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la marche des mineurs

publié le 18/04/2007 | par Jean-Paul Mari

Une scène, une seule. Devant la place de l’Université, une femme marche, en tenant par la main son enfant de dix ans. Elle porte la trentaine un peu forte et une robe bleue banale; elle ne dit rien, ne fait rien de particulier. Elle passe. Sur le trottoir, il y a là une rangée de mineurs avec leurs manches de pioches et leurs gourdins. Ils sont 10 000, le visage noir de charbon et les yeux brillants de haine, venus jusqu’à Bucarest pour rétablir l’ordre. Bousculade. Cinq mineurs se jettent sur la femme, cinq hommes adultes, solides, armés, qui la traînent sur la chaussée à découvert. Et ils frappent.


A coups de gourdin dans le dos, à coups de poings dans le ventre. De toutes leurs forces. La femme hurle de douleur et de peur et son gamin en pleurs, s’accroche à ses jupes. On le tire en arrière, il résiste et se cramponne. C’en est trop. Du haut de ses 1 mètre 80, un autre mineur s’élance et fauche l’enfant d’un grand coup de genou dans le dos. Encore quelques coups, encore quelques cris et l’on traîne la mère et l’enfant à moitié évanouis vers un camion tout proche. Et deux hooligans de moins! Dans la foule, personne n’a bougé. A l’exception d’une autre femme qui a essayé de jeter son sac au visage d’une des brutes. On l’a aussitôt assommée d’un grand coup de poing et elle est restée là, les bras en croix, allongée sur le trottoir. A Bucarest ce jour-là, la ratonnade avait des allures de Moyen-Age. Médecins, journalistes, témoins… tous ceux qui ont vu « ça » en parlent sans cesse, la gorge nouée et les yeux embués par l’émotion et le dégoût. Ils ont vu des femmes déshabillées, battues, ensanglantées, que l’on forçait à embrasser la photo d’Iliescu. Ils ont vu un homme le bras sectionné par un coup de hache et des nerfs de boeuf et des câbles de cinq centimètres de diamètre défigurer des adolescents coupables d’un regard, d’un mot, d’un geste mal interprété, de porter des jeans ou une paire de lunettes d’intellectuel. Ils ont vu les hommes en noir et leurs matraques sillonner la capitale, interdire les rues, arrêter les voitures, contrôler papiers et passeports, et défiler devant des policiers, immobiles et complices. La foule a applaudi au lynchage. De respectables citoyens se sont empressés de dénoncer les « voyous » de l’opposition et des femmes se sont jetées au cou des mineurs pour les embrasser et les couvrir de fleurs: « Continuez! tuez-les tous! Mort aux golans! » Ces jours-là, les mineurs étaient l’autorité et le pouvoir. La ratonnade était officielle. Le vendredi après-midi, une fois leur besogne terminée, on les a tous regroupés en ordre et le casque sur la tête dans un grand parc de Bucarest. A la tribune, le Président Ion Iliescu les a chaleureusement remerciés d’avoir mis en échec la « tentative de coup d’Etat néo-fasciste ». A la sortie du meeting, les mineurs, heureux, ont emporté avec eux une photo du Président: « Il nous a dit qu’il nous appellerait encore si besoin est ». Et ils sont repartis vers la gare du Nord et les trains qui les ramenaient dans leurs mines de charbon.
« Comment est-ce qu’on a pu en arriver là? » s’emporte Andreï Pleisu, Ministre de la Culture. Je ne comprends rien à ce qui s’est passé. Rien! C’est à devenir fou… » Voilà des jours que le ministre tourne en rond dans son cabinet en ruminant sa colère et ses questions. « J’ai rencontré Iliescu il y a six jours à peine, il avait l’air calme, détendu, et parlait d’ouverture politique… » Désormais, du côté du pouvoir, on lui répète que le pays vient d’échapper à un grand danger et on s’obstine à décliner quelques formules de bois sur un coup d’Etat de légionnaires d’extrême-droite appuyés par les voyous. Une semaine plus tôt, Ion Iliescu était pourtant l’homme fort de la Roumanie, un chef d’Etat élu avec 85,7% des suffrages, doté d’une majorité écrasante au Parlement et au Sénat, à la tête d’un gouvernement reconnu comme légitime aux yeux du monde, le président d’un pays doté d’ institutions, d’une police et d’une armée. Aujourd’hui, il est celui qui a fait appel à une milice ouvrière de province pour mettre un terme brutal à une soirée d’émeute dans les rues de Bucarest.
