responsable de la lutte contre les stupéfiants. Mais, pour son ambitieuse mission, le nouveau patron de la police ne dispose que de moyens limités. Comme un signe funeste, son bureau brusquement plonge dans le noir, soumis aux coupures d’électricité.
Voici le royaume des gangs, au nord de Karachi. Dans certains quartiers, tel le bidonville d’Orangi, qui abrite 1,2 million de miséreux, les forces de l’ordre ne s’aventurent que lourdement armées. A ses portes, un terrain vague sur lequel trônent deux châteaux d’eau, que désigne à la sauvette le journaliste Mazahar Abbas. Des camions-citernes s’y ravitaillent… gardés par deux policiers. A 400 ou 500 roupies (50 à 60 francs) la citerne, chargée de ravitailler les quartiers rationnés par des fonctionnaires complices, l’affaire est lucrative. « Il y a 5 000 camions de la mafia à Karachi, et le trafic de l’eau, c’est la plus belle affaire de la ville », s’insurge le journaliste, qui demande au chauffeur de ne pas s’arrêter dans ce coupe-gorge. Les gangs sont reliés entre eux par téléphone portable. L’administration non seulement ferme les yeux, mais participe à la combine. Des gros bras à la mine patibulaire rôdent autour des camions, prêts à bondir sur les gêneurs ou les mafias concurrentes, tandis que les policiers veillent sur le juteux gisement.
La cité portuaire est-elle évoquée dans maintes chancelleries comme mauvais exemple des mégalopoles de demain ? Qu’importe ! lancent ceux qui encensent Karachi. « J’en conviens, c’est une ville un peu folle, dit le maire, Fahim Zaman Khan, nouvellement nommé, dont le bureau fut mitraillé par les sbires du MQM. 400 000 habitants en 1947, et trente fois plus deux générations plus tard. J’avoue que c’est difficilement gérable. De toute façon, on ne peut pas gérer Karachi, c’est Karachi qui gère son peuple ! » Chics ou maudits, ses quartiers sont truffés de bonnes volontés. Tel petit commerçant a décidé d’unir le voisinage pour pallier les transports défaillants et affréter de petites camionnettes. Tels pères de famille ont négocié avec les marchands de drogue pour préserver leur progéniture. Derrière les murs d’une somptueuse villa de Clifton, à une encablure de la mer d’Oman, une femme de 60 ans, Aazara Ahmed, regard assombri par une traînée de khôl, recueille orphelins et enfants abandonnés, dont Sabihia, 12 ans, battue par ses parents, vendue pour 12 000 francs, puis évadée dans la nuit.
Dans ses bureaux du centre-ville, ancienne villa coloniale du temps des Britanniques, Jameel Yusuf a, lui, lancé sa grande croisade. Bouter dehors les bandits et rendre sa splendeur à la capitale d’autrefois, alors si vertueuse. Ingénieur diplômé de l’Ecole polytechnique, ce barbu volubile de 53 ans au regard pétillant a bataillé pendant des années avec les autorités. Aujourd’hui, il dirige le CPLC (Comité de liaison citoyens-police), qui récolte les doléances des citadins. Le succès est patent. Lorsqu’un Karachiote est victime d’un racket ou d’un vol, il s’adresse au comité afin d’éviter les prébendes policières. Dans de petits locaux aux murs jaunes, 40 employés penchés sur leurs ordinateurs filtrent les plaintes, classent les dossiers, dressent des portraits-robots. Des cartes de Karachi apparaissent sur les écrans maillant tous les quartiers. Ils parviennent ainsi à repérer les truands et transmettent les données à des inspecteurs de police. En dix ans, nombre d’affaires criminelles ont été résolues. Sur les 230 enlèvements pour rançon qui leur ont été soumis, les enquêteurs sont parvenus à démanteler 73 gangs de kidnappeurs et à conduire en prison 300 malfrats, dont le terrible Rafi, alias Babli, gangster mégalomane de 28 ans qui avait enlevé une fillette et qui fut arrêté dans sa maison après avoir téléphoné un peu trop longtemps à la famille pour exiger la rançon. « Vous voyez qu’avec un peu de bonne volonté on y arrive ! » lance Jameel Yusuf en lissant sa barbe, l’oeil plus malicieux que jamais.
