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 Asie• Inde

Le rêve sanglant des nationalistes hindous

publié le 29/09/2006 | par Jean-Paul Mari

Ils ont massacré des musulmans et s’en prennent aujourd’hui aux chrétiens. Grands inquisiteurs d’un intégrisme hindouiste qui veut édifier une Inde forte et pure, ils constituent la frange la plus extrémiste du parti au pouvoir


Ce fut une nuit de feu et de flammes, de cris, de coups et de terreur. Une nuit sacrilège. Ils sont arrivés à pied juste après minuit, se dérobant à la clarté de la lune en passant par la forêt et lesrizières, avant de se faufiler entre les maisonsde torchis. Monoharpur n’est qu’un minuscule village tribal, sans eau ni électricité, où l’on ne parle que le santhali; une soixantaine de cases dont une vingtaine habitées par des chrétiens, un îlot d’humanité perdu dans l’Orissa, le ventre creuxde l’Inde.
Dans Monoharpur endormi, Misa, le chauffeur de la Willis Jeep, somnolait sous une hutte de feuillage, à une vingtaine de mètres de l’église. C’est le bruit qui l’a réveillé. Des coups de gourdin sur la carrosserie, des vitres qui explosent et les hurlements d’hommes qui s’excitent: «Jaï! Vive le Bajrang Dal! Brûlons-les!» Misa pense aussitôt au «sahib», Graham Stewart Staines, ministre baptiste australien, qui dort avec ses deux enfants de 6 et 10ans, Timothy et Phillip, dans la Willis Jeep, devant l’église. Il sort de la hutte, entend des voix menaçantes qui parcourent le village: «Ne sortez pas! Nous tuerons tous ceux qui essaieront de les sauver!»
Sur la place de Monoharpur, une cinquantaine d’hommes brandissent des torches, poussent des fagots de paille sur les roues avant et le réservoir du véhicule de Graham. Misa l’aperçoit un instant, luttant sous les coups pour sortir de la Jeep, puis refluer en essayant de protéger ses enfants des flammes qui enveloppent l’habitacle. Le klaxon bloqué hurle un interminable appel au secours, mais Misa ne peut aller plus loin. Il se fait bastonner et repart chercher de l’aide. Dans le village, les habitants se terrent. Il implore le chef de la communauté: «Les enfants. Aidez-moi!» Le vieil homme, ému, hésite, entend les déflagrations des pneus qui explosent de chaleur: «Impossible! Ecoutez, ils ont des bombes!» Quand Misa revient vers l’église, il découvre un immense brasier, entend le chef du commando émettre un long coup de sifflet, et le groupe repart en bon ordre, comme il est venu, par la forêt. On jette en vain quelques seaux d’eau sur l’incendie, qui gagne l’église, deux émissaires courent 14kilomètres vers le premier poste de secours, où les policiers les interrogent toute la nuit avant de se décider à grimper jusqu’à Monoharpur. Devant l’église entourée par les villageois en pleurs ne restent qu’une carcasse noircie, trois corps calcinés et une montre, celle de Graham, arrêtée le samedi 23janvier 1999 à minuit et trente-quatre minutes.
A un jour de piste de là, dans la mission protestante de Baripada, Gladys, grande femme blonde en sari vert pâle, sourit aux visiteurs en joignant les mains sur sa poitrine. Dans la ville-bazar informe, succession d’échoppes de quincaillerie et d’hôtels crasseux, la mission aux murs couleur sable et aux volets vert cru respire le silence, la prière et l’austérité. Graham vivait là depuis vingt-quatre ans, envoûté par la terre indienne. Gladys arrivait droit de sa ferme australienne de Brisbane. Elle a appris le dialecte local, a rencontré Graham, l’a épousé et lui a donné trois enfants, une fille et deux garçons blonds, ceux qui sont morts quelques jours plus tôt, brûlés vifs avec leur père. C’était la première fois qu’il les emmenait tous les deux en voyage dans une de ces communautés chrétiennes éloignées qu’il rencontrait une fois par an. Le jour, on priait beaucoup; à la nuit, devant les fidèles émerveillés, on projetait des diapos naïves sur l’histoire de la Bible puis on dormait entre chrétiens, dans une hutte de paille ou un sac de couchage, à même le plancher de la Jeep.