Etrange journée. Au petit matin du 13 juin, sur la place de l’Université, il ne reste de la « zone libérée du néo-communisme » qu’un simple carré de boulevard livré au marché noir et à la petite délinquance, quelques étudiants de plus en plus rares et, dans un coin de jardin, une vingtaine de grévistes de la faim obstinés qui ne se résolvent pas à abandonner leur protestation contre le Front de Salut national. Les autorités s’irritent de cette « atteinte à la souveraineté territoriale », alors qu’il ne s’agit que d’un petit bouton de grogne sur le nez victorieux du pouvoir. Une fin d’histoire. Le pouvoir, impatient, décide l’opération de police. A quatre heures du matin, ce mercredi 13 juin, au prix de quelques coups de matraques, la « zone libérée » redevient le boulevard Magheru. La maladresse a son effet. Vers dix heures du matin, un petit groupe de manifestants crie « A bas Iliescu ». La foule grossit, on échange quelques pierres mais la police fait son travail. A onze heures, dans une petite rue parallèle, trois hommes, la quarantaine d’années, préparent des cocktails Molotov. Parmi les manifestants, il y a maintenant pas mal de voyous, et le lumpen des banlieues, des gamins sales, en loques, édentés, ceux que l’on retrouve toujours en Roumanie au premier rang de la révolution ou des émeutes, des bons ou des mauvais coups. Vers quinze heures trente, le premier cocktail Molotov s’écrase au pied des policiers. Et tout s’emballe! La police recule, cède du terrain… et disparaît. Le centre ville est livré aux émeutiers. Les uns pillent les magasins, les autres filent vers le siège de la police et du Ministère de l’Intérieur tout proche et sans protection, livré aux cocktails Molotov dont certains sont lancés d’une main professionnelle. Immeubles dévastés et noircis dans un quadrilatère de deux cents mètres de côté, carcasses de voitures incendiées, pavé noirci: le quartier porte aujourd’hui encore les traces de la violence de l’émeute. Sauf qu’il suffit de vouloir s’en approcher pour que des miliciens fusil à la main vous montrent une pancarte « Interdit. Attention! Nous ouvrons le feu! » Voilà qui aurait amplement suffi à décourager les émeutiers. Mais ce soir-là, il n’y a plus de policiers, pas de pompiers, et pas encore de militaires dans les rues. « Nous n’avons pas d’ordres » a confié un officier alors que la foule menaçait la télévision. Quand on demande au ministre de la Défense, le général Stanculescu pourquoi ses troupes sont restées si longtemps dans les casernes, il répond en souriant que « ce n’est pas à l’armée de faire du maintien de l’ordre à Bucarest ». La première rafale de Kalachnikof éclate vers minuit et demi, les tirs nourris vont durer jusqu’à trois heures du matin. Les soldats sont intervenus trop tard et trop fort: il y a cinq morts par balle, des immeubles en feu et un pouvoir politique paniqué. Dès dix-huit heures, Ion Iliescu a lancé un appel pathétique au « peuple », en clair, les ouvriers. La tactique a déjà été employée pour contrer les opposants qui voulaient envahir le siège du Front de Salut national cet hiver. Comme si on était convaincu ici qu’il suffit d’investir un bâtiment pour s’approprier le pouvoir. Cette fois pourtant, la réponse du peuple de Bucarest ne dépasse pas mille à deux mille personnes. Par bonheur, les mineurs arrivent en masse et à une vitesse