Le Père. Hafez el-Assad le chat aux griffes rouges
Portrait de l’ex-président syrien
Cette nuit-là, Aniseh, l’épouse d’Hafez el-Assad, a fait un rêve. Elle était dans la rue, flottant au milieu d’une foule de gens qui regardaient tous en direction d’un objet mystérieux, une boîte carrée percée d’un trou. Elle s’approche, regarde à l’intérieur et découvre le spectacle magnifique de la mosquée al-Aqsa à Jérusalem, un des lieux les plus saints de l’islam. Son mari est debout derrière elle, Aniseh lui tend le coffret. « Tel était mon rêve, lui raconte-t-elle à son réveil. Il signifie que tu triompheras de tes ennemis et que tu deviendras le plus fort de tous les chefs arabes. » Deux jours plus tard, le 16 novembre 1970, Hafez el-Assad prend le pouvoir. C’était il y a vingt-cinq ans. Un quart de siècle.
Aujourd’hui, Assad vous attend, à peine avez-vous posé le pied à Beyrouth, et vous observe du haut de ses portraits qui constellent l’aéroport du Liban occupé ; il est là, sur les photos officielles, le regard protecteur, à l’entrée des magasins de Damas ; il est encore là, à un carrefour de Jérusalem, sur fond de campagne électorale israélienne, où on le montre, caricaturé, menaçant, posé au bord du lac de Tibériade.
Cet homme est un front. Volumineux, énorme, il lui mange le visage, efface le regard et la courte moustache. Un front de mathématicien sans cesse occupé à faire et à défaire un flot d’équations politiques. Un front stratégique, bombé comme une partie du globe, où les dessinateurs ne peuvent s’empêcher de tracer les contours du Moyen-Orient. Un front du refus, appuyé sur la ligne d’une formidable mâchoire, droite et volontaire. Capable de gravir un à un tous les échelons d’une société féodale, de s’emparer du pouvoir et de le garder.
Capable aussi d’hériter d’un des plus petits Etats du monde arabe, une Syrie des années 60 faible et sous influence, minée par la maladie chronique du coup d’Etat, et de la métamorphoser en un pays fort, modèle de stabilité et de dureté, qui tient tête à Israël, mâchonne le Liban, joue comme un chat avec les alliances des grands de ce monde et négocie pied à pied avec les Etats-Unis. Avec un chef d’Etat qui n’hésite pas à faire attendre Kossyguine, Kissinger, ou à renvoyer Warren Christopher ! Au point d’être décrété incontournable.
Le personnage est une énigme. Silencieux, peu démonstratif, presque timide. Il intrigue. Qui est Hafez el-Assad ? On hésite entre l’homme, la machine ou le spectre. Entre le conformiste très conservateur, ombre portée par l’histoire de la région, le dictateur d’une brutalité sans appel, un petit prince de Machiavel, le « diabolique docteur Assad » dont parlait Michel Seurat, ou un Alaouite qui se croit investi d’une mission sacrée, héros de la cause arabe : le dernier des croyants.
Pour comprendre, il faut revenir aux origines. A ce petit village de montagne, à une trentaine de kilomètres de Lattaquié, où il est né le 6 octobre 1930, sous le mandat français, dans une maison de pierre nue de deux pièces donnant sur une cour de terre battue. Hameau perdu au bout d’un sentier impossible, entre les oliviers, les vignes, les figuiers et les mûriers. Pas de mosquée, pas d’église, pas de boutique, pas de café. On se réunit autour de la source, du cimetière ou du mazar, un tumulus blanc où reposent les saints locaux.
Ici, nous sommes au bout du monde des Alaouites, secte ésotérique qui, comme les chiites, ne reconnaît qu’Ali, le gendre du Prophète. Pour la majorité sunnite, les Alaouites ne sont que d’obscurs hérétiques qu’Ibn Taymiyya, dès le XIVe siècle, assimile à des païens infréquentables. Du coup, les gens de la région ont appris le secret, kitman, et la dissimulation de leur foi, taqiya. Ici, se taire, c’est survivre.
