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Le spectre du stalinisme

publié le 29/12/2007 | par grands-reporters

Cinquante-quatre ans après sa mort, Joseph Staline sème toujours le trouble en Russie. Les opposants au régime de Poutine voient de plus en plus de similitudes entre les méthodes d’aujourd’hui et le stalinisme d’hier. La Russie est «en train de se transformer en dictature», selon Garry Kasparov, ancien champion d’échecs et l’opposant numéro un au pouvoir. Le Kremlin vient de mettre en place un nouveau manuel d’histoire. Joseph Staline y est présenté comme «l’un des dirigeants les plus efficaces d’URSS». Aux législatives du 2 décembre, le Parti communiste arrive deuxième avec seulement 11% des voix. C’est son rival le parti Russie unie de Vladimir Poutine avec ses 64% des voix qui a maintenant « le rôle dirigeant » du PC sous l’URSS.


Des matriochkas bigarrées rangées par tailles, des rouets de bois sculpté, des châles traditionnels et des chapkas en fourrure, les comptoirs du marché moscovite Izmaïlovo sont le paradis des touristes. Un tableau sombre dénote parmi les alignements d’icônes ocre: un portrait à l’huile représentant un œil malin surmonté d’un épais sourcil caucasien, et l’inévitable moustache foisonnante. «Staline. 600 dollars. Par un peintre de la fin des années 30 – explique un jeune vendeur. «Nous en avons également des plus petits, pour 300 dollars.»

Les bustes en bronze, les posters, les assiettes au profil du «petit père des peuples» ne manquent pas sur le marché Izmaïlovo. Il faut pourtant avoir l’œil pour les dénicher parmi les amoncellements de vielles jumelles, montres, appareils photos, drapeaux et médailles soviétiques. Les vendeurs préfèrent garder Staline un peu à l’arrière-plan. Pour eux, la tendance n’est pas très claire. Le Vojd est à la mode. Mais on ne sait pas trop s’il attire le client plus qu’il ne lui fait peur.

En 2006, selon un sondage du Centre Levada, 36% de la population approuvaient Staline, contre 38 % qui le désapprouvaient.

Pourtant, la mémoire collective est vive. Des dizaines de millions de Soviétiques souffrirent cruellement des purges staliniennes et du Goulag, le gigantesque système de travail forcé du régime. Des peuples entiers furent déportés! Mais en 1956, il y a déjà un demi-siècle, le XXe Congrès du Parti Communiste Soviétique dénonça le culte de la personnalité. Un discours secret de marqua le début de la «déstalinisation »: la plupart des prisonniers politiques furent libérés, l’État réhabilita des victimes à titre posthume. Guidés par leurs maîtres, les écoliers soviétiques durent découper de leurs manuels scolaires les pages du portrait du Vojd. À Stalingrad, un monument de 40 mètres de haut, tout à la gloire de Staline, fut remplacé par une statue de Lénine. Partout ailleurs en URSS, les villes plus pauvres se contentèrent de déboulonner le dictateur sans le remplacer. Longtemps, des piédestaux de bronze ou de granit trônèrent, piteusement vides, au milieu des parterres des places centrales…

Aujourd’hui, le «petit père des peuples» est de retour. En mars dernier, à Barnaoul, au sud de la Sibérie, les activistes du «Mouvement de défense de l’histoire russe» ont lancé une collecte de dons afin d’ériger un monument à Staline. En 2006 à Volgograd (ex-Stalingrad), sous l’influence des vétérans de la Seconde Guerre mondiale, un homme d’affaires local a financé un musée Staline. Les vétérans cherchent depuis des années à rétablir l’ancienne appellation de la cité à la gloire du dictateur. Selon le colonel Vladimir Tourov, ancien de la bataille qui a marqué le tournant de la guerre, «la nouvelle génération trahit la victoire de la Seconde Guerre mondiale » en minimisant le rôle de Staline dans la bataille. Un sosie de Staline a récemment ouvert un autre musée au Daguestan (Caucase du Nord). Non loin, en Ossétie du Nord, des communistes ont érigé deux monuments à la gloire de Staline. «Sous Staline, notre pays a été respecté et notre opinion a été prise en considération» – expliquent-ils.

