Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Le chaos ivoirien.

publié le 13/09/2006 | par Jean-Paul Mari

Après avoir paralysé Abidjan, les jeunes « patriotes » à la solde du président Laurent Gbagbo ont fini par quitter les rues. Mais rien n’est résolu dans le pays toujours menacé par des convulsions politiques et ethniques


De notre envoyé spécial, Jean-Paul Mari

Il est plus de minuit et Abidjan dort mal. La buée épaisse qui pèse sur le ciel dessine les fantômes d’une ville, quelques immeubles plus sombres que la nuit, une enseigne lumineuse incomplète et, vers la lagune, le halo faible d’un lampadaire ou d’un néon de bureau mal éteint. En bas, au carrefour, un feu rouge clignote bêtement sur une avenue déserte. Le premier barrage est là, invisible et fait de rien, une branche cassée sur l’asphalte, un pneu, deux bidons, trois pierres et une poignée de jeunes gens qui barrent le chemin. A 200 mètres de là résonnent les haut-parleurs d’une grande kermesse politique plantée sous les murs de l’ambassade de France, un millier de « patriotes » qui bloquent toutes les entrées, taguent les murs, tiennent des meetings et dansent jusqu’à l’aube.
Voilà quatre jours que toute la ville leur est livrée. Le grand hôtel Sebroko, quartier général des forces de l’ONU en Côte d’Ivoire, l’Onuci, est devenu un camp retranché, assiégé par des centaines de manifestants. Dès l’aube, les « patriotes » jouent à la guerre de tranchées, crient «l’Onuci dehors!», bombardent l’enceinte de pierres et de cocktails Molotov, entretiennent des feux de pneus pour faire fondre les barbelés et attaquent à la masse le ciment du mur. De l’autre côté, les casques bleus bangladais et jordaniens répliquent à coups de gaz lacrymogènes ou tirent en l’air quand le périmètre est sur le point d’être investi. La nuit,on répare en catastrophe les brèches des murs et, au petit matin, la guérilla reprend, face au portail noirci par les flammes, les barbelés, les sacs de sable et les restes charbonneux du sigle bleu de l’ONU.
Plus grave, à Guiglo, à 500 kilomètres à l’ouest d’Abidjan, des miliciens ont réussi à investir le camp des 300 Bangladais de l’Onuci, certains ont commencé à s’emparer des blindés et les casques bleus ont tiré à balles réelles. Bilan : cinq morts et neuf blessés. Quelques heures plus tard, dans les garnisons de Guiglo, Dalloa, Toulépleu et Blolékin, c’est l’ensemble des forces de l’Onuci qui décide de battre en retraite et s’en va… escorté par les forces ivoiriennes, en abandonnant une grande partie de son armement et du matériel lourd. Les « patriotes » peuvent crier victoire, il n’y a plus désormais d’autorité de l’ONU, «force impartiale d’interposition» dans tout l’Ouest de la Côte d’Ivoire.
C’est la première fois que l’Onuci est prise à partie en Côte d’Ivoire. Jusqu’ici, seule la France avait été directement attaquée, notamment lors des émeutes très violentes de novembre 2004. Le raid direct de l’aviation sur le camp de Bouaké, la mort de neuf soldats et d’un civil, les représailles immédiates de la force Licorne qui a détruit l’aviation ivoirienne, une foule de plusieurs dizaines de milliers de manifestants qui attaquent, pillent et brutalisent tout ce qui est français, des jours de chaos et l’évacuation de milliers d’expatriés ; tout cela pèse lourd entre les deux pays. L’Onuci, elle, avait réussi à garder son statut de «force impartiale» dont le mandat est de s’interposer entre les forces présidentielles au Sud et les rebelles du Nord.
Tout a basculé en une nuit, après un simple communiqué du Groupe de Travail international. Le GTI comprend des membres de l’ONU, de l’Union africaine, de l’Union européenne, du FMI, de la Banque mondiale, de plusieurs pays africains, de l’Afrique du Sud au Nigeria, et des représentants français, britanniques et américains. Mission : contrôler l’application de la résolution 1633 d’octobre dernier qui a, certes, reconduit pour un an le président Gbagbo mais a nommé un Premier ministre aux pouvoirs élargis, Charles Konan Banny, un « sage » qui doit conduire le pays vers des élections au 31 octobre prochain. En clair, la Côte d’Ivoire, devant l’incapacité des ennemis à s’entendre, est placée sous surveillance internationale, et le GTI, qui se réunit une fois par mois, est chargé de surveiller la bonne application du processus de paix. Dans l’idéal, il s’agit de procéder à l’identification de plus de 5 millions d’électeurs, d’obtenir un désarmement des rebelles et d’allervers une élection présidentielle apaisée, libre et démocratique.