Chaque voyage était une mission, une fête. Graham n’était pas comme certains missionnaires pentecôtistes américains exaltés qui brandissent une Bible, ordonnent aux tribus animistes de jeter à bas leurs idoles et récompensent la poignée de baptisés. «Mon mari n’a d’ailleurs jamais converti personne», dit Gladys. Avec 23millions de chrétiens – 4millions de moins qu’en 1990 – et une petite communauté noyée dans un milliard d’Indiens, on cherche d’ailleurs en vain le danger d’une guerre des âmes.
A Baripada, tout le monde aimait Graham, il était le responsable dévoué de la grande léproserie plantée à la sortie de la ville. A l’intérieur, on avance au milieu d’une centaine d’hommes et de femmes au visage et aux membres rongés par le fléau maudit. Le missionnaire savait que le mal qui les a chassés de leur village n’est dû qu’à une simple bactérie et qu’on peut les soigner en six mois à deux ans à coups d’antibiotiques et de chaleur humaine. Comme cette gamine arrivée lépreuse, tremblante de malaria, affamée et mourante parce que abandonnée par ses proches; comme cette vieille femme qui pleure en frottant ses moignons sur son visage: «Monsieur Graham nous aidait. Ils l’ont tué. Qui va s’occuper de nous maintenant?»
Gladys, sa veuve, a décidé de rester. Pour elle, un éternel sourire aux lèvres, tout est clair: «Dieu a permis ce drame. Ils sont allés vers Jésus. Quand je mourrai, je les rejoindrai.» Mais aujourd’hui, dans l’Orissa, la peur est là, et des policiers armés de fusils campent devant la mission. Surtout après avoir appris le viol d’une religieuse et l’assassinat de deux chrétiens d’une tribu locale. Alors on se rappelle les cris des assassins: «Vive le Bajrang Dal!» du nom d’un mouvement d’extrémistes hindous, ceux qui mènent depuis dix ans une guerre sanglante aux musulmans indiens et qui, en 1992, ont rasé au nom du dieu Ram une célèbre mosquée du XVIe siècle à Ayodhya. Autour du bûcher de Monoharpur, on a reconnu Dara Singh, un homme de main, illuminé, recherché notamment pour avoir intercepté un convoi de vaches qu’on menait à l’abattoir. Dara Singh et ses hommes ont d’abord libéré les animaux sacrés puis ils ont réduit en cendres le camion avec son conducteur.
Désormais, on s’attaque aux chrétiens, indiens ou étrangers, où qu’ils soient. Dans l’Orissa, à l’ouest et surtout à l’est, dans le lointain Etat du Gujarât. Pour y accéder, il faut gagner le golfe du Bengale et Calcutta, son nouveau pont de Howrah, son métro ultramoderne, ses mendiants éternels et ses rickshaws qui tirent toujours leurs charrettes à bras et courent entre les camions, pieds nus sur le pavé noirci de la Cité de la Joie. Ici, les villes sont plus grandes que les hommes. Puis on traverse tout un continent en survolant la blancheur du Taj Mahal, sublime monument d’amour à la femme disparue, pour atterrir au bord de l’océan Indien. Dans Bombay l’affairée, l’agitée, où l’on flotte dans la foule, bouchon emporté sur un fleuve en crue, à demi noyé et sonné par le bruit des klaxons et la poussière de la rue; Bombay la fourmilière où l’on comprend ce que c’est que de n’être rien sinon une infime partie du tout; Bombay la fébrile, la tourmentée, rebaptisée «Mumbaï» par les ultraconservateurs hindous qui régentent la ville.
Planté au milieu des marais, l’Etat du Gujarât est encore à une longue journée de voiture, etle misérable district de Dang à un bon siècledes tours de verre d’une capitale qui n’a ni le temps ni le coeur de s’apitoyer sur les victimes de la campagne. Là-bas, pourtant, en un an, on