Avec l’habileté d’un fin stratège, le « docteur Justice » de Karachi envoie ses troupes sur tous les fronts de la criminalité. Dans les quartiers, depuis 1993, ces missionnaires de l’intégrité ont formé des cellules d’urgence – un chef, un adjoint, cinq membres, dont une femme. Ebahi, un haut fonctionnaire britannique a tiré son chapeau. Mais le « docteur Justice » va plus loin encore. Avec l’aide d’un programme des Nations unies et une équipe d’experts colombiens, Jameel Yusuf a créé un système d’imagerie par satellite de Karachi d’une grande précision. Grâce aux indicateurs et aux réseaux du Comité, plusieurs caïds de quartiers ont été mis sous les verrous.
Rien n’effraie Jameel Yusuf. Pas même les vieilles traditions de la police, dont certains chefs s’accaparaient les véhicules volés. Désormais, les voitures sont remises en mains propres aux propriétaires. Le « docteur Justice » se moque aussi des puissants. En témoigne cette anecdote, évoquée par un journaliste du groupe Dawn. Lorsqu’il reçoit en grande pompe Nawaz Sharif, alors premier ministre, Jameel Yusuf se fend d’une révélation : « Je peux vous dire l’endroit où sont cachées 15 voitures volées. » En mal de popularité, Nawaz Sharif s’empresse de connaître la réponse. « Chez le gendre du président de la République… », répond Yusuf, devant un chef de gouvernement qui en reste bouchée bée et choisit de visiter d’autres lieux moins embarrassants.
Brûlée pour une dot trop mince
Voilà de quoi inquiéter les truands ! Voilà, également, de quoi espérer, vous lance-t-on dans les masures de Karachi. La croisade du « docteur Justice » est aussi un barrage contre la lente dérive du Pakistan vers l’Etat de non-droit, le glissement progressif vers l’anarchie. Le prochain combat de Jameel Yusuf ? Le fondamentalisme, le pouvoir grandissant des taliban pakistanais, ces moines-soldats qui s’inspirent de leurs frères d’Afghanistan, et le non-paiement des impôts. Assurément, « docteur Justice » a beaucoup d’ennemis, et pas seulement des truands. Mais il se moque des menaces qui planent au-dessus de sa tête et brandit l’arme ultime, le réveil de la société civile.
Dans cette ville tentaculaire qui produit le pire, d’autres citoyens veulent ressusciter le meilleur. Par amour pour Karachi, une femme en sari rouge a choisi un combat solitaire : aider les autres femmes. Depuis un an, Ludna Tiwana est commissaire, chargée de la station de police pour femmes, en plein coeur de la ville. Son prédécesseur a été assassiné en 1997. Fille d’un ouvrier sur machines-outils, diplômée du Collège de droit, cette célibataire de 33 ans au regard doux qui a tout sacrifié pour son ascension dans la police, même ses amis, avoue-t-elle, a plaidé la cause des femmes jusqu’au sommet de son institution. Elle ignore le péril de sa charge et mène d’une main de fer, à la tête de 7 officiers (femmes) et 45 agents, son commissariat, refuge des femmes maltraitées.
