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Les derniers Indiens de l’art

publié le 25/09/2006 par Jean-Paul Mari

Après vingt ans de canulars, de provoc et de rigolades esthétiques, le mouvement d’avant-garde Panchounette se fait hara-kiri en pleine gloire. Jean-Paul Mari raconte, en guise d’oraison funèbre, leur saga .

Ce fut un horrible accident. Au centre de Bordeaux, la mobylette Flandria est toujours là, renversée au milieu d’une gigantesque flaque de sang. Les flics sont venus, témoin la silhouette dessinée à la craie sur le macadam. Déjà, les passants racontent comment le pauvre gosse… «Il roulait trop vite… Bang!» A quelques mètres de là, un groupe de jeunes aux cheveux trop longs pleurent à chaudes larmes. De rire. La silhouette n’est qu’un fantôme de craie, la mobylette a été volée et les vingt litres de sang de boeuf achetés aux abattoirs il y a une bonne semaine… Témoins les premiers asticots qui s’ébrouent sous l’oeil consterné de la foule. «Canular de très mauvais goût», grince le lendemain le journal «Sud-Ouest».

C’était il y a vingt ans. Entre blagues de carabins et terrorisme post-situ, le mouvement Présence Panchounette commençait sa longue marche par un accident de la circulation.
«Nous étions des branleurs; des vrais, ceux assis au bout du banc», dit Frédéric Roux, l’animateur du groupe, un rebelle. Ces jeunes hommes négligés auraient pu très mal tourner, devenir voleurs de Porsche, danseurs mondains, policiers ou banquiers. Mais les cancres sont des ultras, et ces branleurs-là ont de l’ambition. Mieux: une prétention intellectuelle. Nous sommes dans l’après-soixante-huit. Dans les couloirs de la fac de lettres de Bordeaux, l’ordre révolutionnaire fait la chasse à l’ordre ancien; maos et trotskistes se livrent à des guerres de religion. Un pinceau à la main, Fred le rebelle barbouille les murs. Il annonce: «Ce soir, grand combat de nègres.» Derrière lui, un étudiant s’arrête, admiratif. Jean-Yves Gros est connu pour se promener en costume blanc, un seau de peinture à la main, histoire de repeindre les amphis en noir et son costume en Pollock. «On s’est reconnus immédiatement. Et on ne s’est plus quittés.»

Les autres barbus partent à la conquête du pouvoir; eux n’aspirent qu’au désordre. «Tout va bien, ricane Panchounette à coups de graffitis. Tout est comme avant.» En pleine époque psychédélique, ils préfèrent aller au cabaret le Hibou écouter un poète composer des tangos. Le jeune rétro s’appelle Michel. Et de trois! Fred, Jean-Yves et Michel. Voilà pour le noyau dur.
Fils de prolos, petits-fils de dada, ils traînent dans la vieille ville, siège du milieu bordelais, port des immigrés portugais et des zonards. Le dos au mur de la délinquance, les voyous du quartier n’ont que la boxe, le foot ou le rock comme issue de secours. Les Panchounette auraient bien voulu devenir les Rolling Stones mais tous chantent aussi mal qu’ils dessinent. «Restait les arts plastiques. Le seul domaine où on peut réussir quelque chose sans savoir rien faire.» Ils traînent, font les poubelles, collectent des croûtes et sacrifient à la «tendance prolétaire de l’entassement». Fascinés par l’objet, ils vivent dans des cavernes d’Ali Baba.

Dans une ville où les voyous portent des mocassins, l’oeil de Panchounette s’esbaudit quand une Ferrari croise une mauvaise Opel GT décorée d’une queue de tigre Esso. Où est la différence? Les deux objets sont-ils contraires ou situés aux extrémités de la même chaîne sociale? Présence Panchounette a une obsession: le goût, le bon et le mauvais, le chic et le pas chic. Ce qui est «chounette» et ce qui ne l’est pas. A l’époque, Jean-Yves vous entraînait dans sa chambre au placard. Au mur, il y avait une «oeuvre», un immonde slip Kangourou momifié pour l’éternité conceptuelle par une épaisse couche de peinture d’aluminium. Fasciné, il regardait la chose avec un mélange d’horreur et de tendresse: «Voilà. Ça, c’est du chounette!»