aincendié 34églises, brûlé des Bibles, pillé deschapelles, attaqué des réunions de prière, violé des religieuses et battu à mort des intouchables oules membres des tribus qui avaient le tort d’être chrétiens. Une centaine d’agressions recenséesen 1998, beaucoup plus qu’en cinquante ans d’indépendance. Ce ne sont plus des incidents, c’est une campagne.
Et que dit le gouvernement du BJP, Parti indien du Peuple à la tête d’une coalition? Rien ou si peu. En visite sur les cendres des églises du Gujarât, le Premier ministre Vajpayee, réputé modéré mais surnommé «le Masque», a conclu que «les conversions méritaientµ un débat national». Bien sûr, officiellement, le gouvernement condamne l’horrible autodafé de Monoharpur, mais le président du BJP, parti du Premier ministre, s’empresse de disculper les extrémistes du Bajrang Dal en affirmant que ses «frères, bons nationalistes, ne sont pas responsables de ces crimes». Et on a envoyé une délégation ministérielle qui, à peine le pied posé à Monoharpur, a crié aussitôt au complot destiné à nuire au gouvernement et à son parti!
Pour tenter de comprendre, il faut remonter à la campagne électorale du BJP et à son slogan: «Une nation, un peuple, une culture.» Se rappeler que le mouvement a exploité pendant une bonne dizaine d’années la peur du «danger musulman», communauté de 150millions d’Indiens accusés de proliférer, de devenir une cinquième colonne islamiste soutenue par les riches pays du Golfe et d’être trop proche du voisin musulman, l’ennemi historique: le Pakistan. La destruction dans la liesse de la mosquée d’Ayodhya, le massacre par des foules indiennes hystériques de 3000musulmans à Bombay, et la réponse, sous forme d’une série d’attentats spectaculaires au coeur de la cité indienne, ont mis un terme à la guerre ouverte. Aujourd’hui, la carte du danger musulman apparaît usée. Mais les politiques du BJP, une fois élus, empêtrés dans une coalition de onze partis et confrontés à la realpolitik, n’ont pas pu tenir les promesses faites aux nationalistes les plus durs.
Le BJP n’est que la branche politique, la partie émergée de la grande famille hindouiste. En son sein il y a le puissant VHP, servi par des militants actifs et fanatiques; et l’ABVP, organisation étudiante forte d’un million de membres; et le SJM, qui rassemble des économistes et des hommes d’affaires adeptes du protectionnisme; et le Bajrang Dal, composé de troupes plus jeunes, plus simples et plus rudes, qui agitent la rue, perturbent les meetings, disposent de 6000 groupuscules entraînés à la méditation, au karaté, au tir et qui brandissent leur trident sacré en menaçant: «Tremblez, ennemis des hindous!»
Partout on découvre un noyautage systématique de la société indienne. Tous, du plus humble militant au Premier ministre, se sont forgés dans le même moule brahmane de l’Hindutva, l’identité hindoue. Et tous sont issus de la même matrice, née en 1925, responsable de l’assassinat du Mahatma Gandhi et porteuse de l’idéologie d’une nation purement hindoue dans une perspective millénariste: l’Association des Volontaires nationaux, plus connue sous son sigle: RSS.
