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L’ennemi public numéro un est fatigué

publié le 30/05/2008 | par Benjamin Barthe

Zakakia Zubeïdi, commandant des Brigades des martyrs Al-Aksa à Jénin veut tourner la page et rêve de faire du théâtre. Pour Israël, c’est un terroriste à neutraliser au plus vite.


Son visage ne lui appartient plus. Moucheté de fines brûlures, séquelles de l’explosion accidentelle d’une bombe artisanale, il est autant familier des téléspectateurs palestiniens que de leurs voisins israéliens. Pour les premiers, il est un combattant intrépide, un as de la clandestinité, toujours pourchassé, jamais attrapé. Pour les seconds, il est un terroriste en sursis, promis à la prison ou à une précoce mise en bière. Agé de 31 ans, coqueluche des journaux télévisés, Zakaria Zubeïdi, le commandant des Brigades des martyrs Al-Aksa à Jénin, dans le nord de la Cisjordanie, ne se reconnaît dans aucun de ces clichés. Cinq ans après avoir accédé à la tête de cette milice issue du Fatah, le parti du président palestinien Mahmoud Abbas, ce jeune père de deux enfants joue profil bas. Il assure qu’il n’aspire qu’à ranger le revolver argenté glissé dans le dos de son pantalon et à poursuivre en paix les études de sociologie qu’il a récemment entamées. « L’Intifada a perdu son âme, dit-il. C’est un fiasco. Il est temps de faire une pause ».

Il reçoit devant une maisonnette au sommet du camp de réfugiés de Jénin où il est né. La cour surplombe le dédale de ruelles qui fut en avril 2002 le théâtre de l’offensive israélienne « Rempart ». Dix jours de combats acharnés rentrés tout droit dans l’épopée palestinienne. La centaine d’habitations qui avaient été rasées à l’issue de cette opération, puis reconstruites grâce à l’argent du Sheikh Zayed des Emirats Arabes Unis se distinguent du reste des bicoques décrépies par la couleur crème de leurs murs. Zakaria Zubeïdi est vêtu d’un jean, d’un T-shirt et d’un blouson passe-partout. Les pigments de poudre incrustés dans son visage s’apparentent à des tâches de rousseur juvéniles. La poignée de main est franche, le sourire avenant. Le « senior terrorist » décrit par les communiqués de Tsahal arbore une dégaine de shebab (jeune) comme les autres.

Ses mots en revanche, sont ceux d’un homme au bout du rouleau. Un fugitif qui a échappé à une demi-dizaine de tentatives d’assassinats, dort d’un œil depuis cinq ans et change de planque tous les jours ou presque. « Je me sens tellement fatigué, tellement faible, lâche-t-il en s’asseyant sur une chaise en plastique dans la cour, avec ses deux portables posées sur une table basse. Le mur (la barrière de séparation israélienne, Ndr) et les violences de l’armée, ont étouffé l’Intifada. L’incapacité de nos dirigeants à formuler une véritable stratégie a également joué. Au lieu de lutter contre l’occupation, le Hamas et le Fatah passent leur temps à lutter l’un contre l’autre. Tout le sang que nous avons versé n’a servi à rien ». Zubeïdi parle en expert. Son père, un militant du Fatah, est mort en prison d’un cancer mal soigné. Sa mère a été tuée par balles, alors qu’elle observait une incursion de l’armée par la fenêtre de sa maison en février 2002. L’un de ses frères, enrôlé dans les Brigades des martyrs Al-Aksa, est mort dans la grande attaque d’avril 2002.

A cette époque, Zakaria a dû sa survie à une sorte de miracle. Les bulldozers de l’armée s’approchaient du réduit où il s’était caché avec quelques compagnons d’armes. Ils sont sortis, à tour de rôle, se rendre aux soldats israéliens. En slip et maillot de corps, la tenue obligée pour ne pas se faire tirer dessus. Mais Zubeïdi, qui n’était alors qu’une jeune recrue de Ziad Amr, le chef des Brigades, a décidé de rester. Un acte de bravoure dicté… par des considérations vestimentaires. « Je n’avais pas de slip, dit-il. J’ai préféré prendre le risque de mourir plutôt que d’apparaître nu devant les habitants du camp ». Le pari fut payant. La maison s’est écroulée mais un pan de mur l’a protégé. Après six jours, il est sorti indemne de sa bulle de béton.

Cet épisode tragi-comique est à l’origine de sa montée en grade. Persuadé que Zubeïdi a péri dans la destruction de leur planque, les militants arrêtés le désignent comme l’un des meneurs de la résistance. En l’espace de quelques semaines, il se retrouve dans le peloton de tête des activistes recherchées par l’armée israélienne. La rumeur se propage dans le camp, son aura grandit, les médias accourent. Fin 2002, après qu’un tir de missile a anéanti la carrière d’Ala’a Sabagh, successeur de Ziad Amr tué dans l’offensive Rempart, Zakaria Zubeïdi est naturellement promu leader des Brigades Al-Aksa.