Dans le dictionnaire du pavé bordelais, le mot désigne le sexe de la femme. Chounette, connette, conne, etc. Par extension, tout ce qui est joli et mignon. «Et pour nous, tout ce qui a une valeur esthétique, plus affective que transcendantale.» Attention: «Ne pas confondre avec le « kitsch » de l’allemand « verkitchen » qui veut dire « bâcler »», tranchait Jean-Yves. Un dernier regard sur la chose au mur et il éclatait de rire: «Avouons-le: tout cela n’est pas très élégant!»

Avant de maltraiter l’objet avec autant de sérieux, les faux rigolos du conceptuel ont commencé par l’observer. Pour vivre, les cancres travaillent dans la distribution publicitaire. A force de tourner à pied dans les cités ouvrières de banlieue, ils découvrent le monde des «habitants-paysagistes». Ceux-là ont la peur du vide et du manque. Ils vivent dans des villas «Mon rêve». Ils entassent, décorent, et imitent le beau, le bourgeois, le riche. Dans leur jardinet taillé, Versailles en miniature, ils ont installé un petit puits en pneu, sans eau, comme un souvenir de la ferme qu’ils ont perdue. Ou un petit nain en plâtre, dérisoire, sorte de cariatide de jardin à trois francs six sous, «leur Walt Disney ouvrier». De l’art mineur. Chez eux, la cheminée est tapissée de papier peint fausse pierre comme le patrimoine qu’ils n’auront jamais. Les Panchounette tombent en arrêt devant ces symboles simples et forts de mauvais goût parfait.

«On avait devant nous du décoratif pur, un monde qui suivait les traces culturelles du chic, un Versailles sans moyens, conformiste jusqu’à la caricature.» Copie de modèle, copie de la copie; l’imitation finit par dévoiler les défauts de l’original, la parodie dénonce; elle devient une critique sociale. Petit puits, petit nain, tapisserie fausse pierre: Présence Panchounette tient désormais trois oeuvres d’art authentiques. Ce sont des ready-mades, littéralement du «tout-prêt» comme le célèbre «Porte-bouteilles» de Duchamp (1913). Il suffit de décider qu’un objet est une oeuvre d’art. Et il le devient.

A condition de ne pas se tromper: «Le ready-made est le summum de l’art d’en foutre le moins possible», exulte Panchounette. Doté désormais d’une connaissance impressionnante sur l’essence du goût, le mouvement peut se lancer dans une carrière marquée par une série vertigineuse de fiascos.
Jusqu’alors, Panchounette s’est contenté d’écrire «Panchounette assassin» sur les murs de la ville, de submerger les journaux de communiqués mégalomanes ou d’installer des petits nains dans les niches des Saintes Vierges. Bénin.

L’année 72 est celle de la Quatrième Biennale des Arts Panchounette où le mouvement expose des slips en néon, un puits en pneu et un électrophone Teppaz. Un communiqué annonce une «action vidéo de Michel», en clair, une simple télévision allumée devant laquelle s’endorment les vieux du quartier. Nul.

Un an plus tard, Présence Panchounette ouvre le Studio F4, 1, rue de la Vache, à Bordeaux, et invite tous les artistes à exposer leurs oeuvres. Pendant dix-huit mois, le pire et le moins bon vont se succéder. Après les habitants-paysagistes, Panchounette étudie la grande tribu des artistes, leurs rivalités, leurs ambitions et leur violence. Qui est le plus fort? Pour en avoir le coeur net, Le mouvement organise un Championnat du Monde de Boxe des Artistes plasticiens. On vide le Studio F4, on installe un ring et des sacs de cuir et on s’entraîne sérieusement pendant deux mois. Personne ne vient excepté quelques mauvais garçons du quartier. Panchounette, vainqueur toutes catégories, s’autodistribue les médailles. Gag? Pas seulement.

A l’heure où les intellectuels jugent le port d’un survêtement vulgaire et la boxe comme un art finissant, Fred le têtu décide de se transformer en poids welter. En six ans et trente combats, il va devenir champion de France universitaire et écrire un roman: «Lève ton gauche». L’étrange boxeur lit «Art Press» dans les vestiaires: «Sur le ring, quand je prenais trop de coups, je me récitais mentalement la différence entre valeur d’usage et valeur d’échange. Et ça allait beaucoup mieux!» Aujourd’hui, il porte l’+il et l’arcade arrondis de ceux qui connaissent la force de l’humour et des crochets du droit.