L’histoire du début du siècle rappelle qu’« un Alaouite ne pouvait pas passer dans les rues de la ville de Hama car il aurait été insulté, aspergé d’eaux sales, frappé, et quelquefois tué ». En 1953, les habitants de la ville matent une jacquerie alaouite en attachant les paysans aux queues des chevaux et en jetant leurs enfants nus dans la neige. Hamaµ Impossible d’oublier ce nom ! Ecrasés de misère, les Alaouites doivent vendre leurs filles comme domestiques-esclaves aux grands propriétaires sunnites. Les jeunes n’ont que l’armée comme avenir possible. Enrôlés dans les « troupes spéciales du Levant », rudes combattants au service de l’occupant français, ils n’en sont que plus détestés.
Oppression, répression, humiliation ; les Alaouites de Qardaha serrent les dents en se racontant l’histoire de Suleyman, l’homme du village qui a osé affronter un lutteur ottoman et l’a envoyé mordre la poussière, si fort qu’on l’a surnommé « el-Wahhish », « le féroce ». C’était le grand-père d’Hafez. Fort comme deux Turcs ! Son père, petit notable respecté, deviendra, lui, « el-Assad », « le lion ». A son fils, le neuvième, il donnera le prénom de Hafez, « celui qui a de la mémoire, qui protège ». Hafez el-Assad sera dur, fort, secret, et il aura une mémoire d’éléphant. Au collège de Lattaquié, il est appliqué mais sans le sou, et enrage de voir les fils de grande famille narguer les profs. Quand l’un d’eux claque la porte du collège en lâchant : « On n’achète pas ma dignité. Adieu ! », il devient aussitôt, aux yeux du petit villageois de Qardaha, un héros de la révolte contre l’injustice.
Quand les derniers Français quittent la Syrie, l’adolescent a 16 ans : le temps des grandes questions. Après quatre siècles d’occupation ottomane puis le mandat franco-britannique, les intellectuels se demandent comment la nation arabe a pu tomber si bas. Tout écolier de Lattaquié vomit la déclaration de Balfour et l’accord Sykes-Picot, la création de l’Etat d’Israël et la perte d’une partie des territoires. Ici on ne connaît que Bilad al-Sham, la « terre de Damas », une grande Syrie dont la Palestine est le sud et Beyrouth une proche banlieue.
Dans les assemblées, communistes, baassistes et nationalistes syriens se déchirent. Michel Aflaq, le chrétien, prône l’unité du monde arabe, la liberté et le socialisme ; il dit que la nation arabe est millénaire, éternelle, unique. Il promet la résurrection, la renaissance : le Ba’ath. Hafez el-Assad, séduit, lui préférera toujours un autre baassiste, Arsuzi, antiturc et alaouite comme lui. Et surtout Hawrani, son modèle méconnu, celui de la révolution des campagnes contre les villes, des paysans contre les féodaux.
Le lycéen trouve son chemin, entre au Baas, devient cinq ans plus tard président du Congrès des Etudiants syriens. Le petit montagnard est désormais sûr de lui, il n’a rien oublié mais a perdu ses complexes de minoritaire, ferraille contre le pansyrianisme et défend le panarabisme. Laïque, il fait le coup de poing déjà contre les Frères musulmans. Dans une rue de Lattaquié, il est surpris, seul, par un groupe de militants barbus et s’en sort avec un coup de poignard dans le dos, vilaine blessure qui mettra plusieurs semaines à se cicatriser. A 21 ans, du haut de son mètre quatre-vingt-quatre, il déborde d’énergie et d’un appétit démesuré pour la politique et l’action. Déjà, pendant le conflit de 1948 avec Israël, Assad est allé jusqu’à Damas se porter volontaire. Mais on l’a renvoyé à ses études.
En 1952, il entre enfin à l’école militaire de Homs. Il sera un pilote de chasse doué pour l’acrobatie. A cette époque, l’aviation syrienne fait peine à voir, les appareils sont vieux, les freins déficients et les radios souvent muettes. A la tombée de la nuit, il prend l’air pour intercepter un avion « non identifié ». Quand il revient, le terrain est invisible, mais il réussit à se poser dans un champ à côté d’un camp de Palestiniens, sur le ventre. On le tance et on le félicite à la fois. Plus tard, dans le combat de la négociation, il étonnera ses interlocuteurs, dont Henry Kissinger, par cette double vision de pilote allant du détail à l’infini, et « cette capacité de se jeter au fond du gouffre » en espérant retrouver… le petit champ qu’il a repéré avant le décollage.