Dans les couloirs crasseux aux murs abîmés que traversent les vents du désert, on croise des femmes battues qui n’osent se plaindre dans les autres commissariats, des victimes de viols, des âmes en peine qui viennent après une tempête conjugale trouver un havre et une parole amie. Une femme a été brûlée au kérosène par sa belle-famille pour une dot trop peu conséquente. Une fillette de 14 ans a été violée à maintes reprises avec l’assentiment de la mère, qui empochait de beaux émoluments. La femme flic n’a pas froid aux yeux et tance même ses collègues mâles. « Les policiers ferment les yeux sur tous les trafics, du moment qu’ils se remplissent les poches. » La violence s’insinue partout, même dans le commissariat : la femme flic a interdit à ses subordonnées de porter une arme dans l’enceinte du commissariat. « Sinon, vous comprenez, certains n’hésiteraient pas à en flinguer d’autres. C’est ça aussi, notre culture de la violence. »
Selon Ludna Tiwana, 80 % des viols au Pakistan ne sont pas déclarés et 40 à 50 % des femmes subissent la violence domestique. La commissaire court les rues au pas de charge, sourit devant une fillette recueillie, lance des ordres à son personnel – « amenez-moi les deux putes qu’on vient de coffrer ! » – puis s’abandonne à une légère mélancolie, après deux heures de discussion et une demi-douzaine de thés. « J’ai vu tant de misère humaine en un an que cela me fiche souvent le cafard », dit-elle dans un souffle. Femme de tempérament, elle avoue parfois son impuissance dans cet obscur combat. Un jour, une femme des bas-fonds de Malir, battue jusqu’au sang par un mari coléreux, est venue la voir. On convoque l’époux, qui se confond en excuses. Apeurée, sans aucune ressource, la femme se rétracte et refuse de porter plainte. La commissaire est contrainte de la laisser partir, malgré son regard anxieux. Le lendemain, la jeune femme est retrouvée sans vie, au bout d’une corde. La famille a plaidé le suicide.
« Un crime, évidemment, tempête Ludna Tiwana. Mais la justice traîne les pieds… » Lectrice de poésie et amateur de vieux films, elle estime comme l’écrivain britannique V. S. Naipaul que Karachi « vaut mieux que ça ». Puis elle rit de ses ennemis. Le pire, dit-elle, c’est que la cause des femmes n’existe pas dans ce pays. Deux mères maquerelles l’ont menacée de mort.
Quand on sort de son commissariat aux murs lépreux, on ne peut s’empêcher d’espérer et de désespérer pour Karachi, plongée dans la nuit et les combines des malfrats, ville démesurée en proie à une vieille manie, l’attrait de la cruauté et de la violence. A quelques rues de là, des gamins se piquent les veines à l’héroïne. Dans ces avenues et venelles d’Orient errent 1 200 000 drogués « durs », près de 10 % de la population, qui se nourrissent de la poudre blanche en provenance d’Afghanistan.
80 000 enfants drogués
Un inspecteur antistupéfiants soucieux de conserver son anonymat avoue son impuissance. « Quand les agents anti-drogue croisent un convoi de trafiquants, tous armés jusqu’aux dents, ils ne font plus de sommation, ils tirent dans le tas. C’est une vraie guerre, qui commence à la frontière et finit ici, en plein coeur de Karachi. » Les caïds de la ville ? « Oh ! nous avons bien quelques noms, mais on évite de remonter trop haut. Dans ce pays, vous savez, il y a beaucoup, beaucoup de monde impliqué, et à tous les niveaux… »
Dans le bazar de Sardar, haut lieu du commerce et de la déchéance où les enfants depuis belle lurette ne sont plus des petits princes, le jeune Rachid, 14 ans, les yeux cernés comme s’il en avait trop vu, fume une dernière fois son brown sugar à 100 roupies (12 francs) avant de subir la dure loi des portefaix en culottes courtes. A l’instar de Rachid, ils sont 80 000 enfants à connaître le délire narcotique. Au loin brillent les feux du port, coupe-gorge à cette heure tardive, dans une brume humide qui pourrait être la fumée du cauchemar. Une atmosphère étrange baigne les quartiers chauds ou chics de cette ville ingrate et généreuse, qui symbolise aussi toute la fragilité du pays des Purs. Comme si cette cité aux mille périls qui semble ignorer le sommeil avait péché pour s’être endormie, jadis, sur trop de lauriers.

Olivier Weber

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