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«La troisième voie est notre seul espoir! »

publié le 01/04/2007 | par Jean-Paul Mari

Pour éviter la guerre civile, le dirigeant du Front des Forces socialistes lance un appel au rassemblement de tous les Algériens qui ne veulent pas se laisser imposer le choix entre les islamistes et le pouvoir actuel

Le Nouvel Observateur.- La violence continue-t-elle à gagner du terrain en Algérie?
Hocine Aït-Ahmed.- Oui. Depuis l’interruption du processus électoral, il y a deux ans, la violence s’est progressivement étendue à la plupart des régions du pays. Depuis trois jours, autour de Larbaa, l’armée boucle la ville et il y a des accrochages très sévères. On utilise des roquettes et l’artillerie dans toute la région entre Bouïra, Boumerdès et Blida. Sur la côte, la région de Dellys a été encerclée pendant trois jours et des villages ont été bombardés. Désormais, il ne s’agit plus de simples opérations de police mais de vraies batailles. Du côté islamiste, on délaisse un peu la stratégie des attentats individuels au profit de la concentration de véritables unités armées qui pullulent dans tout le pays. Pour le GIA (Groupement islamique armé) et le MIA (Mouvement islamique armé), il s’agit visiblement de provoquer l’effondrement de ce qui reste de l’Etat et de faire basculer psychologiquement toute la population.
N.O.- On reste pantois devant le niveau de brutalité atteint en Algérie.
H.Aït-Ahmed.- Les excès, les actes de barbarie dans les deux camps sont… insensés ! L’Algérie est en proie à un véritable syndrome d’égorgement. C’est le résultat de ce que j’appellerai une «guerre privée». D’un côté, au nom de l’Algérie et d’une sorte d’intégrisme nationaliste, les tenants du pouvoir font la guerre pour se maintenir au pouvoir, préserver leurs privilèges et durer. De l’autre, les islamistes veulent, au nom de Dieu, prendre le pouvoir et le monopoliser, comme le fait le régime actuel.
N.O.- Va-t-on vers une guerre civile?
H.Aït-Ahmed.- Les ingrédients de cette guerre civile existent. La violence, le désespoir des gens, les conditions économiques et sociales, l’impasse actuelle et puis, à venir, les conséquences du plan imposé par le FMI… tout contribue à exacerber la situation. Mais soyons clairs : une partie de la population n’a pas encore pris les armes contre l’autre; nous ne sommes pas dans la guerre civile. D’ailleurs, la situation actuelle ne peut pas se résumer à cet affrontement bipolaire : armée contre islamistes. On se condamne à ne rien comprendre en Algérie si on oublie un fait politique majeur : la population est révoltée, impuissante, mais elle ne veut pas continuer à être l’otage de cette violence. Quels qu’aient pu être les efforts des uns et des autres, l’écrasante majorité des Algériens s’est jusqu’à présent refusée à basculer dans un camp. Depuis le coup d’Etat, toutes les tentatives du pouvoir pour impliquer la population à ses côtés ont échoué. Mais elle a défilé, à notre appel, juste après le premier tour des élections, par centaines de milliers dans les rues d’Alger, en criant «Ni Etat policier, ni Etat islamique! ». Aujourd’hui on pourrait ajouter : ni guerre civile.
N.O.- Entre la politique du tout-sécuritaire et la marche vers une république islamiste, est-ce que les Algériens, aujourd’hui, ont encore le choix?
H. Aït-Ahmed.- Les Algériens se replient sur eux-mêmes, sur leur détresse. Avec l’espoir que les deux camps se rendront compte qu’ils ne peuvent pas vaincre. Quand nous, FFS (Front des Forces socialistes), demandons l’ouverture politique, c’est pour permettre à cette écrasante majorité de s’exprimer, de prendre son destin en main. Cette troisième voie constitue le seul espoir du peuple algérien.