Au lycée de Sarlat, Jacques n’a pas oublié ce surveillant qui lui parlait de Guy Debord et des petits nains: «Moi, j’étais plutôt du genre Hegel-Kant», dit Jacques Soulillou, aujourd’hui chargé de mission artistique aux Affaires étrangères. Le premier de la classe de philo est fasciné par ce pion acide et tranchant, ce mélange de culture et de vulgarité, de méchanceté et de tendresse. Jacques n’est pas un cancre mais Panchounette lui pardonne.

Il a l’allure d’un diplomate mais l’âme d’un terroriste, et se prend de passion pour le décoratif, le petit bout de ficelle qui permet de dévider la grosse pelote de l’avant-garde. Vive l’art mineur! Devenu barman dans un camp de nudistes, Jacques écrit un solide essai théorique sur le concept du décoratif. L’ouvrage est terriblement indigeste, mais le mouvement détient désormais une arme terrible: «Pas sérieux, Panchounette? Tenez: lisez ça d’abord!»

En 1976, à force de brio, de sérieux et de travail, le mouvement a réussi à rester totalement inconnu. «Le contenu de Panchounette était pertinent et pointu mais le paquet-cadeau faisait vraiment Prisunic», ironise Jacques. Dans les milieux contemporains, la tapisserie fausse pierre fait pousser des petits cris horrifiés. La quincaillerie de Présence Panchounette n’est qu’un immense foutoir. «J’ai compris tout de suite qu’ils étaient très forts», dit Eric Fabre, directeur d’une prestigieuse galerie d’art contemporain rive gauche à Paris.

Il a 45 ans, une belle fortune et l’air d’un Pierrot qui aurait perdu la lune. D’ailleurs, il perd tout: ses clefs, ses lunettes, et même ses voitures américaines qu’il se résout à abandonner un jour parce qu’il ne se rappelle plus dans quel quartier… C’est un écureuil effarouché qui pointe le museau dès qu’il voit quelque chose de neuf dans le monde de l’art. Un chercheur, le genre de Martien à faire interner d’urgence ou à décorer de la légion d’honneur.

«J’étais un élève médiocre…» On imagine la suite. «Dans ma famille, il y a tellement de collectionneurs gigantesques!» Le jeune homme se promène avec sa grand-mère, on croise le cousin banquier, Robert Lehmann, propriétaire de toute une aile du Metropolitan Museum: «A ma grande surprise, ils sont tombés en pleurs dans les bras l’un de l’autre.» C’est la révélation. «Je me suis dit: 1) Tiens! ils ont des émotions; 2) donc l’art et l’argent ne sont pas incompatibles…» Et 3), malgré le poids du passé familial, il sera galeriste et choisit le petit art contre le grand: «C’est mon combat à distance contre les morts.»

Quand Jacques le philosophe lui parle de Panchounette, Eric dit oui: «Comme toujours. Chaque fois qu’ils venaient me proposer quelque chose, je disais oui. C’est tout.» Et c’est énorme. Jusqu’alors, les Panchounette n’étaient que des Indiens de l’art, ils lui tournaient autour en lui envoyant des flèches. Eric Fabre les fait entrer dans le grand cercle de la caravane des cow-boys.
La première exposition est bien sûr un échec sonore. Présence Panchounette tapisse la devanture de la galerie de papier peint fausse pierre et l’intérieur de papier style Op Art.

D’un côté, l’univers chounette; de l’autre, le discours sur l’avant-garde. Quelle différence _ sinon le regard _ entre le fausse-pierre et les raies de Buren, sublimé par un discours sur l’art, condamné à être chic? On parodie, on brocarde, mais surtout on force la porte entre deux univers qui ne sont pas censés se mélanger. A force de distorsion, Présence Panchounette travaille sur l’écho des choses, cet effet Larsen que produit la juxtaposition des goûts et des objets. C’est souvent moche, mal fait, inachevé: «En un mot, merdique.» Tant mieux, sus au sacré!

