Liban. Le juge Mehlis sur le chemin de Damas
Bachar al-Assad avait menacé Rafic Hariri : « Je casserai le Liban sur votre tête. » Sept mois plus tard, l’ancien Premier ministre était assassiné. Mais un mobile n’est pas une preuve. Le procureur allemand Detlev Mehlis réussira-t-il à démontrer la culpabilité du pouvoir syrien ? De Beyrouth, jean-paul mari raconte une enquête en terrain miné
Voilà trente ans que Beyrouth balance entre l’or et l’ordure. Ici, on s’est battu dans le quartier des hôtels, chambre par chambre, à la grenade et au couteau, en égorgeant son adversaire sur le lit d’un palace. Témoin ce palais levantin abandonné, couleur de ruine, racorni par le temps et les balles. Sur la Corniche ne reste que l’odeur forte de la mer et des pêcheurs à la ligne adossés aux cinq-étoiles pour touristes du Golfe.
En cet hiver 2005, la guerre paraissait si loin. Il y avait bien un avant, mais Beyrouth ne regardait que l’après, sa place des Martyrs, ses souks reconvertis en musée pour milliardaires et le diamant immobilier bâti sur des gravats de la guerre entassés dans l’eau du port. Avec son yacht-club et sa piscine où les baigneurs insolents bronzaient autrefois au rythme des obus, l’Hôtel Saint-Georges était en pleine rénovation. Aujourd’hui, il est à nouveau dévasté.
Dans la rue, à hauteur du lobby, l’explosion d’une tonne de TNT – du jamais-vu à Beyrouth – a ouvert une tranchée de 3 mètres de profondeur sur 13 mètres de large. L’attentat, le jour de la Saint-Valentin, a fait 20 morts, 200 blessés et assassiné l’ancien Premier ministre Rafic Hariri. Entre le vieux palais ravagé par la guerre et l’Hôtel Saint-Georges dévasté par l’explosion, il y a 50 mètres à peine et trente ans, le temps d’un soupir de paix. Deux ruines, côte à côte, et le sentiment d’une régression archaïque.
Ce matin du 14 février 2005, Rafic Hariri ne pense qu’aux élections à venir. Il va les gagner, il le sait. Assis à une table du grand café Etoile, face au Parlement, Abdoul Hadi Mahfouz, président du Conseil national de l’Audiovisuel, voit arriver «un homme très à l’aise, en costume bleu et chapelet d’ambre à la main, détendu et sûr de lui». Pas un mot sur l’article du journal saoudien « Al-Hayat » qui, la veille, a annoncé la possibilité d’attentat contre sa personne. Rafic Hariri se montre prudent avec l’opposition, conciliant avec les Syriens et joue à fond son rôle d’homme de compromis du Liban. Les journalistes présents sont sous le charme : cet homme est un mystère d’équilibre.
Fils d’un paysan du Sud-Liban, devenu milliardaire du bâtiment, protégé du roi Fahd qui lui a octroyé la nationalité saoudienne, deux fois Premier ministre du Liban, apprécié des Occidentaux, de l’Irakien Iyad Allaoui, et ami de Jacques Chirac, musulman sunnite pieux mais tolérant, il a une carrure de lutteur et un sourire charismatique, le corps lourd et la démarche légère. L’homme ne cesse de plier sans jamais rompre, manie l’argent comme un argument politique, sort de la guerre du Liban sans sang sur les mains et dirige un pays de clans à l’italienne comme une société immobilière.
Le nouveau quartier Solidere, l’aéroport, la pompe un brin vulgaire de Beyrouth, la monumentale mosquée dont il a choisi jusqu’à l’épaisseur du tapis, le dynamisme des affaires et de la politique, la reconstruction du Liban, c’est lui. Son rêve : réussir le grand compromis, d’abord entre tous les partis libanais, puis entre le Liban et la Syrie, et jusqu’au Moyen-Orient.
Il est 12h50, son convoi l’attend pour le reconduire à son palais de Koraytem entouré de douze gardes du corps, quatre policiers libanais, six voitures dont la sienne, blindée, une Chevrolet-ambulance et trois Mercedes équipées de brouilleurs. Six minutes plus tard, au grand café Etoile, les consommateurs pestent contre ce qu’ils croient être un jet israélien qui passe le mur du son. Devant l’Hôtel Saint-Georges, il n’y a plus qu’un énorme trou, un enchevêtrement de voitures calcinées, du sang et des corps mutilés, un quartier dévasté, de jeunes Libanais paniqués et d’autres, plus vieux, qui regardent l’apocalypse avec un air de déjà-vu.
