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L’Algérie « Pauvre à Milliards »

publié le 08/04/2007 | par Jean-Paul Mari

Vu de l’étranger, c’est un mystère ; de plus près, cela ressemble à une farce et, pour ceux qui vivent l’Algérie, c’est une tragédie. La question est : comment un pays assis sur un baril de pétrole qui lui assure 22 milliards de dollars de recettes par an peut-il laisser son peuple vivre aussi mal, dans la pauvreté ?


La réponse, officieuse, de l’Etat est absurde : il faut « garder de l’argent pour les années de vaches maigres.. » ! Résultat, le pouvoir est assis sur une réserve de trésorerie de trente trois milliards de dollars, – qui dit mieux dans la région ?- et le chômage atteint trente pour cent, la pauvreté a augmenté de six points sur l’échelle de Richter du séisme social, les équipements des collectivités locales sont catastrophiques, cinq cent mille jeunes sont exclus du secteur scolaire et il faut, en entrant à l’hôpital, apporter sa seringue et sa couverture! Quant à la crise du logement, elle prend des allures de pandémie. Avec un salaire de soixante euros, un professeur confirmé ne peut pas trouver un logement, denrée rare, chère et férocement disputée. Du coup, on vit à douze dans une pièce, avec cinq enfants salariés, de vingt et un à trente ans, un aîné qui ne se marie pas, faute d’appartement, un benjamin qui dort l’été sur le balcon et l’hiver sur le seuil de la porte. Riche, on vous dit ! D’ailleurs, on a les moyens de construire à Alger un grand métro souterrain, qu’on appelle ici le « métro fantôme » et dont on peut visiter le chantier bloqué depuis quinze ans. Pourtant, on s’efforce de construire, essentiellement grâce au privé. Des emplois dans le bâtiment ? Oui, vingt-deux mille ! Ce n’est pas rien. Mais ils sont confiés à vingt-deux mille Chinois qui assurent les grands travaux, les tunnels autoroutiers et les immeubles. Avec eux, le mètre carré est plus cher mais plus rapide. « L’Algérie ne crée pas son développement, elle l’achète en urgence » dit un économiste. Et acheter ici, c’est importer. Voitures, équipements électriques, textiles, médicaments, parfois même légumes, tout s’importe, – sauf le pétrole bien sûr !- tout arrive d’Asie, d’Europe ou du Moyen-Orient, dans de mystérieux containers dont on retrouve le contenu sur les marchés, noirs évidemment, surnommés ici les « Souks Dubaï ». Economie informelle, activité de « trabendo » où les intermédiaires importateurs s’engraissent, où les petits vendeurs luttent pour gagner leur vie au jour le jour. Sans impôts, sans taxes, sans contrôle. Côté secteur public, rien ne bouge, comme une économie post-socialiste qui ne se résigne pas à passer à l’économie de marché. La Bourse d’Alger ? Superbe ! Sauf qu’elle fonctionne une heure par semaine pour quatre titres. Bourse fantôme, usines fantômes, produits fantomatiques. Regardez ces entreprises publiques de textiles, bien équipées de belles machines qui ne tournent qu’à vingt pour cent de leurs capacités, produisent des tissus rêches, importables parce qu’on a commandé en bloc de l’adoucisseur pour dix ans et qu’il n’adoucit plus rien depuis longtemps. Ecoutez ce directeur d’unité qui, pour obtenir un voyage d’affaires en urgence, doit remplir de longs formulaires et répondre à mille questions pour obtenir un billet d’avion qui arrive toujours trop tard. Ici, seul l’immobilité paie. Surtout ne rien faire ! Sinon perpétuer son poste qui consiste à gérer l’immobilisme et à séduire la hiérarchie politique. Et quand un inspecteur des douanes se met en tête, – le fou ! – de vouloir faire son métier, quand il débusque en 1992 « l’affaire des quinze », une fraude à grande échelle impliquant de hauts responsables, on retrouve, douze ans plus tard, un dossier gelé, des charges oubliées, sauf celles contre… l’inspecteur, harassé par la justice, obligé de s’exiler un temps, cassé, brisé, amer et qui met, face à la caméra, son doigt sur la bouche en confiant : « pardon ! mais j’ai des enfants. » La corruption, ici, est consubstantielle au système. Les bakchichs, les passe-droits, la taxe qu’on ne paie pas, le container supplémentaires qu’on oublie de compter, tout se joue dans l’obscurité, en dehors des circuits officiels. Résultat : les uns étalent sans vergogne leur nouvelle richesse ; les autres ruminent leur pauvreté. « Pauvre à milliards »…oui, c’est un bon titre de documentaire. Et un excellent travail de reportage. Qui décrypte l’Algérie et ses maux. Face à la « Hogra », l’injustice, le mépris, ne restent que les émeutes qui soulèvent quasi quotidiennement un coin ou l’autre de cette Algérie perpétuellement furieuse. De quoi rêvent les Algériens ? D’abord d’un visa. Pour tenter leur chance ailleurs. Et pour les plus forts, ceux qui croient toujours au changement, d’une classe politique qui accepterait de ne plus gouverner assise sur ses milliards pour enfin, partager quelques gouttes d’or noir. Un pouvoir qui ferait des réformes au lieu de se contenter d’en parler. Comme dans la Mitidja, plaine agricole ravagée pendant dix ans par le terrorisme, arrosée abondamment pendant deux ans grâce au ciel et où l’on entend, ému, des agriculteurs vous assurer, – à condition qu’on accepte de leur vendre les terres qu’ils travaillent-, qu’ils sont prêts à affronter le marché, tous les marchés, de la Méditerranée à l’Europe. En un mot, retrouver leur dignité.

Jean Paul Mari

Encadré :

« Regards de femmes »
Dans la même soirée, un reportage sur la condition de la femme face à l’Islam. Femmes voilées et non-voilées, islamistes ou non, alternent des discours contradictoires, un peu décousus, où l’on apprend que la majorité d’entre elles, traumatisée par dix années de violence, ne veut plus adhérer à aucune idéologie extrémiste. Où on comprend surtout qu’il n’existe pas « une femme algérienne » mais bien des femmes algériennes, différentes, traversées par les mêmes divisions qui ont secoué le pays et profondément partagées sur le modèle de société à adopter.


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