N.O.- Pour le moment, on n’entend que le bruit des armes ou les déclarations de guerre. Où sont les forces de cette «troisième voie»?
H. Aït-Ahmed.- Ce n’est pas parce qu’elles se taisent que ces forces n’existent pas. Elles existent ! Dans l’administration, les syndicats, les mouvements associatifs, dans tous les partis et au sein même de l’armée. C’est à toutes ces forces que je veux m’adresser, pour former un rassemblement «trans-partis», un pôle démocratique. Autrement, si le désastre du tout-sécuritaire continue, nous aboutissons à des négociations en tête à tête entre le pouvoir et les intégristes.
N.O.- Avec la menace d’un pouvoir militaro-islamiste?
H. Aït-Ahmed.- Avec, comme en Iran, un pouvoir qui ferait fi de la volonté du peuple. Si nous demandons l’ouverture, c’est bien parce que nous sommes persuadés que ces forces, majoritaires, peuvent créer une dynamique capable de réduire à leur juste expression les extrémistes des deux bords.
N.O.- Peut-on discuter avec les islamistes? Et jusqu’où peut-on aller sans leur ouvrir le chemin vers une république islamique?
H. Aït-Ahmed.- Premier constat, élémentaire : la poursuite du tout-sécuritaire est la voie royale pour que les intégristes arrivent au pouvoir ! Depuis deux ans, on n’a pas cessé de renforcer l’appareil répressif, et que voyons-nous? Les islamistes se renforcent. Deuxième constat : le dialogue est difficile, bien sûr ! Il sera encore plus difficile demain. Mais il était plus facile il y a deux ans. La meilleure manière d’éviter la violence était de ne pas y entrer ! Chaque jour qui passe, chaque goutte de sang versée complique la solution. Dans le feu de l’action, nous voyons monter les surenchères. Aujourd’hui, la brèche est étroite, c’est vrai, mais il faut l’élargir !
N.O.- Qu’est-ce que le pouvoir doit faire?
H. Aït-Ahmed.- Rouvrir le champ politique. Maintenant.
N.O.- Légaliser le FIS?
H. Aït-Ahmed.- Oui, pourquoi pas ! Il faut prendre des mesures d’apaisement : libération des prisonniers politiques, arrêt des condamnations, de la torture, fermeture des camps dans le Sud…
N.O.- Libérer Ali Belhadj et Abassi Madani ? Décréter une amnistie?
H. Aït-Ahmed.- Oui pour Belhadj et Madani. Je n’irai pas jusqu’à parler d’amnistie générale. De toute façon, le pays a besoin d’un traitement de choc. Et pas d’un traitement homéopathique. Surtout si, comme l’affirme le FIS, certains détenus libérés des camps ont été tués à leur retour chez eux. Bref, nous ne sommes pas dans une situation d’apaisement. Au contraire, les représailles, les actes d’horreur se multiplient. Des deux côtés. Il faut prendre des mesures concrètes, tourner la page de l’affrontement.
N.O.- Ce n’est pas l’avis du RCD, dont le leader vient d’appeler à une «résistance armée».
H. Aït-Ahmed.- Je pense que ce n’est pas l’avis du peuple algérien.
N.O.- Reste que le temps est compté ?
H. Aït-Ahmed.- Oh oui ! Il y a une vraie course contre la montre qui est engagée. Il y a trop de sang. Trop de sang ! La situation peut devenir inextricable. C’est une question de mois, peut-être de semaines.
N.O.- Vous n’êtes pas en Algérie mais en Suisse. Certains vous le reprochent. Peut-on mener un combat politique aujourd’hui en dehors du pays ?