A 13h35, au bureau de la télévision d’Al-Jazira à Beyrouth, le journaliste Ghassan Ben Djeddou reçoit un étrange coup de téléphone : «L’homme parlait un mauvais arabe, il revendiquait l’attentat au nom d’un groupe islamiste inconnu», dit Ghassan. Il a vécu en Iran, a couvert l’Afghanistan et le Pakistan et reconnaît l’accent de cette région. A 14h15, nouvel appel, au nom du même groupe, mais d’un autre homme.
Celui-là parle l’arabe raffiné des religieux et indique qu’une cassette attend à côté de l’immeuble de l’ONU, à 100 mètres du bureau. La cassette, récupérée dans les branches d’un arbre, montre un intégriste barbu, sur fond noir, Abou Adas, qui revendique une opération suicide au nom du groupe «la victoire et le djihad en Grande Syrie» contre «Hariri, l’agent des infidèles à La Mecque…».
Revendication ou manipulation ? Ghassan se méfie. L’homme le rappelle, insiste, menace : «Diffusez cette cassette. Sinon… Nous sommes un groupe très fort ici. Vous entendrez parler de nous!» Ghassan s’énerve : «C’est nous qui décidons!» Et il raccroche. Nouvel appel, cette fois la voix est douce et le ton, diplomatique. Finalement, à 17h10, la cassette est diffusée sur l’antenne d’Al-Jazira. Très vite, personne n’y croit.
A Roissy, Samir Frangié, député de l’opposition, apprend la nouvelle par téléphone à l’instant précis où il monte dans l’avion qui le ramène à Beyrouth. Sonné, il entend comme dans un cauchemar la voix de Rafic Hariri qui répétait : «Ils n’oseront pas!» Une femme le reconnaît, s’approche, écoute et demande «Qui? Qui l’a tué?» Puis elle se ravise brusquement : «Quelle question bête! C’est eux, bien sûr…»
Samir Frangié revoit l’histoire du Liban, la longue liste des hommes politiques assassinés par Damas, dont le grand leader druze Kamal Joumblatt, une histoire faite de brutalité et d’impunité. D’ailleurs, dès son retour au pays, il entend son cousin et adversaire Souleiman Frangié, ministre de l’Intérieur, dire : «Je laisse aux Libanais deux ou trois jours… avant de revenir aux choses sérieuses!» Erreur…
Un mois plus tard, quand le général Rifi, nouveau chef des Forces de Sécurité intérieures, prend ses fonctions, le monde a changé. L’émotion internationale, la colère des Libanais qui prennent la rue d’assaut et pointent un doigt accusateur vers Damas, un gouvernement pro-syrien qui tombe, les chefs des services de renseignement poussés à la démission… C’est une petite révolution. Quant à l’enquête sur l’attentat, tout est brouillé : «La scène du crime, la protection des lieux, les recherches? Nul. Le chaos!», dit le général Rifi.
Juste après l’attentat, des centaines de personnes, pompiers, badauds ou agents des services ont investi les lieux. Le soir même, les autorités donnent l’ordre d’ouvrir la rue à la circulation ! On fait venir un bulldozer pour dégager le terrain, six voitures du convoi sont enlevées, dont une BMW qui passait par là. On enlève aussi des corps, mais on en oublie d’autres. Il faut vingt-quatre heures pour retrouver le secrétaire administratif de l’Hôtel Saint-Georges. C’est sa famille qui le découvre, encore assis à son bureau du deuxième étage. Un autre est récupéré une semaine plus tard, et un troisième seize jours après l’explosion, recouvert d’une fine couche de poussière !
A 500 mètres de là, les caméras de la résidence Le Rêve enregistrent les images de la rue, 24 heures sur 24, une semaine d’affilée, avant de s’effacer. Mais on attendra quinze jours pour les demander ! Heureusement le film des caméras de la banque HSBC, récupéré, montre une camionnette blanche Mitsubishi Canter, qui roule six fois plus lentement que le flux de la circulation et se gare devant l’Hôtel Saint-Georges. Juste avant l’attentat. «Pour le reste, on a perdu de précieux indices, dont la nature exacte de l’explosif, qui aurait pu donner sa provenance», dit le général Rifi.