Pourtant, ces petites initiatives locales des dévots communistes ne sont rien comparées à l’ambitieuse opération des autorités russes. L’été dernier, un nouveau manuel d’histoire rédigé sur commande du Kremlin a provoqué un vrai scandale dans les milieux scientifiques. Le «Livre pour l’enseignant de l’histoire contemporaine de la Russie (1945-2006)» présente Staline comme «l’un des dirigeants les plus efficaces de l’URSS.» Le manuel explique – justifie les répressions par «la volonté de mobiliser la société afin de la pousser à accomplir des tâches irréalisables. » En juin dernier, le président Vladimir Poutine a fait appel aux enseignants d’histoire : «N’autorisons personne à nous imposer le sentiment de culpabilité.»

Pour Sergueï Kovalev, défenseur des droits de l’homme et ex-dissident soviétique, la Russie moderne est sur la voie d’un retour vers le passé: «Le dévouement des autorités à la période stalinienne est évident, bien que le président ne mentionne pas le nom de Staline dans ses discours à la nation. La censure est bien présente, bien qu’il n’y ait pas d’organes de censure. La justice exécute les commandes des autorités. Le président est un lieutenant-colonel du KGB, son entourage le plus proche vient également du KGB. C’est une honte nationale, et nous la contemplons tranquillement!»

Le dictateur rouge n’intéresse pas seulement les vieux. En juillet dernier, selon un sondage du centre d’analyse Levada, 54% des jeunes de 16 à 29 ans ont estimé que Staline avait accompli plus de bien que de mal. «Ce n’est pas parce que l’époque stalinienne leur plaît que les jeunes gens sont enthousiastes à l’égard de Staline, mais parce que le présent les dégoûte. C’est pour épater, c’est un moyen de manifester un challenge à l’actualité qu’ils n’acceptent pas. Ces garçons, les nationaux bolcheviques [le mouvement radical d’Edouard Limonov connu pour ses actions de rue] qui crient ‘Staline! Beria! Goulag!’ ne savent tout simplement rien de cette époque,» explique Sergueï Kovalev.

Aujourd’hui se souvenir de «cette époque» est à la mode. Récemment, presque toutes les chaînes nationales ont montré des séries rétro sur les années 1930 à 1950 . Des vues du Moscou monumental de l’époque stalinienne, des immenses appartements des intimes du Vojd, des scènes de danse au son des gramophones. Dans ces séries, il est clair que la reconstitution cinématographique de cette époque a coûté cher. Mais les horreurs de la guerre, les camps du Goulag et autres exécutions arbitraires massives sont consciencieusement gommées. Cette année, la chaîne de télévision NTV a diffusé une série de 40 épisodes intitulée Staline Live. On y montrait le tyran en proie au repentir, dans les derniers mois de sa vie. Sur une chaîne, il est un grand-père sage et débonnaire. Mais sur une autre, il est un cafard moustachu, un être inhumain.

Igor Kvacha, qui a récemment interprété Staline dans le premier cercle, une adaptation télévisuelle d’un ouvrage d’Alexandre Soljenitsyne, a une opinion sans équivoque sur son personnage: «Staline est un monstre. Je pense qu’il est l’homme le plus horrible de l’histoire humaine. Plus horrible qu’Hitler. Beaucoup plus horrible. Hitler, au moins, n’exterminait pas son propre peuple.»

L’interprétation de l’histoire récente par les autorités russes rend l’ancien dissident soviétique Vladimir Boukovski perplexe: «C’est un pays schizophrène. La série «Le premier cercle» passe à la télé d’État russe. Simultanément, sur une autre chaîne d’état, on affirme qu’il n’y avait pas de répression sous Staline. C’est un dédoublement de la personnalité symptomatique.»

Au fond, les Russes savent bien que Joseph Staline était un tyran sanguinaire. Mais son époque conserve un parfum épique fascinant. Une époque où tout était grand: des fameux gratte-ciels staliniens à Moscou à la grande victoire dans la Seconde Guerre mondiale, sans oublier… les Grandes Purges.

Lisa Alissova (Moscou)


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