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«Le mot tragédie en vient à perdre toute signification»

publié le 09/11/2015 | par Maria Malagardis

En Grèce, où des milliers de réfugiés continuent à affluer chaque jour sur les îles de la mer Egée, la population a le sentiment d’être la seule en Europe à s’émouvoir de la situation et à réagir.


Sur l’île grecque de Lesbos (mer Egée), le 30 octobre, après le naufrage d’une embarcation de migrants. Photo Aris Messinis . AFP

«Le mot tragédie en vient à perdre toute signification»

«Vous avez des enfants ?» interrogeait brutalement lundi l’éditorial du site grec la Boîte de Pandore, interpellant les internautes avant de poursuivre : «Si oui, pas la peine de vous expliquer ce que signifie un enfant noyé dans une mer Egée glacée. Et même plus, ce que signifient dix, vingt, cent enfants noyés ! Mais même si vous n’avez pas d’enfants, impossible de ne pas être bouleversé par tous ces reportages macabres», s’indignait le journaliste dans cette tribune intitulée «La honte».

Les «reportages macabres» qu’il évoque sont ceux qui s’imposent, chaque soir ou presque, sur les télés grecques. Des milliers de réfugiés continuent d’accoster chaque jour sur les îles de la mer Egée qui font face à la Turquie. «Plus de 5 000 par jour pour la seule île de Lesbos», précisait mercredi depuis Athènes Dimitris Roubis, porte-parole de Médecins sans frontières Grèce. Leur sort avait ému le monde entier cet été, et plus encore en septembre lorsque l’image du petit Aylan Shenu, retrouvé mort sur une plage turque, avait fait le tour du monde. Plus de cent enfants ont péri noyés depuis la découverte du corps de l’enfant syrien.

Rafiots

Le sursaut alors promis par les dirigeants européens n’a pas eu lieu. Et les autres petites victimes peuvent bien défiler sur les écrans des télés locales, nettement moins pudiques que leurs consœurs françaises, les Grecs ont souvent le sentiment d’être les seuls à s’émouvoir et à réagir face à ces jeunes visages au teint de cire, les yeux fermés pour l’éternité. «Le mot « tragédie » en vient à perdre toute signification. Nous vivons dans l’âge des monstres», notait un site crétois, la semaine dernière.

Depuis la première semaine d’octobre jusqu’à début novembre, 435 réfugiés ont perdu la vie en tentant la traversée fatale depuis les côtes turques, soit 13% des décès de réfugiés pour toute l’année en moins de trois semaines. La faute en partie à une météo cruelle. L’automne n’a guère été clément en Grèce cette année, et c’est souvent face à une mer déchaînée que les réfugiés embarquent depuis les côtes turques, toujours trop nombreux pour leurs rafiots de fortune. Avec, chaque jour, la même litanie de chiffres : 22 morts, parmi lesquels 16 enfants, lors des derniers naufrages à proximité des îles de Rhodes et Kalymnos, le 31 octobre.

Suivis de 15 morts dont 6 enfants, trois jours plus tard au large des îles de Samos et Farmakonisi.
Sur l’île de Lesbos, le métropolite (évêque orthodoxe du diocèse) a lancé un appel en début de semaine afin de trouver d’urgence une solution pour enterrer «20 à 25 morts» alors que les cimetières de l’île sont déjà pleins. Mercredi soir encore, au large de Lesbos, 54 personnes ont pu être secourues, mais cinq étaient portés disparues, et un enfant a finalement pu être retrouvé.

Vue de Grèce, cette tragédie quotidienne a évidemment des résonances avec la crise que connaît le pays. Non seulement parce que les enfants grecs, premières victimes de l’austérité qui frappe le pays depuis cinq ans, sont eux aussi fragilisés, comme l’a confirmé une étude nationale la semaine dernière. Mais surtout parce que l’Union européenne semble plus réticente à réagir face aux États membres qui font preuve d’inhumanité dans cette crise, alors que la Grèce a été si facilement stigmatisée par ses pairs lors de la crise de la dette.

«On ne fait pas de politique avec des enfants morts. Mais pour les enfants survivants, on peut le faire», expliquait encore l’éditorial de la Boîte de Pandore, fustigeant ces pays européens qui «dressent des murailles et envoient l’armée pour gérer ces enfants survivants».

En Grèce en revanche, le drame des réfugiés a suscité un immense mouvement de solidarité. Et des héros anonymes sont soudain apparus sur le devant de la scène médiatique, après avoir bravé la tempête pour sauver les naufragés. Tel le capitaine Stefanos Zannikos, vieux loup de mer de l’île de Chios qui, vendredi, a une fois de plus affronté une mer déchaînée par 8 sur l’échelle de Beaufort pour aller sauver, au milieu des vagues, deux canots pneumatiques sur lesquels se trouvaient 80 réfugiés, dont 20 enfants et nourrissons. «Mon cœur s’est brisé lorsque, après le sauvetage, deux jeunes mamans en pleurs m’ont embrassé les mains et les pieds», a-t-il déclaré, la voix brisée, aux médias grecs.

«Ce jour-là, raconte-t-il encore, la mer était trop mauvaise pour permettre aux gardes-côtes de sortir malgré les alertes. J’ai alors dit à mes sept membres d’équipage : « Aujourd’hui, nous allons faire notre meilleure journée. Nous allons sauver des gens. » Nous sommes allés directement à la position que les gardes-côtes nous avaient indiquée. C’était l’enfer.

Deux petits rafiots en plastique ballottés par les vagues de 3 mètres, les gens hurlaient. Leurs embarcations disparaissaient puis réapparaissaient entre deux vagues. Je leur ai crié en anglais : « D’abord les enfants ! Les enfants, puis ensuite les femmes ! » Les hommes ont alors commencé à jeter les enfants sur notre bateau de pêche à chaque approche. Comme des ballons de baskets. Il y avait un bébé de 3 jours à peine, le plus âgé des enfants avait 5 ans.»

Nouveaux héros

Parmi ces nouveaux héros, il y a aussi quelques étrangers. Comme l’Espagnol Oscar Camps, sauveteur professionnel venu de Barcelone jusqu’à Lesbos après avoir vu les images de naufrages à la télévision. Son visage très christique est en passe de devenir une icône sur les réseaux sociaux grecs. Chaque jour, il prend la mer à la recherche des naufragés. 242 ont pu être sauvés en partie grâce à lui, pour la seule journée du 28 octobre.

Mais ce jeune hipster au regard sombre fait face à des dilemmes tragiques : «J’ai dû parfois choisir entre secourir d’abord la maman qui se noyait ou les enfants qui ne savaient pas nager», a-t-il confessé, au retour de cette expédition en mer du 28 octobre. Une journée de sauvetage de plus. Entre la vie et la mort.

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