En 1978, deuxième démonstration, ils échangent le contenu de deux galeries. Les habitués d’Eric Fabre découvrent avec consternation une avalanche de toiles postsurréalistes _ genre «Salomé dans ses volutes diaboliques» _ venues de chez Bijan Aalam, une galerie rive droite, brutalement submergée par le chounette. Le public s’interroge…

Panchounette provoque, Panchounette jubile. On montre «le Poids de la culture», quelques livres de culture de supermarché accrochés à une barre de poids et haltères; «l’Anniversaire de Bambi», un faon en plastique posé sur un gâteau de cartouches de chevrotines; «Senoufo», une statue de nègre à la tête prise dans un presse-citron. L’exposition «The Best of Panchounette» est suivie de «The Worst of»; Fabre leur offre sa galerie «comme un parapluie atomique». Cet homme-là est un authentique promoteur de l’art. En 1983, premier achat institutionnel: le Centre Pompidou acquiert une oeuvre Panchounette. Le mouvement irrite et se crée quelques ennemis. Ce n’est pas encore le succès mais c’est déjà un début de notoriété.

Châlons, Bordeaux, Los Angeles et Séoul _ «On représentait la France aux jeux Olympiques!» _ on leur ouvre les portes de l’art institutionnel. En 1986 à Labège, près de Toulouse, ils montrent une Afrique de pacotille, «Banlieues sans frontières», histoire de recycler l’art populaire naïf africain dans le monde de l’avant-garde. Sur 1.000 mètres carrés on avance dans une forêt de lianes en plastique jusqu’à un volcan-congélateur qui fume vers le ciel. Exposition forte, les Panchounette ont ratissé le continent africain pour dénicher les +uvres des habitants-paysagistes d’Abidjan et de Lagos. Une découverte.

Cette fois le succès pointe son nez doré, et pour leur vingtième anniversaire, ils créent pour la Fondation Cartier un Vélosolex plaqué or.
Vingt ans! Plus personne ne se déchire aujourd’hui, l’art comme la société est soft et les Panchounette ne dérangent plus grand monde. On les aime. Ils veulent troubler? Ils font rire. Ils montrent une plaque de métal gravé: «Un franc s’il vous plaît. J’ai faim». Et les mondains s’extasient: «Oooh! Comme c’est rigolo!»

«De terroristes post-situ, on commençait à passer au statut enviable d’animateurs de noces et banquets», ricane Panchounette. Bilan: le groupe s’est fait rattraper par l’époque, il commence à être apprivoisé. Horreur. Il devient «décoratif». Ils s’étaient toujours amusés comme des fous. «Et aujourd’hui, on s’emmerde», dit Fred le boxeur. Les cancres authentiques n’aiment pas réussir: «On va pas faire les Panchounette jusqu’à soixante ans!» C’est décidé. On arrête tout. Au moment même où les oeuvres se vendent jusqu’à 100.000 francs pièce?

Eric Fabre acquiesce, plus admiratif que jamais: «Leur fin n’est pas une fin, ils claquent la porte, c’est leur dernière oeuvre. Imaginez une stratégie Perrier où on arrêterait définitivement la production. Formidable! Il ne resterait que « Perrier, c’est fou ».» L’enterrement va durer un an, jusqu’à fin 90. Le temps d’un échange d’exposition entre un hôtel miteux de Cerbère, «le trou du cul du monde» et le château de Chambord. Ensuite?

Ils ne reviendront plus. Les Panchounette savent parodier mais ne truquent pas. Leur mort est du parler-vrai. Eric Fabre continuera à jongler avec sa folie de l’art; Michel, le chanteur de tango, restera brocanteur; Jean-Yves, fou de Pollock d’Afrique et d’aérospatiale, est journaliste à Toulouse; Jacques, le philosophe, termine un second livre, «le Décoratif», et Fred continue à boxer avec la vie. «Nous n’étions qu’un branchette de la pensée libertaire. Un facteur de désordre. Avec le mot « Fin » on ne meurt pas. On va peut-être recommencer autre chose. Faire ailleurs… Ferrailleurs?» Panchounette n’existe plus. Paix à leurs cendres. Elles sont encore bouillantes.

JEAN-PAUL MARI


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