surprenante; dix à douze mille hommes mobilisés « spontanément » et qui trouvent immédiatement les trains disponibles pour effectuer le voyage de quatre heures jusqu’à Bucarest. Le jeudi, dès 5 heures 10 du matin, les journalistes entendent les premiers cris et voient des lumières fouiller la nuit, ce sont les gourdins et les lampes frontales des mineurs. Ce n’est pas un simple pogrom. Les gueules noires sont transportées par camions militaires, elles marchent en ordre, guidées par des hommes en civil et porteurs d’un brassard blanc. Ils ont des noms, foncent avec précision au domicile des opposants et des étudiants, aux sièges des partis et des journaux critiques au régime, où ils cassent et détruisent tout avec application. La ratonnade est aussi une mise au pas.
A Bucarest aujourd’hui, on spécule sur la faiblesse surprenante de la police, on évoque l’attitude de l’armée qui apparaît désormais comme un recours ou celle du ministre de la Défense, le général Stanculescu, ses divergences avec le président Iliescu et sa volonté affichée de ne pas intervenir et de laisser le pouvoir englué, paralysé, paniqué. « Il n’y a pas d’opposition, plus de parti communiste et pas encore de Front de Salut national, explique un diplomate. Les luttes pour le pouvoir se font directement au sein des exécutifs. Tout cela ressemble au résultat d’une lutte pour la conquête du pouvoir avec des stratégies différentes et une série de coups tordus. » Qu’importe l’obscure raison de palais! Le bilan, lui, est désastreux. Trois jours de terreur absolue, six morts, 502 blessés, 1 021 personnes arrêtées et la peur qui est revenue épaissir les rues de Bucarest. Les opposants ne dorment plus chez eux, on ne se livre plus au téléphone, la télévision ment comme aux plus vilains jours, on tourne ses antennes de télé et de radio vers l’étranger et quelques diplomates sont sûrs que leur téléphone est à nouveau écouté. La ratonnade n’était pas une simple bévue. On a félicité les mineurs, annoncé la création d’une « garde nationale » et demandé à la population de dénoncer les comploteurs. On a arrêté Marian Monteanu, le leader étudiant sur son lit d’hôpital, pour l’inculper avec d’autres d' »instigation à la violence » et il suffit aux opposants et aux étudiants de tâter leurs pansements pour savoir que la menace des mineurs plane encore sur les contestataires. Entre intellectuels et ouvriers, la fracture est cette fois réelle. Comment, dans ces conditions, réconcilier le pays, l’opposition et le pouvoir, et obtenir le consensus nécessaire à la remise en marche de l’économie du pays?
« Ayez confiance… » a demandé Petre Roman dont l’inconsistance politique est maintenant notoire. « Ayez confiance! Nous allons vers la démocratie ». Mais on ne le croit plus. La CEE a gelé l’adoption d’un accord avec Bucarest et Washington affirme « que le processus démocratique s’est arrêté en Roumanie ». Comme si le fantastique crédit de confiance ouvert en décembre dernier aux hommes de la révolution était maintenant soldé, comme si on était décidé à les juger sur ce qu’ils font réellement et non plus sur ce qu’ils affirment vouloir faire. Après la ratonnade de Bucarest, le gouvernement a les mains sales. Plus grave. Le président Ion Iliescu a lui aussi perdu son aura. « On se demandait si face à une crise sérieuse, il serait un homme d’Etat. On sait maintenant qu’il n’en est pas un » confie, consterné, un expert occidental. Pauvre Roumanie! On est loin de l’atmosphère du lendemain de l’élection où les tensions étaient vives et les discussions politiques se faisaient à voix haute dans la rue, les salles de restaurants et les usines. C’était nouveau, sain, réconfortant. C’est fini. Le climat a changé, Bucarest est redevenue grise.

Jean-Paul Mari


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