Dans l’idéal, seulement. Nommer un Premier ministre fort, lui permettre de choisir les ministres des Finances, de la Défense et des Communications, c’est lui confier le pays et pousser doucement en touche un président devenu suspect. Dans l’arsenal politique, ne restent à Gbagbo que le FPI, son parti, les militants « patriotes » censés être la voix du peuple et l’Assemblée nationale qu’il contrôle, accusée de freiner, voire d’empêcher tout changement. En décembre dernier, le mandat des députés est arrivé à expiration et le président s’est empressé de convoquer le Conseil constitutionnel pour proclamer que «l’Assemblée nationale demeure en fonction et conserve ses pouvoirs». Sauf que le GTI vient de décider le contraire en constatant qu’il n’y a aucune raison de proroger une Assemblée qui n’existe plus. Déjà, depuis plusieurs jours, tout Abidjan bruissait de rumeurs alarmistes. Dans les rédactions, on répétait : «Ca va chauffer!» Le dimanche soir, le communiqué du GTI, – «un prétexte en or», dit un diplomate – fait l’effet d’une bombe. «On ledépouille du pouvoir, méthodiquement, piècepar pièce», dit un notable ivoirien. Plus d’Assemblée, plus de ministres clés… le cercle présidentiel devient trop étroit.
Reste la rue. Le lendemain, à l’aube, des barrages de branches et des pneus enflammés provoquent des embouteillages monstres. Par expérience, les Ivoiriens font demi-tour, écoles et commerces ferment et les étrangers filent s’enfermer chez eux. Les journaux favorables au pouvoir titrent sur le « coup d’Etat » du GTI contre les institutions de Côte d’Ivoire et, dans les rues désertes, des groupes de « patriotes » courent façon sud-africaine, talons hauts mais sans armes, en scandant : «Acceptez le pouvoir de Gbagbo!» Abidjan est paralysée, c’est un premier pas. Il s’agit maintenant de démontrer que le gouvernement de Konan Banny est une coquille vide. D’ailleurs, la rue est vide de policiers : ils restent discrètement assis sur le seuil de leur commissariat. Et l’armée ? Le Premier ministre, Charles Konan Banny, en réunion de crise permanente, a convoqué deux fois le général Mangou, chef d’état-major, pour lui demander de faire intervenir ses hommes. Sans aucun effet.
Quant à la communication, les « patriotes » qui font le siège de la télévision finissent par l’investir, on exhume un ancien présentateur qui fait tout son journal sur «la juste colère du peuple ivoirien face aux incohérences internationales du GTI manipulé par la France». Chaque matin, les journaux de la presse « bleue », favorable au président, font leur une sur le complot étranger, publient des photos de blessés légers lors d’affrontements qualifiés de «massacres» ou agitent le danger de «l’imminence de l’intervention de Licorne». Devant l’ambassade de France, des inscriptions dénoncent le Premier ministre, «Banny, sorcier blanc à la peau noire», vendu à l’étranger. Et Charles Blé-Goudé, leader des « patriotes », tient une conférence de presse permanente avec un leitmotiv : pas de violences contre les civils et les étrangers mais tous contre la France et l’Onuci !
Dans un premier temps, les 3 000 ou 4 000 « patriotes » du président marquent des points. La rue leur appartient, l’information publique est sous contrôle, Charles Konan Banny, le Premier ministre, est nu, l’Onuci, sur la défensive, bat en retraite dans l’Ouest et Licorne ne peut rien faire, sinon envoyer par hélicos des sections spécialisées antiémeutes à la rescousse des casques bleus dépassés. Que dit le président ? Rien. Il se tait. Mais au troisième jour, c’est Affi N’Guessan, le leader du FPI, parti présidentiel, qui abat les cartes politiques. D’abord, son constat : 1) l’engagement international est un échec ; 2) le GTI travaille à la démolition de la Côte d’Ivoire ; 3) l’ONU, Licorne, le GTI et le Premier ministre sont des instruments de la France pour la déstabilisation et la recolonisation du pays ; 4) Charles Konan Banny a jeté le masque de sa connivence avec la rébellion. La conclusion est encore plus sévère : 1) les sept ministres favorables à Gbagbo se retirent du gouvernement et du processus de paix ; 2) les forces « d’occupation » de l’ONU et de Licorne doivent se retirer immédiatement ; 3) il faut mettre en place immédiatement un gouvernement de libération nationale contre l’impérialisme. Rien de moins.
