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Les confessions d’un marine

publié le 13/09/2006 | par Jean-Paul Mari

Dans un livre qui vient de paraître*, le sergent-chef Jimmy Massey raconte sa mission de recruteur puis de combattant en Irak. Il dit pourquoi il a tué. Et craqué


Jimmy Massey a 34 ans. A l’origine, c’est un gamin du Texas, élevé en bon baptiste du Sud et qui adore chasser l’écureuil avec sa carabine à air comprimé. Après douze années passés chez les Marines, Jim est un homme brisé, un vétéran atteint du syndrome de stress post-traumatique, un dépressif accroché à ses médicaments, hanté par des images de cauchemar où il massacre des civils innocents, scènes vécues en Irak quand il n’était qu’une machine à tuer. Jim a craqué, s’est fait réformer pour raisons médicales et a écrit un livre brutal et cru. Pour raconter la vie d’un marine aujourd’hui, dire « comment il parle, comment il pense, comment il baise et comment il tue ». L’armée a nié les faits et ses anciens camarades l’ont insulté, rejeté ou menacé. Son témoignage ulcère l’Amérique néoconservatrice et choque les tenants du politiquement correct. Aux Etats-Unis, aucune maison d’édition n’a osé ou voulu éditer son manuscrit. Extraits.

Recruteur
« Quand on est recruteur, il faut apprendre vite. Et j’ai rapidement appris que, pour garder son boulot, on ne peut pas se permettre d’avoir des scrupules. »
J’allais tous les jours dans les écoles publiques où je pouvais facilement entrer en contact avec les jeunes. On m’avait déjà remis la liste de tous les élèves, avec leurs numéros de téléphone. Je n’avais donc pas vraiment besoin de la loi de 2002 – le No Child Left Behind Act 1 – qui stipule que tout lycée recevant des fonds fédéraux est tenu de fournir aux officiers de recrutement militaire les noms, adresses et numéros de téléphone de ses élèves. […] Comme d’habitude, je me disais : « Je vais les avoir, ces enfoirés », puisque, il faut le savoir, un recruteur n’a qu’une chose en tête s’il veut payer son loyer : décrocher des contrats. […]
Un jour, en 2000, j’étais avec mon adjudant dans la cafétéria d’une petite université locale. L’adjudant Dalhouse s’est précipité vers moi en disant : « Hé ! sergent-chef, je voudrais vous présenter Timmy. » J’ai levé la tête vers Timmy pour découvrir… un débile mental ! Quatre-vingt-quinze kilos de muscles, des traits et une élocution d’attardé. Perturbé, j’ai regardé mon nouveau boss et je lui ai demandé : « Vous vous foutez de moi ? » Il a répondu avec fermeté : « Non, sergent-chef, vous allez avoir un entretien avec ce type. Il pense sérieusement à s’engager chez les Marines. »
[…] Timmy était petit et massif, il portait un jean, des bottines de travail et un T-shirt aux couleurs de l’équipe de foot du lycée Andrews High School. Il me rappelait le personnage de Lenny dans « Des souris et des hommes » de Steinbeck. Il voulait sérieusement s’engager chez les Marines, c’était manifeste. […] « Maintenant, parlons de ton handicap. Je sais que ça a été plus difficile pour toi que pour la moyenne des gens, et tu as déjà fait preuve de beaucoup de confiance en toi en surmontant ton infirmité. » Timmy a baissé les yeux, j’ai vu qu’il était un peu gêné. Puis il a relevé la tête, le regard brillant de larmes, et, la voix tremblante, il m’a répondu : « Vous avez raison, sergent, ça a été vraiment dur pour moi. Une fois, quand j’étais nouveau, les autres m’ont enfermé dans une armoire. Ils m’ont bousculé en m’insultant. J’étais tellement en colère que j’ai défoncé la porte de l’armoire. – Timmy, plus personne ne t’embêtera. Le corps t’aidera à acquérir toute la confiance en toi dont tu auras besoin pour surmonter les obstacles que tu pourras rencontrer au cours de ta vie. » Il m’a adressé un regard plein de gratitude. […]
Quand un gosse me disait avoir pris de l’ecstasy, voilà le genre de conversation que nous avions : « Ecoute, mon petit gars, tu es sûr que c’en était, de l’ecstasy ? C’était peut-être du Doliprane. » En disant ça, je hochais la tête. « Ouais, je suis pas sûr, en fait.- Donc tu penses que c’était du Doliprane ? » Toujours en hochant la tête : « Ouais, c’était du Doliprane. » […]

