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Kos, l’escale maudite des Syriens en exil

publié le 19/12/2015 | par Maria Malagardis

L’île grecque prisée des touristes, proche de Bodrum, en Turquie, est le point d’entrée de milliers de migrants dans l’Union européenne. Un transit payé au prix fort.


Les yeux rivés sur l’immensité du ciel bleu azur, Feras (1) exulte. «Je suis un homme en train de renaître ! Un oiseau libéré de la cage de la peur !» clame ce jeune trentenaire, qui ressemble vaguement à Johnny Depp. Le voilà qui écarte soudain les bras, embrassant la jetée au bout du port, là où se dresse la silhouette massive du Blue Star, le bateau qui assure chaque nuit les douze heures de liaison entre l’île grecque de Kos et Athènes.

Dans quelques minutes, lui aussi va embarquer, rejoignant ainsi la file des touristes qui achèvent leur séjour sur l’île natale d’Hippocrate, père de la médecine dans l’Antiquité. Juste à côté du Blue Star, un autre bateau est à quai : un splendide navire pour croisière de luxe baptisé Agean Odyssee. Comme un clin d’œil involontaire aux Ulysse modernes, engagés dans un périple incertain et semé d’embûches, qui risquent leur vie en traversant la mer Egée.

A l’extrême pointe orientale de la Grèce, l’île de Kos se situe aux confins de l’Europe, juste en face des côtes turques. Du port, on distingue d’ailleurs bien l’autre rive et Bodrum, «le Saint-Tropez turc», d’où Feras est parti un soir pour gagner clandestinement la Grèce. Sans se retourner. Avec une certaine fébrilité, il griffonne un nom sur un bout de papier : Karpat Ghazal.
Un village en Syrie.

«Ce lieu n’existe plus, il a été rayé de la carte du monde. Treize membres de ma famille proche y ont péri le même jour, lorsqu’une bombe est tombée sur notre maison. Pourquoi veux-tu que je reste en Syrie ? Je n’y ai plus personne. Tout le pays n’est plus qu’une rivière de sang et de ruines», lâche dans un souffle ce jeune consultant en marketing, qui a étudié sept ans en Australie.

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Depuis deux mois, des centaines de migrants clandestins débarquent chaque jour sur les plages de Kos, tous venus de Bodrum à bord d’embarcations de fortune. Des Afghans, Irakiens, Somaliens, Congolais, mais surtout des Syriens, qui constituent 80% des naufragés. Sur l’île, le spectacle fait désormais partie du quotidien. Chaque matin ou presque, on assiste à l’apparition de nouveaux migrants. Il suffit d’attendre l’aube sur le port ou de se rendre directement à l’hôtel Capitan Ilias, à la périphérie de la ville.

Autrefois, ce devait être un établissement agréable, avec ses murs en crépi blanc et ses rangées de palmiers sur la pelouse. Le propriétaire, surendetté, a dû le céder à une banque locale. Mais depuis peu, il a été réquisitionné par la mairie pour loger les nouveaux naufragés. Dans un cadre qui n’a plus rien d’idyllique : les palmiers sont rabougris et la pelouse cramée, jonchée de détritus.

Sésame. A l’intérieur, c’est la cour des miracles : un océan de matelas encombre le sol de l’ancienne salle à manger. On y dort, on y mange, dans un désordre indescriptible où dominent les pleurs des bébés. A l’étage, les chambres sont tout aussi encombrées, sans toilettes ni électricité. «C’est quoi cet endroit ? On se croirait dans le tiers-monde», s’exclame Ali, qui vient tout juste d’arriver à Kos dans une barque surchargée, dont le moteur déficient a donné des sueurs froides aux passagers.

Il y a encore un mois, Ali était barbier à Homs. Le récit de son parcours est confus, mais il montre des cicatrices sur le bras en répétant «Daech, Daech»,pour désigner son agresseur : l’État islamique. «En Syrie, tout le monde tue tout le monde», finit-il par articuler dans un anglais laborieux.

Malek était sur le même bateau. Ce jeune étudiant a quitté la Syrie il y a quelques jours. Encore hébété à l’idée de se trouver en Grèce, il montre ses ongles noircis. «J’ai été emprisonné par Assad [le président syrien, ndlr], ils m’ont cassé les ongles, les côtes. Je ne voulais pas rejoindre l’armée», raconte-t-il, choqué que la police grecque lui ait confisqué son portable.

Evidemment : pas question qu’il annonce «de l’autre côté», à Bodrum, qu’il a réussi sa traversée. «Nous ne sommes ni des voleurs ni des criminels. Tout ce que nous voulons, c’est une vie normale, une vie dans un monde en paix», complète son ami Mohamed, encore marqué par le souvenir de la roquette qui a explosé devant lui à Alep.