En 1957, il est nommé chef d’escadrille, passe onze mois en Union soviétique, s’ennuie et revient vite épouser une jeune femme, fille de riches notables, membres d’un parti très hostile au Baas. Encore une fois, Assad doit arracher ce qu’il convoite. Mais c’est déjà un puritain, d’une fidélité absolue, en amour comme en amitié. Sur les bancs des étudiants baassistes, il s’est lié avec un sunnite, Abdelhalim Khaddam, qui deviendra son futur ministre des Affaires étrangères puis son vice-président. Dans les rangs de l’armée, en Egypte, où Assad est muté, il rencontre celui qui sera son éternel ministre de la Défense, le général Moustapha Tlass. La fusion égypto-syrienne sera éphémère, la République arabe unie ne durera pas quatre ans, et Nasser y perdra une partie de son charisme aux yeux des jeunes officiers de Damas. Entre-temps, avec Tlass et une poignée de jeunes officiers, Assad fonde le Comité militaire, une organisation de comploteurs dont l’arme majeure est le secret absolu.
Pour Assad, le plus jeune et le moins gradé des conjurés, c’est le temps de la conspiration permanente. Emprisonné deux mois en Egypte lors de la rupture de l’union, il rentre en Syrie, se retrouve… à la direction du Transport maritime, conspire, tente avec d’autres officiers de renverser le régime en mars 1962, échoue, s’enfuit au Liban, se fait arrêter et réussit le coup d’Etat du 8 mai 1963. Deux ans plus tard, un nouveau putsch le propulse ministre de la Défense. Formidable promotion !
C’est pourtant à ce poste qu’il va encaisser de plein fouet l’un des chocs les plus rudes de sa vie : la cinglante défaite arabe de 1967. Pour lui, la guerre de Six-Jours fut un long cauchemar. Le 5 juin, l’ancien pilote voit tous ses appareils mis hors de combat ; le 8 juin, les Israéliens prennent le Golan ; encore quarante-huit heures et Tsahal est sur le mont Hermon, au-dessus de Damas, la capitale, où des dizaines de milliers de réfugiés encombrent les rues. Après le cessez-le-feu, Assad émerge de son bunker de commandement. Épuisé et exsangue, il rentre chez lui et s’enferme pendant trois jours entiers dans sa chambre, seul, à remâcher le goût amer de la débâcle.
C’est peut-être là, dans la noirceur de la nuit de Damas, que se produit une profonde mutation : le Syrien est désormais convaincu que l’expansionnisme est la vraie nature d’Israël. Les raids palestiniens n’ont fait que fournir un prétexte à l’ennemi. Pour contenir cette poussée, la tâche est immense. Et les dirigeants arabes sont de peu de secours : « Ces imbéciles ne comprendront que le jour où Itzhak Shamir décrochera le téléphone pour leur dicter sa loi. » Lui seul peut et doit tenir le flambeau de la grande cause. Désormais, rien de ce qui est arabe ne lui est étranger. C’est en Syrie, a dit Nasser, que « bat le coeur du monde arabe ». Et la Syrie, ce sera lui, Hafez el-Assad.
Il prendra le pouvoir en douceur, en deux temps. D’abord en 1969, par un « coup d’Etat à blanc », en s’assurant le contrôle des services de renseignement. Puis en 1970, quand a lieu à Amman l’opération sanglante de Septembre noir, qui marque la fin du mouvement palestinien en Jordanie : Assad refuse d’envoyer son aviation soutenir les fedayin contre le roi Hussein. Entre les intérêts des « frères palestiniens » et ceux de l’Etat syrien, Assad tranche en refusant l’« aventure ». On le lui reproche. Mis en minorité, il prend les devants.
Le 16 novembre 1970, il lance le « mouvement de rectification », dont la première victime est Salah Jedid, numéro un du régime. Arrêté et emprisonné, il ne sera libéré que… vingt-quatre ans plus tard, six mois avant sa mort. C’est le
22e changement de régime depuis le mandat français. Ce sera aussi le dernier. Assad ne lâchera plus le pouvoir.
Trois ans plus tard, en octobre 1973, quand les armées syrienne et égyptienne percent les défenses israéliennes, Assad sent passer le vent de la victoire. La réaction de Tsahal et le soudain immobilisme des forces de Sadate renversent le cours des choses : « J’ai compris le malentendu, dira-t-il plus tard. Je faisais la guerre pour vaincre Israël et Sadate se battait… pour pouvoir négocier. » Assad quitte son QG, vaincu mais étrangement optimiste pour l’avenir. Plus déterminé et plus méfiant que jamais.
