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La passion secrète du professeur

publié le 18/04/2007 | par Jean-Paul Mari

C’est un gamin rêveur et maladif qui baille d’ennui sur un banc du lycée Voltaire. A treize ans, Alexis Philonenko trouve ses professeurs de latin médiocres et il a décidé de jouer le cancre. Lui n’aime que l’image, la vie et son mouvement. Alors il barbouille ses cahiers à grands coups de crayons, histoire d’arrêter d’un trait le cours des choses. Il cherche des modèles, feuillète des revues et découvre « Miroir sprint », bourrée de photos de ring de lumière, d’hommes au combat et de poings qui s’envolent vers des visages martyrs auréolés de sueur en pluie. « J’admirais ces athlètes, leur mouvement, leur puissance. Certains avaient des corps d’écorchés et une musculature à fleur de peau. Des statues vivantes… » dit Alexis Philonenko devenu entre-temps un professeur d’université réputé, historien de la philosophie, traducteur érudit et spécialiste de Fichte et de Kant.


« Aujourd’hui encore, ma fascination pour les boxeurs est intacte. » Sourire: « Je ne suis pas homosexuel. Seul m’intéresse l’image d’une réalisation corporelle achevée. D’autant que mon corps de soixante ans ne me permet plus de rêver. »
Il se tait, extrait une grosse cigarette de son paquet de « Celtiques » et la retourne, inscription vers le bas. Il l’allume à l’envers, aspire une bouffée comme une plongeur qui abandonne la surface du monde et ferme les yeux sur près d’un demi siècle.
Autour de lui, son appartement est d’une propreté de musée, de celle que l’on obtient après des années à mettre en ordre les objets et les concepts. Sa mère était professeur agrégée d’histoire, l’appartement familial était peuplé de livres et son quartier de la porte Saint Mandé marquait distinctement la limite avec « la zone », ce quartier des Tziganes et des voyous de banlieue. Tout était en place pour acceuillir l’enfant prodige. Sa vie aurait du suivre la trajectoire sage et brillante d’un philosophe tout entier occupé à se demander pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien. Sauf que l’adolescent n’est qu’un cancre pris de passion pour une activité de mauvais garçon qu’il lui faudra cacher toute sa vie. Déjà, ses professeurs font une horrible grimace en découvrant ses cahiers de thème latin noircis de singuliers combats: « ils étaient là, le doigt levé, horrifiés, drapés dans leur dignité de penseurs. » Depuis, il préfère les boxeurs aux intellectuels: « les uns s’expriment mal mais sont incapables de tricher avec le langage; les autres se noient dans les mots. Ah! le verbalisme en philosophie.. » Pour lors, Alexis ne parle pas, il dessine. A la fin, il n’y tient plus et pousse la porte d’une salle d’entraînement.
On étouffe, l’odeur aigre de transpiration prends à la gorge, les héros sont de chair et la corde du ring commence à s’effilocher. Le gamin ne fuit pas mais il se fait petite souris. Surtout ne pas être identifié, ne pas appartenir au monde de la boxe, des voyous. Tassé dans un coin, Alexis regarde les corps en mouvement, les coups qui portent et les autres, ceux qui ne rencontrent que le vide et se retournent contre celui qui les donne. Comme ce célèbre swing du gauche de Marcel Cerdan esquivé par Jake La Motta, un coup si puissant que le public n’oubliera jamais le long hurlement du français, muscles et tendons de l’épaule déchirés par sa propre violence. Alexis dessine et le sens des choses lui apparaît, il comprends que « se mettre en garde » veut dire se garder de la mort et que le K-O n’est que la forme simulée de cette mort. Il voulait voir la boxe du dehors, en esthète, et découvre la « boxe du dedans », moment rare, sorte de deuxième souffle où la conscience devient spectatrice et où le corps parait à la fois habité et libéré, insensible à la douleur, transformé en machine à