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Les écrivains irakiens face à l’occupation américaine

publié le 14/09/2006 | par Jean-Paul Mari

 » Regardez, ce sont des barbares! » Ils s’appellent Malik al-Mutalabi, Ahmed Khalaf, Hamid Moktar, Abdelkhalil al-Roukabi: ces écrivains irakiens condamnés au silence, emprisonnés ou exilés sous Saddam Hussein, attendaient tout – et trop – des Américains. Et puis ils ont vu le musée livré aux pillards, la Bibliothèque nationale en flammes, les religieux omniprésents, les libérateurs mués en tortionnaires… Ils confient ici à notre envoyé spécial Jean-Paul Mari leurs derniers espoirs et leur désarroi


C’est l’histoire d’une rue, ou plutôt de l’intérieur d’une maison qui veut devenir une rue. Un petit matin dans Bagdad désert, elle se décide à sortir, à passer du secret au grand air, franchit le pont Al-Joumhouriya, joue sur l’autre rive à dessiner un rond-point, un square, une place ou le sentier d’une colline. Soudain un grand cri: « Les pas reviennent! » Les pas des hommes, ceux qui terrifient. Et la rue, le petit square, la grande place se mettent à sauter comme des kangourous pour regagner l’abri de leur maison. Dehors, les pas des hommes avaient tout effacé. « Avant la guerre, sous l’ancien régime, ma seule vérité était le silence », dit l’auteur, Malik al-Mutalabi, visage rond à la Léo Ferré, adolescent de « 59ans et 30mois » qui cligne des yeux à la lumière. Poète, professeur à l’université, linguiste et opposant muet, il écrivait des poèmes où l’humain n’existait pas, sur la nature, les animaux, « la douleur des objets » ou les rues de la ville. Il dit que l’homme ancien, l’écrivain, était coupé en deux, condamné à choisir entre la prison ou l’exil. Le départ vers l’étranger ou l’exil intérieur, le silence. Jeune homme, il était parti en Egypte faire une thèse sur la composition linguistique dans la poésie irakienne contemporaine. En revenant, il trouve « la guerre », il ne dit pas laquelle, celle contre l’Iran, du Golfe ou la dernière, il dit « la guerre » d’hier, d’avant ou d’aujourd’hui, toujours la même. Depuis, il est entré dans le silence. Dans le bureau d’Oudaï, le fils psychopathe de Saddam, on a retrouvé son dossier avec un motif d’inculpation: « N’écrit pas pour le raïs, ni sur la mère de toutes les batailles (la guerre du Golfe). Ecrit sur le… structuralisme! » Son dossier entre les mains, le poète a ressenti la même chose qui l’envahissait à chaque date anniversaire du régime, cette crampe douloureuse à l’estomac, cette peur du fond des entrailles. Pour le 7avril, naissance du parti Baas; le 17juillet, date de la révolution; le 8août, fin de la guerre contre l’Iran… « Ne pas écrire à la gloire du régime, c’était écrire contre lui. » Son frère a fui en Jordanie, et un responsable du parti Baas est venu lui dire qu’il l’arrêterait bientôt à l’université. Il a attendu, terrifié, chaque cours, pendant vingt et un mois. Le responsable n’est jamais venu: « Si je le vois aujourd’hui, je l’embrasse! » Puis a éclaté ce que Malik appelle la « guerre des dieux ». Saddam était un dieu. A la mosquée, la prière pour Allah et son prophète Mohammed durait 3minutes, celle consacrée à Saddam 5 bonnes minutes. Il fallait des dieux pour abattre un dieu: « A la chute de Bagdad, l’Irak s’est retrouvé suspendu, en état de lévitation. » On lui a dit qu’il était « libre » et il a battu des yeux, incrédule, aujourd’hui encore. Ahmed le chiite ne pratiquait pas le silence, sa religion lui permettant la taqiyyah, l’art de la dissimulation quand le croyant est en danger. Ahmed Khalaf, grand écrivain irakien, est à la fois chiite et communiste! Deux raisons de dissimuler sous le règne de Saddam; deux motifs de soulagement quand le dictateur est tombé. Autour de lui, le cercle se resserrait. Un mois à peine avant les hostilités, il venait de publier un roman intitulé « la Mort du père », métaphore limpide sur Gengis Khan et la souffrance de son peuple… « Folie! l’avait prévenu un grand écrivain et ami. Tu as beau être connu, ils ne te le pardonneront jamais! » Les censeurs n’ont heureusement pas eu le temps de lire l’ouvrage. Fin mars, dans Bagdad encore en guerre, Ahmed marche sous les bombes en éclatant de rire, un peu fou, de joie surtout ou de plaisir en voyant s’affaisser la moustache de bronze de la statue du raïs. Début avril, à l’heure de la libération de la capitale, il marche encore mais ne rit plus du tout en regardant les pillards dévaster le musée, brûler les bâtiments publics, les ministères et la grande Bibliothèque nationale. Voilà si longtemps qu’il rêvait de liberté, comme une grande page blanche de l’histoire à couvrir de son écriture. Elle était là, et les « libérateurs » américains laissaient