Il a 45 ans quand la guerre commence à gronder à Beyrouth. Les traits de la jeunesse ont disparu, tout ce qui avait l’ombre d’une légèreté ou d’une faiblesse s’est évanoui. Assad est devenu un homme immobile, un ascète végétarien monomaniaque du travail, attaché à son bureau jusqu’à l’aube. Il ne prend jamais son petit déjeuner en famille, et ses cinq enfants ont du mal à lui parler. Il ne boit pas, ne fume plus, a même renoncé au café, sort peu et ne se promène pas. Hafez, l’homme, est achevé. Le politique a des convictions en acier trempé. Assad la machine se met en place. « A-t-il des émotions ? La réponse est non ! », confie un journaliste syrien. C’est une machine à sang très froid que les Libanais et les envoyés des grandes puissances découvrent au cours de leurs entretiens avec le maître de Damas. Chaque fois, ils en ressortent effarés.
Assad reçoit toujours selon un scénario identique, au palais ou chez lui. Président, émissaire, délégation ou simple invité, ils se retrouvent tous dans une pièce nue, sans table, sans papier pour écrire. Lui ne prend jamais de notes, retient tout grâce à une mémoire hors du commun : « Un jour, se rappelle un ministre libanais, alors qu’il me présentait à mon homologue syrien, j’ai entendu Assad lui raconter ma vie et ma carrière de 1970 à 1992. Vingt-deux ans en détail, sans une erreur ! » Toujours assis dans la même attitude, sur le même fauteuil, il peut rester immobile, les mains posées à plat, tout au long d’un entretien qui dure entre trois et sept heures.
Quand l’invité est un étranger sans grande importance, le préambule, obligatoire, analyse longuement la météo. Pour les autres, négociateurs et diplomates, tout commence par son sujet favori : l’histoire de Saladin et sa bataille contre les croisés envahisseurs, illustrée par un tableau, le seul, accroché au-dessus de son bureau : « Avec lui, le sujet est inévitable, cela prend deux voire trois heures, dit un intellectuel libanais. Christopher doit connaître par coeur l’histoire des croisades ! » En 1983, quand Shultz, pressé de le voir, vient jusqu’à Damas lui lire l’accord libano-israélien, Assad l’interrompt et commence l’histoire des croisés. Une heure plus tard, l’Américain regarde discrètement sa montre. Assad se lève aussitôt : « Ah ! Vous êtes pressé. Ce n’est pas grave. Nous pouvons remettre cette discussion » Et il s’en va.
« Il sait écouter très longtemps, encourager d’un signe de tête ou d’un sourire à aller jusqu’au bout des arguments, dit Karim Pakradouni, personnalité libanaise du camp chrétien qui l’a souvent rencontré. Puis il parle pendant des heures, psalmodie à haute voix, se tait, hésite, se pose des questions, les répète, va progressivement du secondaire à l’essentiel, démolit votre thèse et vous raccompagne à l’aube, vous épuisé et lui aussi frais qu’au début de la conversation. » Aujourd’hui encore, dans son appartement d’Achrafieh, Pakradouni garde un souvenir fasciné de cet art de la manoeuvre. C’est un « spécialiste en Realpolitik », a dit d’Assad Patrick Seale, son meilleur biographe. « Un être profondément défensif, précise un philosophe à Beyrouth. Il n’agit pas, il réagit. Comme s’il n’avait aucun projet, aucune part de rêve. Il colle au “C’est ainsi” de Hegel, au réel qu’il analyse et utilise à la perfection. Voilà son intelligence politique. » Pas seulement. « Quand on le coince, il est vif ! », dit un homme politique libanais qui le connaît bien.
En juin 1979, les Frères musulmans massacrent 82 officiers alaouites, cadets de l’école militaire d’Alep. Les attentats se multiplient. Le 26 juin 1980, devant les grilles du palais, un islamiste de la garde présidentielle jette devant lui deux grenades. Assad repousse du pied la première. Son garde du corps meurt déchiqueté en se jetant sur la seconde. Assad, qui a reçu des éclats dans la poitrine, accueille ses invités sa chemise ensanglantée. Il n’oubliera pas le crime des islamistes ni le sacrifice de son garde du corps. Assad n’oublie jamais rien. Dans la terrible prison de Tadmour,