Si le ton est brutal et les exigences spectaculaires, l’analyse du rapport de force est mauvaise. Après s’être «inquiétée», l’ONU réagit et menace de sanctions. A Abidjan, un conflit éclate entre Pierre Schori, l’envoyé spécial des Nations unies, et le président Laurent Gbagbo : «Vous attaquez l’Onuci, c’est intolérable!», assène le premier ; «Vous n’avez pas le droit de me parler sur ce ton!», s’emporte le président ivoirien. De New York, Kofi Annan appelle le président avant de dénoncer des «violences orchestrées» contre le processus de paix. Face à la colère des « patriotes », l’ONU refuse cette fois de jouer les dupes et désigne les responsables. D’autant que, malgré les appels incessants à la télévision, le «peuple en colère» n’est jamais sorti dans la rue. Quand les 4 000 « patriotes » n’occupent pas le terrain, la rue reste déserte, par passivité ou désaveu silencieux.
«En perdant le ministère des Finances, le président a aussi perdu une capacité importante à mobiliser des foules de manifestants», affirme un diplomate étranger. Ici, le tarif de ces jeunes désoeuvrés varie entre 1 500 et 5 000 francs CFA par jour. En pleine manifestation, quand une camionnette s’arrête chargée d’eau et de sandwichs, elle est immédiatement entourée. Il suffit alors de voir avec quelle joie les plus « durs » d’entre eux, recevant un simple pain, l’embrassent et l’élèvent vers le ciel, pour réaliser la misère de ces jeunes chômeurs. Par manque de convictions ou de moyens, la mobilisation a été poussive ; la démobilisation le sera tout autant. Au quatrième jour, le président du Nigeria vient à Abidjan trouver un compromis. Le communiqué final, signé par Laurent Gbagbo, affirme que «le GTI n’a pas dissous l’Assemblée», une formule vague qui permet de demander à ses partisans de quitter les rues. «Nous voulons continuer!», crient les manifestants. Devant l’ambassade de France, Charles Blé-Goudé, « ministre de la rue », parle d’une «grande victoire» et ses hommes finissent par refluer, le bras levé en signe de succès. Mais le coeur n’y est pas. Les « patriotes » ont la gueule de bois.
Le soir même, le président silencieux fait la tournée de la capitale économique pour s’assurer que tout est rentré dans l’ordre. «L’idée est de montrer que c’est lui qui contrôle la rue, son ordre ou son désordre», dit un homme d’affaires local. Après l’étrange « attaque » de la caserne d’Akkuédo, près d’Abidjan, le président avait été, là aussi, le premier à se rendre sur les lieux pour dénoncer une «agression de l’étranger». Et rappeler qu’il est le chef des armées. «Après ces manifestations, la communauté internationale saura qu’il lui faut compter avec la rue avant de prendre ses décisions, dit un journaliste ivoirien favorable au président. L’Onuci ne sert qu’aux rebelles. Ici, comme au Liberia, l’interposition prolonge la guerre. Laissez faire notre armée et elle réglera rapidement le problème!» Ces quatre journées de manifestations ont aussi montré la force et les limites d’un président dont l’objectif était sans doute plus immédiat : affaiblir ce Premier ministre qu’on lui a imposé, desserrer l’emprise de la communauté internationale et montrer qu’il reste un acteur incontournable. «Il veut engluer la situation politique, dit un diplomate, et gagner du temps.»
Deux jours après la fin des troubles, sur les hauteurs de la capitale économique, un notable ivoirien fait visiter sa villa enfouie dans la verdure, décorée de grands masques africains, de défenses d’éléphants et de crânes d’hippopotames. Dans le jardin transformé en zoo, deux autruches, des oiseaux touracos à aigrettes vertes, un chimpanzé dans un arbre et un superbe lion. Soudain, une grande clameur dans la ville fait sursauter le grand fauve. Manifestation ? Non. Simplement, le salut des Ivoiriens à leur équipe de football, victorieuse au Caire du premier match de la Coupe d’Afrique des Nations. La compétition va durer un mois, comme un répit politique obligé. Ensuite, tout le monde ici en est convaincu, le pays devrait connaître d’autres convulsions. En proie aux mêmes fantômes.

Jean-Paul Mari


COPYRIGHT LE NOUVEL OBSERVATEUR - TOUS DROITS RESERVES