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Le mystère des radeaux de Yap

publié le 27/01/2007 | par Florence Décamp

13 radeaux se sont échoués sur l’archipel en 2001. Certains portaient des traces de vie, d’autres des squelettes humains. Et un mot gravé : « Bitung »


Des dossiers empilés qui lui font un rempart de papier, seuls émergent les yeux de Frank E. Ramngen, commissaire de police sur l’île de Yap. Sa voix se hisse des profondeurs, encore nostalgique de la sieste dont il vient d’être privé. Elle franchit péniblement les six enjambées qui séparent son bureau du canapé où doit s’enfoncer le visiteur relégué au plus loin, dos au mur, à l’autre bout de la pièce.
– “Est-ce que vous avez la déposition de celui qui a découvert le premier radeau?”
– “Euh, oui…”
– “Il est possible de la lire?”
– “Elle doit être quelque part par là, dans un dossier…”
Et la main du commissaire émerge, flotte un instant à la surface des formulaires et, dans un remous de feuilles, s’engloutit à nouveau. Le plus étonnant de cet entretien fut que, pas une seule fois, le commissaire de police ne cracha.

A l’aéroport, le sol a été peint d’une épaisse couche de pourpre pour dissimuler cette habitude qu’ont les gens de l’île de cracher à tout va et en tout lieu. De l’adolescent au vieillard, ils portent la joue gonflée et leurs bouches s’étirent sur des sourires ensanglantés par la noix de bétel qu’ils mastiquent avec l’application des vaches au pré et qui les bercent d’une douce euphorie, étirant leurs paroles et leurs gestes jusqu’à ce ralenti qui est la quotidienne cadence de Yap. Dans les quelques cellules du commissariat, les prisonniers sont privés de bétel, suprême punition sur cette île de Micronésie où le temps se disloque sans se soucier de la course du monde. Et quand les courants poussèrent sur ces rivages de grands radeaux de bambous où s’accrochaient encore les fantômes des naufragés, l’affaire ne fit pas plus de bruit que le clapotage sur la plage.

Le premier radeau échoué fut découvert par des pêcheurs qui fouillaient le sable pour y ramasser des oeufs de tortues. Personne ne se trouvait à bord mais des traces de vie étaient évidentes. Frank Ramngan avait récité la liste des indices. Des lampes, quelques ustensiles de cuisine, de l’ail, du riz -qui n’était pas cuit, avait précisé le commissaire- et puis, dans le bambou, un mot gravé: “Bitung”. Quelques jours plus tôt, les tours de New York se sont effondrées et Frank Ramngan ne peut s’empêcher d’imaginer l’impensable, des terroristes ont peut-être débarqués à Yap… “De toute façon, ces gens venaient d’ailleurs. Les bambous utilisés pour les radeaux ne poussent pas à Yap…” Il demande aux pêcheurs de guetter le moindre étranger et d’enterrer leur découverte pour éviter qu’une éventuelle épidémie ne se répande à partir de l’embarcation. Qu’il s’agisse de fanatiques disparus dans la jungle ou d’un virus mortel qui aurait eu raison des passagers du radeau, le commissaire ne veut prendre aucun risque. Pourtant, dans les semaines qui suivent, il aura toutes les raisons de s’inquiéter.

D’autres radeaux surgissent. Dérivant en plein mer, drossés sur le corail ou accrochés aux racines des palétuviers. Plates-formes de six mètres de longueur pour trois de large, elles sont toutes construites de manière similaire, plusieurs couches de bambous géants entre lesquelles sont intercalées des planches de bois. Certaines sont dénudées et d’autres soutiennent une cabine, posée sur pilotis, aux murs et au toit de feuilles tressées ou bien de fibre de verre, pouvant accueillir 2 ou 3 personnes. A leurs extrémités sont enfilés de larges anneaux qui laissent supposer que tous ces radeaux étaient peut-être, à un moment de leur périple, reliés entre eux pour former un long cortège. Un convoi d’au moins 13 embarcations pour les 13 radeaux qui, en l’espace de quelques mois, s’éparpillent à travers l’archipel de Yap devenu le cimetière d’un tragique voyage. Car tous les radeaux ne sont pas vides.

Celui retrouvé sur l’atoll d’Ulithi a deux crânes qui roulent sur le pont. Trois squelettes, dont celui d’un enfant, gisent dans l’embarcation découverte sur l’atoll de Faraulep. Dans les lambeaux de vêtements, une carte d’identité presque illisible si ce n’est pour le lieu de domicile de son propriétaire. Bitung, Indonésie. A 1 700 kilomètres au sud-est de Yap.

Le commissaire est fatigué de ces sinistres échouages. Sans compter ce torse humain qu’une tempête a déterré du sable où il était enfoui depuis dieu sait quand jusqu’à en être momifié par le soleil et le sel. Le médecin légiste venu de Guam a précisé qu’il s’agissait d’une jeune femme d’origine asiatique. Sans plus. Frank Ramngan a failli lui dire que c’était peu pour des honoraires si élevés. Soudain, il a regretté son quotidien fait de petits larcins et de conduites en état d’ivresse bien que les autorités aient instauré un permis de boire. Un tampon du gouvernement de l’état de Yap et 5 dollars sont nécessaires pour acheter de l’alcool sur l’île… Aujourd’hui, la dépouille de la jeune femme repose près de l’église de St Mary qui domine Colonia, la capitale de Yap, dans un cimetière où les crotons et les papayers s’enchevêtrent aux croix des tombes. Si loin de l’Indonésie dont elle était sans doute originaire.