frapper, possédé par cette chose qui émane de lui mais le dépasse. Etat de grâce transitoire. La peur est là qui rends tout excessif et magique. Alexis sent bien que pénétrer dans la lumière du ring est une folie, loin d’une morale étriquée où l’objectif est « d’être heureux à la retraite ». Là-haut, une fois franchi les cordes, une fois passé dans le « cercle enchanté », le temps s’arrête, le boxeur ne voit plus, n’entends plus rien. Malgré l’adversaire et la foule, il est seul, tout seul. Oui, il s’agit bien d’une folie, se répète Alexis…Et il jette aussitôt son crayon pour enfiler des gants.
Il a dix sept ans, sa mère lui fait jurer de ne pas se faire casser le nez et il est mis K-O par un tunisien dès son premier combat: « je m’attendais à quelque chose de terrible. J’étais juste comme ivre, les jambes coupées, le corps qui flottait. Dans la lune. » Retour au réel, il s’entraîne dur, remonte sur un ring, perds un deuxième combat, emporte le troisième et décide de renoncer. Par amour, un amour fou, absolu ennemi de la tiédeur:  » Pour moi, la boxe est un sport parfait qui ne souffre pas de demi-mesure. Et je n’avais pas le potentiel physique d’un champion.. » Alexis décide de devenir simple professeur de gym, ses maîtres désespèrent toujours autant « et la maladie vient dénouer ce noeud de serpents! » Le jeune homme est terrassé par une forme d’acné monstrueuse. Il doit passer cinq ans couché sur le ventre. Le temps de souffrir et de passer l’agrégation de philo pour oublier ce corps meurtri. Un prof est né. Il porte des bretelles, décrypte Fichte comme personne, court de La Sorbonne à Caen et Genêve, se lève à cinq heures du matin pour corriger des thèses et s’endort à minuit le nez dans la copie. Quand Genêve s’ennuie le mercredi soir, il s’enferme dans une chambre d’un hôtel miteux, écrit un énorme « Luther » de 1728 pages qu’il brûle aussitôt: « trop personnel et peu scientifique ». Il a trente cinq ans et bouillone. A une demie heure de voiture de Genève s’étends un quartier populaire, avec quelques pavillons, une salle de gym et…un ring. Il renoue.
« Je filais là-bas, deux fois par semaines, dans le plus grand secret. Quelques rounds et hop, retour à l’université. Si mes pairs avaient su ça, j’aurais été mis au ban de la société universitaire. Chut! Même aujourd’hui,je ne peux pas tout dire… » Quand il se présente à un cours avec une arcade ouverte, il explique qu’il s’est cogné à sa bibliothèque et tout le monde s’incline respectueusement; quand son bras devient noir et gonflé suite à un direct trop généreux, il raconte à sa femme qu’il s’est coincé l’épaule dans l’ascenseur. La vie de prof est pleine de dangers.
Et de rencontres. Ce soir là, les deux hommes étaient seuls, appuyés sur la même barre d’un wagon de métro parisien. Le professeur lève les yeux, découvre un vieillard aux cheveux blancs vétu « d’une canadienne tirant sur le beige, avec un col blanc; sa cravate était bien nouée sur une chemise pâle. Il avait les yeux très clairs, peut-être plus que clairs, pâles, et il y avait en eux une certaine douceur… » Carpentier! Georges Carpentier. Monsieur Carpentier..Celui qui a livré son premier combat à treize ans, en 1909; l’homme qui aurait pu être champion du monde des poids lourds si sa main ne s’était brisée, au deuxième round, sur le menton de béton américain d’un nommé Jack Dempsey. Le prof de philo s’avance, timide comme un lycéen, « Monsieur Carpentier… » L’autre le regarde, sourit et l’entraine dans un café. Tard ce soir là, le prof demande au champion pourquoi, avec sa main brisée, il a continué jusqu’au bout le combat contre Dempsey? Le vieillard lui fait jurer de garder le secret, approche de son oreille et murmure: « j’étais sur que Dempsey me mettrait K-O. Seulement voilà un champion de France disputant un titre mondial n’abandonne pas. » Avant de le quitter, le boxeur souffle encore au philosophe: « N’oubliez pas, c’est le temps qui vous fait, ce n’est pas vous qui faites le temps. »