la populace jeter les livres dans les flammes. Paradoxe: la liberté était synonyme de destruction. Aujourd’hui, il dit que les envahisseurs ont défait les institutions, encouragé le chaos, amené l’insécurité. Comment écrire quand le danger est partout? Il ne peut plus traîner le soir avec ses amis poètes dans les cafés littéraires. Hier, il a appris la mort de son ami Kassem Oujam, autre intellectuel communiste, tombé dans une embuscade sur la route d’Al-Hillah, victime de la lâcheté de son garde du corps, des bandits de grand chemin ou d’un règlement de comptes politique. « Tu as la liberté mais tu te méfies de l’autre, dit Ahmed Khalaf. Sous Saddam, il y avait la peur. Aujourd’hui, il y a toujours la peur. » Les héros de ses romans parlent d’émancipation de la femme, critiquent l’archaïsme des traditions de la tribu et la violence des islamistes. Il y a une semaine à peine, les membres de son clan sont venus le voir en délégation: « Tu te moques de nous, mais tu as un nom connu. Viens! On a besoin de toi. » Il refuse. Le chef de tribu regarde les rayons de sa bibliothèque: « Tu es un homme isolé. Rejoins ta tribu. Que feront ces livres pour toi? Ils ne te défendront pas. » Puis il est tombé en arrêt, suspicieux, devant les portraits de Malraux et de Dostoïevski: « Qui est-ce? – Deux imams! s’est défendu l’écrivain. – Ah! Connais pas. Etrange… » Censure sociale, celle des clans, de la tribu, des traditions; censure religieuse, celle des imams, des combattants de la foi, des grands inquisiteurs. Ceux qui s’y opposent reçoivent déjà des menaces dans leurs boîtes aux lettres, et à l’entrée de son amphi un professeur de faculté a buté sur un tract qui demandait sa tête signé « la main rouge ». Aujourd’hui, l’écrivain doit à nouveau retenir sa plume, éviter d’écrire sur les femmes, Dieu ou la tribu: « On peut me tuer pour une phrase. Plus d’un an après notre « libération »! » Il caresse de la main le portrait d’André Malraux, son auteur préféré, son modèle d’écrivain, d’homme et de résistant. « Les autres parlent du « grand Malraux »; moi, je dis « mon cher Malraux », il est avec moi depuis toujours. » Ahmed l’écrivain est subjugué par le talent du romancier français; Ahmed l’Irakien est fasciné par l’attachement pour son pays: « Ni Marx, ni Michel Aflak (le fondateur du baassisme), ni aucun écrivain arabe ne m’ont appris à aimer ma terre avec cette force. » Les premiers jours où il a vu les GI dans les rues de Bagdad, Ahmed l’a accepté en se répétant qu’ils étaient venus pour le libérer. Aux premiers barrages dans la ville, il a commencé à trouver l’invité très envahissant. Depuis l’attaque de Fallouja et les combats dans les villes saintes de Nadjaf et Kerbala, il fulmine à haute voix contre l’occupant: « Les Américains sont venus pour rester: ils nous ont trompés! » Alors il relit encore et encore son héros: « Si Malraux était encore vivant, il serait venu jusqu’en Irak animer la résistance! La résistance, pas le terrorisme aveugle. » Il vient d’écrire l’histoire d’un Irakien qui dort dans la rue en rêvant de liberté, un homme réveillé brutalement par un passant et qui regrette son rêve gâché: « Je suis cet homme-là. J’aurais préféré continuer à rêver. C’était plus beau. » Les choses avaient pourtant bien commencé. On avait ouvert les prisons pour libérer des poètes. Hamid Moktar en était sorti. Amaigri, douloureux, son éternelle casquette de laine sur son crâne chauve, des yeux bleus et enfiévrés, amoureux de René Char et de textes sacrés, mélange de Lénine, de chiite pieux et d’artiste bohème. Il avait raconté sa cellule d’Abou Ghraib, l’électricité et les coups de câble sur la plante des pieds, pendu au plafond tournant, la tête en bas, le visage passant et repassant au ras d’un tableau du visage de Saddam Hussein, dur, l’oeil impitoyable pour les dissidents. A la sortie, ses pairs l’ont élu président de l’Union des Ecrivains. Il a découvert un bureau pillé par les vandales, a balayé les cendres et les gravats, rangé un reste de bibliothèque, organisé un festival pour le centenaire d’un poète célèbre, créé un mouvement islamique modéré, puis est parti en voyage en Algérie à la rencontre d’autres écrivains. A son retour, son local a été perquisitionné deux fois, la porte défoncée, son bureau dévasté et ses dossiers confisqués. Hamid est connu comme un homme pacifique, défenseur d’un islam tolérant inscrit dans un régime démocratique, à des années-lumière du terrorisme et du djihad. Il est allé voir les Américains: « Pourquoi? » Les autres ont menacé de le remettre en cellule. Puis ils ont fermé un hebdomadaire sans audience, dirigé par Moqtada al-Sadr, chef dur et rebelle…  » La meilleure façon de donner de l’importance à un homme qui n’en avait