Que les radeaux perdus soient venus de Sulawesi reste l’hypothèse la plus probable. En 1997, le courant avait poussé à deux reprises des bateaux de pêcheurs originaires de Morotai et de Manado sur l’île de Sulawesi jusqu’à Chuuk, l’archipel voisin de Yap, mais des survivants avaient pu raconter leur épopée. Plus loin encore dans le temps, il y a quelques 4 000 ou 6 000 ans, les ancêtres des Micronésiens avaient quitté les Philippines et l’Indonésie en pirogues pour peupler le berceau du Pacifique nord. Mais ces 13 radeaux, tous échoués à quelques jours d’intervalle, semblaient dire une histoire autre que celle d’une expédition de pêche qui tourne au désastre.

Bitung est un port. A l’extrémité d’une longue péninsule qu’est le nord de l’île de Sulawesi qui se déhanche entre la mer des Célèbes et celle des Moluques. Un pays fertile, ondoyant de rizières et de cocoteraies, qui, en terre d’islam, est une enclave chrétienne. Au 16ème siècle, les missionnaires espagnols firent de ses habitants des catholiques; Au 19ème siècle, les missionnaires hollandais les convertirent au protestantisme. Les affrontements entre les différentes communautés qui ont secoué Sulawesi comme bien des îles en Indonésie sont peut-être la cause d’une fuite organisée vers la Micronésie. Mais pourquoi Yap qui, dans le Pacifique, est une impasse? Sans ambassades, sans relais d’aucune organisation humanitaire, sans même une ligne de fax qui, en dépit de la parabole qui coiffe le bureau des postes de Colonia, ne mette au moins trois jours pour atteindre le monde extérieur. Un homme a la réponse et il est assis dans la cuisine de ce restaurant qui, parcequ’il surplombe les eaux noirs du port, s’appelle Marina.

La tristesse fait à Hien Van Le un masque sombre. Après s’être enfui du Vietnam, il a passé sept ans dans un camp de réfugiés à Sumatra dont il s’échappe avec deux compagnons pour gagner Bornéo où ils vont rester deux ans, travaillant comme des brutes pour s’acheter Malindo, un rafiot qui sera la clé de leur liberté. 23 jours en mer avant d’accoster à Yap où, après avoir demandé leur chemin, ils prennent la route du commissariat de police pour se présenter et demander asile. Mais pourquoi Yap? Hien Van Le serre les dents, cinq ans plus tard il n’a toujours pas accepté que le destin se soit ainsi moqué de ses espoirs. Avant de prendre la mer, il avait acheté une carte marine du Pacifique pour se guider dans l’immensité, éviter les récifs et pointer du crayon le plus proche territoire américain: l’île de Yap. Mais l’édition indonésienne datait des années 70, entre temps Yap, Kosrae, Chuuk et Pohnpei s’étaient désengagés de la tutelle américaine pour devenir les Etats Fédérés de Micronésie…

Les naufragés des radeaux possédaient peut-être des cartes identiques à celle de Hien Van Le mais ils ne vécurent pas assez longtemps pour découvrir que le rêve américain était un leurre. Hien Van Le est dans la nasse de Yap, sans passeport il ne peut partir et les autorités locales lui refusent la nationalité. “Par peur de créer un précédent, mais la tradition veut que l’on adopte l’étranger…”. explique Berna Gorong la rédactrice en chef du Yap Networker qui compte trois journalistes, toutes des femmes, “parcequ’elles ont l’esprit plus ouvert que les hommes”. Le commissaire a levé les yeux au plafond: “Et qu’est-ce qu’on fait si des centaines de boat people débarquent demain sur Yap?”. Hien Van Le, lui, ne rêve que d’en partir, d’abandonner cette île où les femmes vont seins nus au supermarché et les hommes à la banque avec le sexe enrobé d’un étui pénien pour seul vêtement. Mais il est embourbé, aussi immuable que ces lourdes pierres taillées comme des roues de chars à boeuf qui parsèment Yap. En 1929, les Japonais, qui avaient pris le contrôle de l’île après la première guerre mondiale et le départ des Allemands, en comptèrent 13 281.

Pièces de monnaies ancestrales, parfois aussi hautes qu’un homme et aussi lourdes que cinquante, elles sont disposées le long des sentiers qui traversent les villages. Elles changent de propriétaires, pas d’emplacement, et chacun sait à qui elles appartiennent. Les habitants de Yap allaient à 400 km de là, pour les tailler dans les carrières de Palau. Les expéditions duraient des semaines et souvent les pirogues, chargées d’un poids de baleine, chaviraient sur le chemin du retour. Les hommes perdus, et non pas la taille ou la beauté, faisait la valeur de ces pièces. Au 19ème siècle, l’Irlandais David O’Keefe bouleversa l’ordre des choses et fit sa fortune en utilisant des voiliers pour transporter les pierres de Palau et des outils de métal pour les tailler en une circonférence si parfaite que les enfants les reconnaissent au premier coup d’oeil. Les pièces d’O’Keefe! Disent-ils d’une voix qui laisse entendre qu’elles ne comptent pas puisque le capitaine avait triché. Mais les gens de Yap le firent roi et acceptèrent de travailler pour lui en échange de cette belle monnaie alors que tous les colonisateurs s’étaient cassés les dents sur l’indifférence des indigènes. Il disparut en mer. Vaincu par un océan que, comme d’autres, il avait cru pouvoir traverser.

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