La guerre en Irak
« C’est ça, la pacification ? J’ai du mal à m’y faire », ai-je dit d’une voix nauséeuse. « Vieux, il faut mûrir un coup. Si tu continues à faire des remous, ils vont te juger comme criminel de guerre. »
Nous avons atteint le site militaire d’Al-Rashid par une journée couverte, sombre et glauque. […] Quand nous nous sommes arrêtés, j’ai vu dix Irakiens, à environ 150 mètres. Ils avaient moins de 40 ans, étaient assez propres sur eux et vêtus du traditionnel habit blanc. Ils se tenaient sur la route en agitant des bannières et criaient des slogans antiaméricains. […] C’est alors que j’ai entendu un coup de feu passer juste au-dessus de nos têtes, de droite à gauche. J’ai couru jusqu’au milieu de la route pour voir ce qui se passait. J’avais à peine rejoint Schutz que mes mecs ont défouraillé sur les manifestants. Il ne m’a fallu que trois secondes pour épauler. J’ai vérifié mes appuis et aligné mes éléments de visée sur le centre de la masse corporelle d’un manifestant. J’ai inspiré profondément et, en expirant, j’ai ouvert doucement l’oeil droit et j’ai tiré. J’ai regardé les balles frapper le manifestant en pleine poitrine. Mes marines gueulaient : « Venez, fiottes ! Vous voulez vous battre ? »
J’ai tout de suite acquis une nouvelle cible, un manifestant à quatre pattes qui essayait de fuir le plus vite possible. Rapidement, je l’ai visé à la tête, j’ai inspiré profondément, expiré, et j’ai tiré à nouveau. Une tête : boum ! Une autre : boum ! Le centre d’une masse, dans le mille : boum ! Une autre : boum ! J’ai continué, jusqu’au moment où je n’ai plus perçu aucun mouvement chez les manifestants. Il n’y a pas eu de coups de feu en retour. J’ai dû tirer une douzaine de coups. Le tout n’a pas duré plus de deux minutes et demie.
Je savais qu’on leur avait aussi tiré dans le dos ; certains d’entre eux rampaient et leurs vêtements blancs avaient viré au rouge. La 5,56 des M-16 est une balle méchante : elle ne tue pas sur le coup. Par exemple, elle peut entrer dans la poitrine et ressortir par le genou en déchirant tous les organes internes sur sa route. Mes gars sautaient dans tous les sens. Taylor et Gaumont beuglaient : « Revenez, chochottes ! » « Ils ne savent pas se battre, ces enculés ! Putains de lavettes ! » Ils se donnaient des tapes dans le dos en échangeant des « super-boulot ! », mais ils étaient frustrés parce que certains manifestants avaient quand même réussi à s’enfuir. Je voulais continuer à tirer, je n’arrêtais pas de me dire : « Mon Dieu, il doit y en avoir d’autres. » C’était comme de manger la première cuillerée de votre glace préférée. On en redemande. […]
Ces manifestants étaient les premières personnes que je tuais. […] Ça m’avait fait un putain d’effet. Quelle montée d’adrénaline, la vache ! La peur devient un moteur. Elle vous pousse. Ça me faisait plus d’effet que la meilleure herbe que j’avais fumée. C’était comme si tous ceux que j’avais haïs, toute la colère qui s’était accumulée en moi, s’étaient retrouvés dans cet être-là ; on a l’impression d’absorber la vie comme un cannibale. On est vraiment content de soi, on se sent puissant et tout devient clair. On atteint le nirvana, comme un espace d’un blanc lumineux. Mais, au fil des heures, on redescend du nirvana et on se retrouve dans des eaux sombres ; on nage dans une mare de boue et le seul moyen de retrouver cette impression, c’est de tuer à nouveau. […]
Après avoir démarré, au coucher du soleil, nous avons entendu des tirs, au moins une centaine. La compagnie Lima avait ouvert le feu sur un véhicule. J’ai appris plus tard qu’il y avait à l’intérieur trois femmes et un enfant. Autant que je sache, il n’y a jamais eu d’enquête. […]
Quarante-cinq minutes plus tard, une Kia Spectra rouge est arrivée vers nous à environ 60 km/h. Elle a pénétré en zone verte, quelques-uns de mes marines ont lâché un tir de sommation et le sniper a tiré dans le moteur, mais les dégâts n’ont pas empêché le véhicule de continuer en zone rouge. Les véhicules installés à l’arrière ont aussitôt ouvert le feu avec leurs 240 Gulf, nous avons enchaîné avec nos M-16, visé la voiture et tiré au moins 200 bastos à toute vitesse. La Kia s’est arrêtée dans un crissement à environ 25 mètres de mon Humvee, et mes marines ont fondu sur le véhicule et ont commencé à en extraire les quatre Irakiens blessés. Les occupants, des hommes jeunes vêtus avec goût, saignaient abondamment. […] Six brancardiers sont arrivés avec des civières et les ont emmenés. Le survivant est alors venu vers moi en gémissant, une expression torturée lui barrait le visage. Il regardait en l’air, les mains levées : « Pourquoi vous avez tué mon frère ? On ne vous a rien fait. Nous ne sommes pas des terroristes. »
Je me suis éloigné sans rien lui dire et je suis allé m’asseoir dans mon véhicule, abattu. Je suis ressorti en entendant les marines et les brancardiers ramener les occupants de la Kia. « Mais, putain, pourquoi vous les ramenez ? – Sergent-chef, le MO 1 a dit qu’il ne pouvait rien faire pour eux. » J’ai regardé les Irakiens, contenant difficilement ma colère. Ils gigotaient, gémissaient, mourant à petit feu et dans la souffrance. […] Je n’arrivais pas à parler. Je suis allé regarder l’intérieur de la voiture. Evidemment, il n’y avait ni armes ni explosifs. J’étais de plus en plus dégoûté.

Point de rupture
[…] Le capitaine Schmitt s’est dirigé vers moi et m’a demandé, très posément : « Vous allez bien, sergent-chef ? […] – Non, capitaine. Ça ne va pas. – Pourquoi ? » J’ai répondu sans hésitation : « C’est une mauvaise journée. On a tué beaucoup de civils innocents. – Non. C’est une bonne journée », m’a-t-il rétorqué d’un ton autoritaire. Avant que j’aie le temps de répondre, il s’était déjà éloigné, d’un pas sûr.

Aujourd’hui, Jimmy Massey n’est plus un marine. Il vit dans un petit village de Caroline du Nord, consacre son temps à des tournées d’antirecrutement dans les écoles et à militer dans l’association contre la guerre qu’il a fondée avec cinq autres militaires : Veterans Against the War.

Jean-Paul Mari


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