500 Frères musulmans sont aussitôt massacrés. Dernier avertissement.
En 1982, les islamistes sortent dans les rues de Hama : c’est l’insurrection. En trois semaines de combat, les canons, les tanks et les hélicoptères de l’armée de Rifaat, le frère d’Assad, rasent un tiers de la ville. Et un Occidental, de passage juste après la fin de la tuerie, se rappelle « les murs qu’on construisait pour masquer le chaos de cette ville en ruine ». 7 000, 10 000, 20 000 morts ? Hama fut une boucherie… On ne crachera plus sur les Alaouites, on ne menacera plus Assad. Hama : personne en Syrie n’oubliera plus ce nom. Quand il se sent directement menacé, le sphinx de Damas se laisse tomber de tout son poids de pierre sur ses adversaires. Islamistes, communistes, nassériens, nationalistes, opposants de toutes sortes : ils sont encore plusieurs milliers à croupir, certains depuis un quart de siècle, dans les prisons de Syrie. Celle de Tadmor, près de Palmyre, est connue pour sa dureté, l’usage de la falaqa, coups répétés sur la plante des pieds, torture qui laisse souvent infirme à vie.
Depuis 1991 le régime a joué la souplesse, relâché 1 500 détenus et engagé une libéralisation économique. On trouve des produits occidentaux dans les magasins, les touristes sont bien accueillis et les antennes paraboliques poussent sur les toits. On tolère même la critique de l’« opposition » sur les travers de la société. Mais c’est une ouverture à la chinoise. On va encore en prison pour délit d’opinion, pour fait de grève ou pour avoir osé suivre le cortège funéraire d’un opposant. La dénonciation et la peur font toujours partie de la vie dans ce qui reste un État policier.
Assad peut être d’une brutalité absolue, noyer une rébellion dans le sang ou éliminer quiconque se met en travers de sa politique : « On peut s’opposer à lui, mais il y a une ligne rouge à ne pas franchir, explique un politique libanais. Il n’a pas hésité à faire assassiner Kamal Joumblatt, Bechir Gemayel et l’ambassadeur de France Louis Delamare ! » C’est sous occupation syrienne que les bombes humaines du Hezbollah font sauter les camps des GI et des parachutistes français du
« Drakkar ». Et quand une voiture piégée ensanglantait une rue de Beyrouth, la question immédiate des intellectuels libanais était toujours la même : Que veut dire Assad ? Quel est son message ? Attentats au Moyen-Orient, bombes en Europe – comme la terrible explosion de la rue Marbeuf à Paris -, assassinats politiques, enlèvements…
Dans les années 80, le régime ne recule devant rien pour arriver à ses fins. Damas héberge Abou Nidal le tueur, utilise ses services, et devient la capitale de toutes les fractions politiques : ennemis d’Arafat, opposants irakiens, terroristes du Hamas et du Hezbollah… « On y trouve même des Yéménites prosyriens », dit un diplomate. En une décennie, la Syrie d’Assad est devenue aux yeux du monde synonyme d’État terroriste.
Pourtant, le sphinx n’est pas assoiffé de sang. Il préfère de loin se faire chat : « Il n’écrase jamais complètement son adversaire, comme il ne fait jamais confiance à un allié, explique Karim Pakradouni. Pour lui, il n’y a pas d’amour ou de haine éternelle. Il n’y a que des alliances transitoires. » Le jour où Rifaat, son frère, profitant d’une crise cardiaque d’Assad, jette ses troupes dans la rue, le président quitte son lit d’hôpital, va voir Rifaat et lui dit : « Tu veux contester le pou-voir ? Mais le pouvoir c’est moi. Et je suis là. »
Rifaat, longtemps exilé, ne reviendra que pour s’installer dans une prison dorée. Et après avoir fait assassiner Kamal Joumblatt, quand son fils Walid se résout à lui rendre visite, au quarantième jour de deuil, le doute n’est pas permis : « Il sait que je sais. Je sais qu’il sait », a dit un jour Walid Joumblatt. Leur première rencontre est shakespearienne : « Comme tu ressembles à ton père ! », s’exclame Assad. Plus tard, il lui glissera, chaleureux : « Viens me voir plus souvent. » Et il était probablement sincère.