Chacun a son histoire, tous partagent désormais le même destin. Mais quel que soit leur passé, aucun d’eux ne veut rester à Kos, ni même en Grèce. L’idée, c’est de rallier Athènes et, de là, partir plus au nord : vers l’Allemagne, les pays scandinaves, ailleurs encore. Certains ont une idée très précise de leur trajet. Comme Hassan, qui sait exactement à quel endroit il va marcher puis prendre un taxi, changer de vêtements pour passer inaperçu, avant de reprendre un bus, un train ou un nouveau taxi et enfin atteindre cette petite ville d’Allemagne où l’attend son frère.

Les autres se contentent de répéter maladroitement, comme une litanie :«Thessalonique [la grande ville du nord de la Grèce], Makedonia, Serbia, Hongria, Austria.» Autant d’étapes encore improbables et tributaires des faux papiers et des vrais passeurs qu’ils croiseront sur leur route. «La Grèce n’a rien à nous offrir. Ici c’est la crise, pas de jobs et pas de moyens de rester», constate Wallid, un ingénieur d’Alep, dont la femme est morte dans un bombardement.

A l’hôtel Capitan Ilias, les Syriens sont les plus prolixes. Les Africains les plus mutiques : eux fuient les questions, savent déjà que leur destin est encore plus aléatoire. Même chez les damnés de la terre, il y a une hiérarchie du malheur. Car les Syriens, et eux seuls, peuvent obtenir en Grèce un papier d’autorisation de présence sur le territoire pour six mois. Sans permis de travail ni aide.

Mais pour tous les autres, le délai est encore plus réduit : trente jours. Chaque après-midi, pourtant, une foule compacte se masse au port, devant le principal poste de police de Kos, l’ancien «palazzo del gouverno» construit sous l’occupation italienne de l’île. Ils veulent tous le fragile sésame d’un papier officiel.

L’absurdité bureaucratique veut qu’il faut avoir été officiellement arrêté et avoir passé une nuit au poste pour obtenir le fameux document. Rarement autant de gens auront été pressés de se voir arrêtés par la police. Le dialogue entre policiers grecs et migrants, agglutinés contre les grilles, rappelle les films de Tarzan : «Toi avoir nom sur liste ?» aboie le policier grec face à un migrant insistant. «Non ? Alors out !» lâche le fonctionnaire un peu nerveux.

Ruines. «Chaque jour, c’est le même cirque», soupire Abu Hussam, qui a hâte d’en finir avec ce rite de passage de l’arrestation, tout en le redoutant.«Une fois officiellement arrêtés, nous sommes entassés pour une nuit dans une cour insalubre en plein air, sans assez de matelas pour tout le monde ni toilettes», souligne-t-il, avant de fuir ce jour-là, de guerre lasse, vers la promenade qui longe la mer.

Assis sur un banc, son regard glisse à peine sur un groupe de touristes britanniques qui déambule joyeusement entre la visite du château fort et celle des ruines du temple d’Esculape. «J’avais une grande maison, une vie confortable à Damas. Jamais je n’aurais imaginé quitter mon pays. Mais ma maison a été détruite, la guerre dure depuis trop longtemps, tant de souffrances…»soupire-t-il.

Trois fois, il a tenté la traversée depuis Bodrum. La première fut la plus tragique. Il était avec deux vieux amis, ils avaient quitté ensemble la Syrie. «Le bateau était surchargé, il y avait des vagues impressionnantes. Les femmes criaient, tout en tentant de rassurer les enfants. Puis une vague nous a soudain renversés au large, dans l’obscurité», raconte-t-il. Abu Hussam fait partie des privilégiés qui avaient pu se payer un gilet de sauvetage.

Autour de lui, il voit vite les autres disparaître, avalés un à un par une mer glaciale. Puis ce sont ses deux amis, malgré leurs gilets, qui lâchent prise à leur tour. «Je suis resté six heures dans cette eau gelée. J’ai vu le soleil apparaître puis se fixer au milieu du ciel. Pendant tout ce temps, je hurlais le nom de mes enfants pour me donner du courage, ne pas cesser de bouger», martèle-t-il. Finalement, c’est un bateau turc qui le repêche, transi de froid.

Sur les 21 passagers, neuf seulement vont survivre. On les ramène à Bodrum.«J’étais anéanti, mais décidé à retenter l’aventure. Et la troisième fois fut la bonne, même si nous avons eu encore de grosses frayeurs», raconte cet ingénieur de 52 ans. Une fois arrivé en Allemagne, il espère faire venir de Damas sa femme et ses trois enfants pour«recommencer une vie normale».