Du coup, les experts auront beaucoup de mal à établir l’origine de l’explosion, en surface et non souterraine. Et ils hésitent encore aujourd’hui entre l’action d’un kamikaze et une explosion télécommandée à distance : le système en deux temps d’un téléphone cellulaire qui dé-clenche un mécanisme relié à un câble, lequel actionne la bombe, histoire de tromper le système de brouillage du convoi d’Hariri. De la Mitsubishi Canter, on ne retrouvera rien ou si peu, et un sac de 27 débris humains impossibles à identifier.
Plus intéressante est la reconstitution de la toile d’araignée des communications téléphoniques des dix téléphones cellulaires qui ont servi à surveiller les déplacements de Rafic Hariri. Pour obtenir leur décryptage, il faut attendre l’arrivée au ministère des Télécommunications de Marwan Hamadé. Lui-même ne devrait plus être vivant. Aujourd’hui, dans son bureau près de la place des Martyrs, il se lève péniblement pour vous accueillir.
Le 1er octobre 2004, après avoir démissionné de l’ancien gouvernement et signé un manifeste hostile à la Syrie, il quitte son appartement vers 9 heures du matin et prend la route de la corniche Mazra. Une bombe de 30 kilos de C4, explosif surpuissant, carbonise son garde du corps et le blesse grièvement. «Ma voiture n’était pas blindée, c’est ce qui m’a sauvé», dit le ministre, qui est parvenu à s’extraire de son véhicule en flammes. Pétri de Liban, Marwan Hamadé n’a aucun mal à décrypter le message : «Un avertissement de Damas. A l’attention de Rafic Hariri et Walid Joumblatt, à tous ceux qui osent lui résister.»
Les enquêteurs de l’attentat de Hariri retrouveront la trace des cellulaires et de leur puces. Tous ont été achetés début janvier, dans le nord du Liban, sous de fausses identités. Ces téléphones n’ont communiqué qu’entre eux et ont permis de suivre tous les mouvements de la « cible ». Ils ont beaucoup fonctionné près du Saint-Georges, avant et pendant l’attentat, et n’ont plus jamais été utilisés après.
Conclusion : ceux qui ont utilisé ces téléphones et leurs commanditaires sont les assassins de Rafic Hariri.
Voilà l’état du dossier quand intervient Detlev Mehlis, chargé par les Nations unies de diriger une commission d’enquête internationale. Mehlis n’est pas seulement le haut procureur de Berlin, 55 ans, un homme gris acier, calme, discret, méthodique, qui, dit-on, «ne lâche jamais ce qu’il a commencé à mordre».
C’est aussi l’homme qui après quatre ans d’enquête a fait condamner les Libyens pour l’explosion de la discothèque La Belle, à Berlin, et celui qui a retrouvé Carlos dans une villa de Damas. Le juge connaît bien ce « Moyen-Orient compliqué ». D’abord, il s’entoure d’une cinquantaine d’enquêteurs de dix-huit nationalités et se protège dans un hôtel bunkérisé du quartier Monteverde à la périphérie de Beyrouth, avec trois check-points, interdiction de pénétrer en voiture, portiques et fouilles au corps.
Et puis il travaille, beaucoup, convoque et interroge dans les règles de l’art : «Pas d’excès, un ton courtois pendant l’interrogatoire, un café ou un thé toutes les vingt minutes, un menu au choix à midi, une traduction lue, relue, signée… rien à dire sur la forme!», salue un avocat. Sa pugnacité est ailleurs.
Comme tous les grands juges, Mehlis est un grand manipulateur. Quand il s’exprime, c’est souvent pour déstabiliser ses adversaires. Et il frappe fort, comme début août, quand il fait arrêter et emprisonner quatre généraux, chefs des plus grands services secrets du Liban. Son premier rapport, rendu public le 15 octobre, est une bombe.
Quatre-vingts pages d’enquête et une constante, ramassée dans ses conclusions : «Il existe des preuves convergentes d’une implication aussi bien libanaise que syrienne dans cet attentat terroriste. Il n’est guère concevable qu’un complot aussi complexe en vue d’un assassinat puisse avoir été ourdi à leur insu [les Syriens]… Le mobile de l’assassinat est probablement politique.» Pour Mehlis, le crime est signé, et il l’écrit. Quinze jours plus tard, l’ONU adopte la résolution 1636, qui exige que la Syrie coopère vraiment avec la commission. Fureur à Damas et chez les pro-Syriens au Liban : «Mehlis n’a même pas examiné une autre piste, une opération islamiste comme à Bagdad ou une opération des services étrangers pour déstabiliser la région, dit Joseph Samaha, rédacteur en chef d’«As-Safir», cela ressemble à une offensive concertée contre Damas.»