Pour rencontrer les Volontaires, il suffit d’aller jusqu’à New Delhi et de suivre les flèches blanches tracées à même le trottoir qui longe un parc. Il est 6h30 du matin, le froid est sec, et la lune éclaire un drapeau safran planté sur l’herbe. Une trentaine d’hommes, de l’adolescent étudiant au banquier bedonnant, sont alignés, en uniforme RSS: short et chaussettes kaki, chemise blanche et chaussures noires. Une heure d’entraînement quotidien: gymnastique, yoga, lecture et prière. Les jeunes pratiquent le maniement du bâton et crient le nom de Shiva pendant des jeux improvisés. Puis on s’aligne, raides et le pas militaire, le bras fléchi sur la poitrine en forme de salut du RSS. Et on entonne des chansons patriotiques qui parlent de tradition, de montagne sacrée, de rivières et de gourous: «Tout ce qui nous apporte une vibration, et la fierté d’appartenir à une grande nation!», dit Brij Mohan Sethi. Il a 48ans, fait partie de la caste des guerriers, dirige un hôtel, une entreprise de construction, et depuis l’âge de 12ans n’a jamais manqué un entraînement du Shakha, l’une des 1941 «unités» recensées à New Delhi. Il peut parler des heures de l’entraide entre les Volontaires, du goût d’être ensemble, de la force et de la gloire qu’on tire à appartenir au «système universel hindou»: «Il y a plusieurs milliers d’années, l’Inde était le pays le plus riche du monde, en sciences, en technologie et en culture.» Il enrage pêle-mêle contre la pollution moderne, la perte des valeurs morales, l’éducation qui oublie la religion, et le partage de l’Inde par la colonisation. Et il prophétise: «Les Etats-Unis sont minés par le crime, l’URSS n’existe plus, tous les systèmes s’effondrent. Sauf le nôtre. Le siècle prochain sera un siècle hindou!» Dans un quartier plus chic, au domicile du président du VHP, l’élégant V. H. Dalmia, idéologue à la voix douce et au point ocre rouge sur le front, dit la même chose en termes à peine plus choisis. Il parle d’«hindous victimes», maltraités et menacés dans leur pays, des Mogholsqui, autrefois, ont détruit 30000temples hindous, du Gange divin pollué que l’on veut briser par un barrage impie, des vaches sacrées que l’on abat, et de la nécessité de reconvertir les hindous abusés par des «religions étrangères». Un peu plus loin, dans les locaux du BJP, Jana Krishnamurti, vice-président du parti au pouvoir, insiste sur la modernité du sanskrit, langue sacrée, et sur la nécessité de la promotion de l’hindouisme dans les hôpitaux, les écoles et les manuels d’histoire. L’air grave, il évoque le danger des «nombreuses conversions forcées» qui peuvent mener à «des idées séparatistesµ». Quand on lui parle des attentats dans le Gujarât et dans l’Orissa, il répond, embarrassé et agacé, que «tout cela est monté en épingle par les médias et très exagéré»!
Et il est vrai que toute la presse indienne fait la une avec horreur sur le bûcher de Monoharpur. Et que l’opinion publique, bouleversée, ne parvient pas à croire au «danger» d’une minuscule minorité chrétienne et de ses écoles où sont passées les élites de l’Inde moderne. Cette fois, les extrémistes nationalistes sont allés trop loin, et les Indiens, choqués, soupçonnent une arrière-pensée politique. Peut-être parce que chaque nouveau chrétien est un vote perdu pour les nationalistes et que l’éducation des intouchables les pousse, loin des brahmanes, vers des écoles qui leur étaient autrefois interdites. Ou, plus sûrement, à cause de l’érosion électorale du BJP, de ces élections anticipées qui paraissent inévitables et d’une femme, belle-fille d’Indira, Premier ministre assassiné, et veuve de Rajiv, autre Premier ministre assassiné. Désormais, promue à la tête du Parti du Congrès, le parti d’opposition aux nationalistes, le nouveau leader attire les foules indiennes à ses meetings. Elle est d’origine italienne, catholique et romaine et s’appelle Sonia Gandhi.

JEAN-PAUL MARI


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