H. Aït-Ahmed.- Je ne me résous pas à être un exilé. Mais rester là-bas après le coup d’Etat, l’assassinat de Boudiaf et la fermeture de l’espace démocratique, c’était jouer les cautions du régime. De plus, je ne suis ni un Zorro ni un caudillo ; j’ai un parti, une direction qui fonctionne, avec laquelle je suis en contact journalier. Je n’ai pas déserté le combat. Mais je suis un homme responsable. S’il m’arrivait un «accident mortel» en Algérie, quelle serait la réaction de la partie de la population qui me soutient? Je ne veux pas risquer cela. Mais écoutez-moi : à la moindre ouverture démocratique, je fonce en Algérie !
N.O.- Vous êtes originaire de Kabylie, où votre parti est très fortement implanté. Pour certains, la région reste un havre de paix ; pour d’autres, elle est à feu et à sang. Où en est la Kabylie?
H. Aït-Ahmed.- La Kabylie est d’abord une région algérienne qui vit tous les problèmes algériens. Plus celui de l’exclusion culturelle. Depuis 1963, notre parti a tout fait pour qu’il n’y ait pas ce vide politique qui a permis ailleurs à l’intégrisme de s’implanter. Nous posons notre revendication culturelle dans le cadre de la nation: la nation algérienne. Politiquement, la Kabylie porte à bout de bras, avec d’autres, un projet national pour la démocratie. Celui de la troisième voie. Mais le blocage que le pouvoir met à l’activité politique exacerbe les tensions. Et le risque est celui du repli identitaire ou du dérapage dans la violence. Il est certain que les «éradicateurs» voudraient faire basculer cette région dans leur camp ; tout comme les intégristes apprécient l’importance de la Kabylie sur l’échiquier politique.
N.O.- Et le 20 avril, dans une semaine, lors de l’anniversaire du «printemps berbère»…?
H. Aït-Ahmed.- Nous ferons une manifestation, comme en janvier dernier, mais cette fois à Alger, toujours sur le même thème : revendication culturelle et paix civile. Je ne veux pas que certains jouent sur un éventuel dérapage de la violence en Kabylie au régime actuel, de la transformer en un combat kabyle contre les islamistes. Ce serait gravissime. Je ne peux pas me taire sur ces conséquences de l’affrontement qui en résulterait. N’oubliez pas qu’il y a des Kabyles dans tout le pays. Bien sûr, les montagnards sont des gens pleins de bon sens, avec la tête sur les épaules. Mais nous craignons les provocations spectaculaires. C’est aussi pour désamorcer cela que je prends la parole aujourd’hui.
N.O.- Est-ce que la France peut et doit jouer un rôle? Ou est-elle condamnée à se taire?
H. Aït-Ahmed.- Il est clair que les problèmes de l’Algérie doivent êtres réglés par les Algériens. Mais la communauté internationale ne peut pas se désintéresser du sort des droits de l’homme en Algérie. Sans compter la menace de déstabilisation dans tout le Maghreb. Aucun pays occidental ne peut être indifférent à cela. Ce qui nous choque, nous révolte, c’est que les gouvernements sont tombés dans le piège de la bipolarisation, ignorent la population et les démocrates. Or, nous sommes là, nous nous battons, nous portons la parole dans les quartiers populaires, là où le pouvoir ne peut même plus mettre les pieds. Le peuple, les démocrates ont besoin de soutien.
N.O.- Quand on voit l’accélération de l’histoire récente, le fossé qui se creuse, depuis deux ans, d’une manière vertigineuse… Est-ce qu’il n’est pas, déjà, trop tard?
H. Aït-Ahmed.- Je ne crois pas à la fatalité du pire. Rien n’est perdu. L’Algérien est ainsi fait – on l’a vu au lendemain de la guerre d’indépendance – qu’il peut être très dur sur le moment et oublier, après coup, toute idée de revanche. C’est un peuple généreux. Sans compter que l’expérience des deux dernières années a peut-être assagi les gens. Le «syndrome du bord du gouffre» peut nous assagir. Pour que nous ne tombions pas dans la guerre civile.

Propos recueillis par Jean-Paul Mari


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