Il est vrai que le dossier à charge est très lourd pour la Syrie. Tout commence le 2 septembre 2004 avec la résolution 1559 : Damas doit se retirer complètement du Liban. Ce n’est pas la fin d’une occupation mais d’une institution. Voilà trente ans que la Syrie est là, plus que l’ancien mandat français. Le Liban, physiquement encastré dans la géographie syrienne, partage des réseaux, des liens familiaux, une intimité avec son grand frère.
Les Syriens peuvent compter sur un Parti national syrien, la puissance des alliés du Hezbollah, leur propre service secret et bras armé, des journaux et des hommes payés et gagnés à la cause. «Le président Lahoud, dont ils ont réussi à proroger de force le mandat, n’est qu’un président en apesanteur, au mieux un sous-préfet syrien!, dit, cinglant, un diplomate occidental. Perdre le Liban, c’est perdre la présence de 15 000 soldats, la fin du pillage du pays et une carte majeure contre Israël.» Or, pour Damas, c’est Hariri qui est l’artisan secret de la résolution 1559.
Le 26 août 2004, le président Bachar al-Assad convoque Hariri. L’entretien est bref et très brutal.
A son retour, Marwan Hamadé se rappelle un homme pâle, troublé, tendu, visiblement impressionné : «Bachar lui a dit : «Si Chirac veut me sortir du Liban, je casserai le Liban sur votre tête. Où que vous soyez.» » Hariri, déconcerté par la violence du ton, dira : «Ce fut le pire jour de ma vie.» Treize jours avant sa mort, Hariri se plaint de ces intimidations au vice-ministre des Affaires étrangères syriennes qui lui assène : «Ne prenez pas ça à la légère!» Et le général Hamdane, chef de la garde du président libanais, grince : «On va lui organiser un voyage, bye, bye, Hariri!» Le rapport Mehlis est truffé de ces menaces, dont certaines ont été enregistrées. Hariri, acteur devenu incontournable, l’« homme du compromis », met en danger le régime syrien : inacceptable. Le mobile est là, reste l’exécution.
Une fois évacué le rôle de l’islamiste Adas, l’homme de la cassette d’Al-Jazira, qui n’a probablement servi qu’à enregistrer le message de revendication avant d’être supprimé, le rapport met en avant deux témoignages forts. Ceux de Husseim Husseim et de Zouhair Saddik, présentés comme deux anciens membres des services syriens. Les deux racontent une Mitsubishi « préparée » dans un camp syrien, un kamikaze irakien trompé, plusieurs réunions secrètes à Damas ou près de Beyrouth entre les services libanais et leurs patrons syriens, dont le puissant Assef Chawkat.
«Trop simple, un montage d’amateurs, ironise un proche de Damas, les Syriens ont peut-être des faiblesses mais au moins… ils savent tuer!» Depuis, Husseim Husseim, témoin masqué, est apparu à découvert à la télévision de Damas pour démentir son propre témoignage, extorqué selon lui par un mélange de torture et de corruption. Quant à Zouhair Saddik, il a fui le Liban pour la France où le témoin, devenu suspect, a été arrêté. Mais même en prison Saddik confirme l’intégralité de ses déclarations à Mehlis. Et après ?
Le juge Mehlis ne mènera plus l’enquête, il a décidé de ne pas demander le renouvellement de son mandat. Un autre prendra la suite. Et l’ONU, face à la résistance syrienne, devrait prendre des sanctions pour manque de coopération. L’enquête pourrait durer encore six mois, un an ou plus. Mais elle ne répondra sans doute pas à la question de savoir comment, si Damas est coupable, les héritiers du grand Hafez al-Assad ont pu à ce point sous-estimer les conséquences de l’exécution de Hariri. «Ce n’est pas une erreur de calcul, dit Samir Frangié, personne, ici ou à Damas, n’osait imaginer que l’ordre ancien pouvait changer.» C’est fait. La fin d’une époque. Et peut-être celle d’un monde.
Jean-Paul Mari
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