A ce poste inattendu, il manifeste un caractère indomptable. Ses hommes font le coup de feu sur les routes utilisées par les colons. Il refuse de joindre la trêve proclamée au printemps 2003 par le Hamas et le Fatah. Israël l’accuse aussi d’avoir commandité un attentat suicide déjoué de justesse. « Simple vengeance », répond-il aux journalistes israéliens dans l’hébreu parfait qu’il a appris durant ses séjours en prison pendant la première Intifada. Mais Zubeïdi, comme toutes les petites mains de la guerre des pierres, a aussi des comptes à régler avec le régime palestinien. « Le processus de paix ? Je n’ai jamais su ce que c’était, dit-il Quand les fils de l’élite étudiaient à l’étranger, moi je trimais sur les chantiers de construction de Haïfa. Par la suite je me suis engagé comme policier. Et pendant que j’essayais de maintenir l’ordre, les colonies juives autour de Jénin continuaient de pousser ».

Alors le déçu d’Oslo s’improvise shérif de Jénin. Il kidnappe le gouverneur, incendie ses bureaux, prend d’assaut les locaux des services secrets et se permet même de mitrailler le convoi d’un ministre de l’Intérieur. Rumeurs de collaboration, manque de respect aux shahids, non-versement des salaires à ses hommes : tous les prétextes sont bons pour imposer sa loi. Zakaria-le-renégat sait que son statut d’ennemi public numéro un d’Israël le rend intouchable en interne. « Il est comme mon fils, confirme le gouverneur Qadoura Moussa, pas rancunier. Même si je voulais le mettre en prison, je ne le pourrais pas car une heure après, les soldats israéliens viendraient l’arrêter ».

Leur dernière tentative date de juillet 2006. Le chef des Brigades participait à une cérémonie de condoléances au milieu du camp. Un commando des forces spéciales israéliennes a pilé devant la tente de deuil et ouvert le feu. Zubeïdi s’est sorti de ce nouveau guêpier en rampant sous les rafales. Une baraka insolente qui en laisse plus d’un sceptique dans le camp. « J’ai étudié le yoga en prison, réplique-t-il. J’ai appris à ne pas avoir peur de la mort. Ma capacité de concentration me permet de réfléchir vite et bien face au danger ».

Naguère, Zubeïdi aurait aussitôt tenté de se venger. Mais aujourd’hui, l’action armée ne figure plus en tête de ses priorités. Après avoir passé l’année dernière le tawjihi, le bac palestinien, il s’est inscrit en sociologie à l’université libre Al-Quods. « Parce que je vis au milieu de mon peuple et que je vois sa souffrance, les problèmes sociaux m’intéressent », dit-il. La tête brûlée de Jénin n’est pas encore un étudiant modèle. Soucieux de ne pas mettre en danger la vie de ses camarades, il bouquine à l’écart et se contente d’assister aux examens. Mais un déclic s’est produit. « La pression d’Israël et nos propres insuffisances ont réduit l’Intifada à sa dimension militaire, dit-il. C’est une erreur. L’Intifada doit être aussi populaire et culturelle. Le combattant n’a aucune chance de réussir tout seul ». Ce début de remise en cause est le produit de deux rencontres. Avec Tali Fahima, une jeune israélienne, venue à Jénin lui servir de « bouclier humain », et qui a payé son audace de deux ans et demi d’incarcération. Et surtout avec Juliano Mer-Khamis, un acteur israélien qui a décidé de ranimer les ateliers de théâtre que sa mère Arna, passionaria pacifiste, avait organisé dans le camp de réfugiés au début des années 90.

« Je connais Zakaria depuis qu’il est adolescent, dit Juliano. Je suis impressionné par sa capacité à admettre l’échec de l’Intifada. Il a compris qu’il était important de créer de nouvelles valeurs, de développer un discours de liberté, détaché de la face sombre du nationalisme, de tester une forme de lutte alternative. C’est pourquoi j’ai décidé de relancer le Freedom Theater ». Zubeïdi en est l’ange gardien. Sa réputation attire des dizaines de gamins dans les ateliers d’improvisation. Elle sert de caution à un projet qui fait parfois grogner dans les allées du camp. « Pensez donc, un lieu ou garçons et filles s’amusent ensemble, entourés qui plus est de juifs et d’étrangers ! Sans l’aide de Zakaria, rien n’aurait été possible. Nous n’aurions pas pu canaliser toute cette rage et la transformer en énergie créatrice. Zakaria est un marxiste qui s’ignore. Si Israël arrête de le traquer, il range son flingue et travaille à plein temps pour nous ».

Un point noir apparaît dans le ciel de Jénin et on entend le bourdonnement caractéristique des hélicoptères Apache israéliens. Un portable sonne. L’un des guetteurs embusqués dans le camp confirme l’apparition d’une menace potentielle. Zubeïdi se lève et va se coller contre le mur de la maisonnette. « Oui confie-t-il tout en suivant l’hélicoptère du regard, j’aimerais bien rejoindre le Freedom Theater et même, pourquoi pas, monter sur scène ». Mais cette reconversion n’est pas à l’ordre du jour. Pour l’instant il doit encore courir, se cacher, calculer les risques, anticiper les dangers. Pris au piège de son aura, le défenseur de Jénin ne défend plus que sa peau.

Benjamin Barthe

(photo Saïf Dahlah/afp pour « Le Monde »)


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