Assad est double. En Syrie, chaque poste de chef est flanqué d’un numéro deux souvent plus important. Sur la scène internationale, quand l’Irak baassiste entre en guerre contre l’Iran, lui, le leader arabe, prend le parti des Perses chiites. Quand Sadate va à Jérusalem, Assad se rapproche aussitôt de son ennemi, l’Irakien Saddam Hussein. Quand l’URSS, qui a été son principal protecteur et fournisseur d’armes, s’effondre, il sait convaincre Washington de son rôle de verrou incontournable de toute paix au Proche-Orient. Au Liban, en dix-sept ans de guerre, il sera tour à tour l’allié ou l’adversaire résolu des chrétiens, des Druzes, ou des Palestiniens qu’il finira par chasser du pays.
Et en 1990, en pleine crise économique, traité d’« État terroriste », en butte à l’hostilité des Grands, il retrouvera une virginité en rejoignant le camp des alliés pendant la guerre du Golfe. Il jongle avec les alliances mais poursuit son chemin. « Le génie de sa politique, c’est un : de créer un obstacle ; deux : d’en faire porter la responsabilité à un autre ; trois : de négocier la levée de cet obstacle ! », explique un homme politique. Il ne vient au Liban que parce qu’on l’appelle politiquement d’abord, puis militairement. Mais quand il a glissé son doigt ! « Je l’ai souvent entendu dire : “N’oubliez pas que je suis le problème et la solution” », se rappelle Karim Pakradouni.
Mais le chat sait faire le dos rond quand l’ennemi est trop dangereux, ou le contexte défavorable. Il ne bouge pas et cantonne ses troupes dans la Bekaa quand Israël envahit le Liban en 1982, chasse les Palestiniens de Beyrouth et aimerait bien en profiter pour écraser sur place l’armée syrienne. Il ne réagit pas quand Shimon Peres déclenche en avril dernier l’opération Raisins de la Colère au Sud-Liban. Il attend, le laisse s’enferrer, et ensuite seulement négocie. Avec dureté. Lors de la dernière crise, Warren Christopher viendra dix-sept fois à Damas. Dans la voiture qui le conduit de l’aéroport au palais, il annonce qu’il vient demander la démilitarisation du Hezbollah au Sud-Liban, sous contrôle syrien. « Vous avez déjà vingt minutes de retard. Le président attend Benazir Bhutto. Il ne pourra pas vous recevoir. Désolé. » Et la voiture fait demi-tour ! Le lendemain, Christopher est reçu en grande pompe, mais il ne parle plus de démilitariser le Hezbollah.
Tour à tour chef arabe central dans la crise du Moyen-Orient ou leader d’une Syrie dans l’oeil du cyclone, le phénix a toujours su renaître de ses cendres. Même si on l’a vu, « blême comme la mort », pleurer – hé oui ! – sur le corps de son fils Bassel, tué en 1994 dans un accident de la route, ce fils qu’il avait si longuement préparé à sa succession. « Pour lui, c’est le temps des désillusions », confie le professeur Moshe Maoz, dans sa villa de Jérusalem. Israélien, biographe spécialiste d’Assad, il ne cache pas une sorte d’estime pour celui qu’il étudie depuis vingt ans sans l’avoir jamais rencontré. « Ici, on le regarde comme un démon. Mais il est avant tout un réaliste. Il sait qu’il doit marcher vers
la paix. »
Fabuleux tacticien, Hafez el-Assad a vu pourtant s’écrouler bien des rêves. Le panarabisme est mort, la cause palestinienne lui a échappé, la guerre contre Israël a échoué, certains pays arabes ont signé une paix séparée avec l’ennemi. Il tient le pouvoir dans une Syrie forte mais qui a besoin du Liban pour se moderniser. Est-il encore incontournable ? Lui reste persuadé qu’Israël est une anomalie qui sera avalée par l’histoire du monde arabe. Jusqu’à présent, il se satisfait à merveille du « ni guerre ni paix ».
Alors quelle paix signer ? Une paix froide ? Une simple trêve ? Lui aimerait parapher un texte qui reconnaisse son rôle régional : le premier. Pas une paix qui prenne acte de la puissance d’Israël, cette « hégémonie » qu’il a combattue militairement. Pas ce « nouveau Moyen-Orient » de Peres, qui l’inquiète. Tout sauf ce contre quoi il a toujours lutté : la banalisation de la Syrie. Ces derniers jours, à l’approche des élections israéliennes, comme chaque fois que son monde risque de basculer, Hafez el-Assad est parti réfléchir, seul, dans sa villa de Lattaquié, au coeur de la montagne alaouite.
Jean-Paul Mari
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