Abu Hussam a encore assez d’argent pour se payer un hôtel en ville. Celui où se retrouvent les Syriens depuis janvier : l’hôtel Oscar, «ainsi baptisé en hommage à l’ami du propriétaire, un certain Oscar, un Scandinave, qui fut le premier à convaincre les charters de venir à Kos en 1975», affirme la réceptionniste, une grande brune souriante qui ne semble guère stressée par ces «touristes» un peu particuliers. «Ce sont des gens éduqués et, de toute façon ils ne restent pas ici», commente-t-elle.

L’île se veut hospitalière : parmi les 32 000 résidents permanents, nombreux sont les étrangers qui s’y sont installés. Comme la vendeuse d’éponges de mer sur le port : une Suisse allemande tombée amoureuse d’un pêcheur, il y a trente-cinq ans, et qui ne retourne même plus dans son pays natal. Les touristes sont évidemment les plus choyés. Ils seraient «1,2 million à atterrir sur l’île pendant la haute saison», selon le manager d’un hôtel de luxe sur le front de mer.

«Le tourisme a connu ici une hausse de 15% l’an passé. Nous sommes désormais la troisième destination touristique en Grèce», se réjouit l’hôtelier. Les derniers venus, les Russes, peuvent même continuer à acheter ces fourrures dont ils sont friands, et dont regorgent désormais les entrepôts qui longent la route de l’aéroport.

Business. Les nouveaux migrants n’ont en apparence pas suscité de frictions, malgré certaines déclarations sulfureuses du maire de l’île. D’autant que certains y ont vu une aubaine pour faire du business en saison creuse. Un restaurant vend ainsi des repas préparés pour les locataires de l’hôtel Capitan Ilias. Et l’hôtel Oscar affiche complet. «Mais en juin, c’est la haute saison qui démarre et nous augmenterons comme d’habitude nos tarifs. La plupart des chambres sont déjà réservées», confirme la réceptionniste.

Que deviendront alors les migrants ? Personne n’ose aborder la question. Laquelle se pose aussi à Bodrum, sur la rive d’en face, en Turquie. Pour y accéder depuis Kos, rien de plus facile, du moins pour les étrangers «acceptables». Sur le port, trois ou quatre bateaux proposent la traversée : aller-retour en quarante-cinq minutes pour 20 euros. Comme Kos, Bodrum est avant tout une station balnéaire. Un lieu de farniente où déambule au milieu des terrasses une foule familiale en tenue décontractée.

Trouver les Syriens y est moins aisé qu’à Kos. Ceux d’ici n’ont pas encore fait le grand saut vers l’Europe. Ils se veulent discrets et restent confinés dans des hôtels de seconde catégorie, où le visiteur trop curieux est souvent éconduit. Dans l’un d’eux, on finit par forcer l’entrée et faire connaissance avec Sekahr. Un beau gosse de 25 ans, autrefois coach d’une équipe sportive à Damas.

Dans un patio entourant une piscine aux eaux saumâtres, il sort vite son portable et exhibe des photos : celles d’un joli bébé et d’une petite fille qui minaude sur un canapé. «Ce sont mes enfants. Ils ont été tués avec leur mère, dans un bombardement, il y a deux ans», explique Sekhar, encore hypnotisé par ces images du bonheur perdu. Au moment de ce bombardement, lui se trouvait «dans une prison d’Assad», explique-t-il, en montrant ses nombreuses blessures.«Je hais Assad, lance-t-il, je ne veux plus vivre dans son pays.»

Ce jour-là Sekhar attendait lui aussi «le signal du passeur» pour embarquer. Il avait déjà tenté la traversée vers Kos une fois, mais son embarcation s’était fracassée sur les côtes turques à cause du mauvais temps. Soudain, un homme vient interrompre la conversation : c’est Nazim, le propriétaire de l’hôtel, curieux de savoir avec qui son client s’entretient.

«Mon hôtel est plein de Syriens, ils dorment à quatre par chambre double et salissent tout. Même la piscine est inutilisable, alors que je dois me préparer à la saison d’été. En juin, il va bien falloir qu’ils dégagent», soupire-t-il, faussement contrit. «Nazim ? C’est lui qui contacte les passeurs», rigole Sekhar, une fois que l’hôtelier s’est éclipsé.

Le jeune Syrien ne peut néanmoins s’empêcher de s’étonner : «Comme ça, toi, tu as payé 20 euros pour l’aller-retour ? Et moi je vais en débourser 2000 pour atteindre Kos en risquant ma vie ?» s’exclame-t-il. Puis, soudain, il se prend à rêver : «Un jour, moi aussi je prendrai ce vaporetto depuis Kos et je reviendrai à Bodrum, narguer Nazim.»

Quatre jours après l’avoir croisé à Bodrum, Sekhar a envoyé un mail succinct : «Traversée réussie. Je suis déjà à Athènes.» Et puis, plus rien. Il a disparu.


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