Alexis Philonenko note aussitôt la phrase sur un de ces bouts de papiers qui encombrent ses poches. Lui ne croit pas que la boxe soit étrangère à l’histoire ou à la pensée. L’histoire d’abord qu’il explore pour découvrir qu’un demi siècle de boxe a marqué le chemin des noirs, de la ségrégation jusqu’à la libération. Tout commence, en 1891, par une bagarre d’anthologie à l’autre bout de la terre. A l’Auberge du cheval blanc de Sydney en Australie, Peter Jackson, un géant noir, boit et chante à tue tête pour oublier que la ségrégation raciale l’a écarté du championnat du monde. Passe un des challengers blancs au titre…Pour le reste, quand on appelle la police, « il ne restait déjà plus rien de l’Auberge du cheval blanc. Les glaces étaient brisées, le comptoir défoncé, les bouteilles brisées laissaient planer un fort parfum d’alcool, à tel point que les combattants enivrés ne sentaient plus les coups. » Sur place, les témoins applaudissaient deux combattants aux yeux fermés, couverts d’hématomes mais qui continuaient le combat « et commencaient à démolir la cave ».
Le beau combat de Peter Jackson était désespéré, désormais, on écarte les noirs avec l’aide de la maffia; la boxe sera blanche.
Il y a Dempsey, Rocky Graziano, Jake La Motta et notre Cerdan national, « un benêt qui emportait toujours le même livre dans sa valise, sans jamais le finir. »Sous sa culotte de combat, l’orgueil national portait toujours sa première culotte confectionnée par sa mère. Bref, Cerdan n’était pas « un penseur » mais un « être humain, boxeur tragique et mélancolique ». Et puis les noirs réapparaissent, sages et disciplinés, comme Joe Louis, le « bon noir », sans whisky, sans femmes et sans insolence, ceux pour qui Alexis Philonenko n’a pas d’admiration, parce qu’ils sont tout, sauf des hommes révoltés. Plus tard viendra, enfin, Cassius Clay, le boxeur en état de grâce, le danseur des rings, le rebelle qui a refusé lui, le noir, de se battre pour les blancs contre des jaunes au Vietnam, le provocateur qui hurle, « je suis le plus grand boxeur de tous les temps », le champion olympique qui astique sa médaille d’or jusqu’à l’écailler, s’apercoit qu’elle est en toc, la jette dans une rivière de Louisville et crie que les blancs l’ont volé, en lui donnant du plomb pour de l’or. C’est ce Cassius Clay, converti à l’Islam, qui imposera le Zaïre comme lieu du combat pour le championnat du monde. C’est là, sur le sol où s’inscrit l’origine de son histoire, qu’il ira vivre sa nuit africaine, assommant au huitième round un Foreman trop pâle. Combat historique où Cassius Clay-Mohamed Ali a mis un terme à un demi siècle de silence, où il a regagné sa liberté, où il est devenu l’homme révolté, universel. « Ainsi s’est achevé l’histoire de la Boxe… » dit Alexandre Philonenko en retournant une grosse cigarette.
Il l’allume. « Aujourd’hui, la boxe n’est plus porteuse d’un idéal. Elle est dépopularisée; elle a dit ce qu’elle avait à dire. » Pour cet adieu à sa vieille passion, le professeur un peu las a écrit un gros livre sur histoire de la boxe. Au delà des hématomes, des tragédies et de l’épopée, du grotesque et du sublime, il sait ce que la boxe disait: » Pendant un demi siècle, elle a été une présentation de l’homme, de son visage, comme ce banquet de Platon où l’on présentait une coupe frappée d’un visage humain, à l’exception de tout autre signe.  » Ainsi, à la fin des temps, parmi les icônes du genre humain, il y aurait la photo d’un boxeur? « Il faut l’espérer… » dit le Professeur en soufflant longuement la fumée de sa cigarette brune comme si le gamin d’autrefois voulait toujours dessiner dans l’air l’image du mouvement perpétuel de ses rêves.

Jean Paul Mari.


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