pas! », dit Hamid, consterné. La manifestation de protestation a dégénéré en fusillade, les Américains ont multiplié les perquisitions, les raids sur son QG à Sadr City et les incursions dans les villes saintes, autour des mosquées de Nadjaf et de Kerbala… « Impressionnante série d’erreurs, d’impairs et de fautes politiques. » Dans le même temps politique, on a recomposé des ministères avec des Irakiens revenus de l’étranger, distribué de l’argent à des exilés inconnus et corrompus, en oubliant au passage les victimes de l’ancien régime. Hamid évoque le film de Youssef Chahine, « le Retour du fils prodigue », où une famille a placé tous ses espoirs dans l’un de ses enfants exilés. Quand le fils revient au pays, il est brisé, vaincu, désespéré, et avec lui s’envole le rêve d’un avenir meilleur. Voilà des mois qu’il n’a pas écrit, ni même relu les oeuvres de son Coran poétique, les recueils de René Char: « Comment veux-tu lire ou écrire quand tu t’attends à te faire assassiner d’un jour à l’autre par un ancien baassiste de Saddam ou par un ennemi des chiites? » Enthousiaste à l’arrivée des Américains, optimiste têtu, Hamid le poète a continué toute une année à croire à la « libération ». L’affaire des sévices sur les prisonniers à Abou Ghraib a marqué la rupture définitive. Témoignages et photos d’Irakiens nus, terrifiés, humiliés, empilés, livrés à la brutalité de leurs gardiens et de leurs chiens… Hamid, l’ancien détenu d’Abou Ghraib torturé sous Saddam, a revu en un éclair toutes les images de sa propre histoire, celle qu’il m’avait racontée, amaigri, douloureux et tremblant, il y a un an à peine: « Rien n’a changé: les victimes sont toujours les mêmes! » Hamid Moktar ne peut plus lire ou écrire un vers et Abdelkhalil al-Roukabi, l’un des plus grands écrivains d’Irak, refuse désormais de quitter son domicile, une modeste maison dans le quartier Mansour. Son dernier roman débute avec l’histoire d’un couple réveillé à l’aube par des coups violents contre la porte: « Les Américains? », s’inquiète la femme. « Non. Va ouvrir, répond le mari, rassurant, si c’était les GI ils auraient déjà enfoncé la porte. » Le visiteur, horrifié, vient faire le récit de son retour à Bagdad. Exactement ce que l’écrivain Al-Roukabi a vécu, au printemps 2003, quand il a voulu regagner la capitale trois jours après sa chute. Dans sa petite voiture, il lui a fallu errer 200kilomètres autour de la ville. D’abord, le pont de Diyala bombardé, impraticable, aux abords encombrés par des milliers de voitures bloquées. Demi-tour. Un peu plus loin, l’immense caserne de la Garde républicaine, orgueil de Saddam, à Souera. Rasée. Trois heures de route à croiser des tanks en flammes ou abandonnés, neufs, des caisses d’obus intacts à proximité. Il repart vers Youssoufia, à l’ouest, dévie vers Mahmoudia et entre finalement par le sud à Daura. Dans la capitale noyée dans une fumée noire, il voit brûler la bibliothèque de son enfance, pense à la destruction de Bagdad par les Mongols en 1258 et découvre les premiers barrages de barbelés et ses premiers GI: « Des soldats étrangers dans ma rue, devant chez moi! Aujourd’hui encore je n’arrive pas à y croire! » Depuis, il écrit. L’histoire d’Ibn al-Fouty, personnage de l’époque qui rédigeait ses oeuvres en 50exemplaires, espérant que l’une d’entre elles échapperait aux flammes de l’envahisseur. L’histoire de Badr Faroud Ataarish, vieillard de 90ans, autrefois admirateur des Britanniques, devenu le pire ennemi de l’empire après l’occupation, qui s’enfuit, son manuscrit sous le bras, pour le remettre mourant au narrateur du roman. « Raouq », manuscrit imaginaire, conte l’histoire d’une ville, d’un pays, de l’humanité. Al-Roukabi parle d’un manuscrit mythique dont la couverture est faite de peau humaine. Le conte, d’abord chanté par les hommes, devient écriture, comme les tablettes d’argile gravées des Mésopotamiens où chaque génération ajoute son propre chapitre. Ce n’est plus de la littérature, c’est la quête archéologique d’un romancier acharné à conserver chaque strate du passé, comme si un monde allait disparaître. Animé par la volonté farouche de résoudre l’énigme du conflit entre l’Orient et l’Occident. « Gustave Flaubert, lors de son voyage en Orient, marchait au sein d’une nature magnifique et la trouvait « affreuse ». Il sillonnait l’Egypte, relevait la saleté des femmes, mais ne voyait pas la souffrance du peuple… » Al-Roukabi est convaincu que le regard de l’Occidental sur l’Orient est marqué par l’intérêt, le mépris, l’indifférence aux peuples et à leurs maux: « Notre expérience avec les Américains le démontre chaque jour. » Son beau-frère, homme fin et cultivé, parle un très bon anglais et a applaudi à l’arrivée des GI; il s’est retrouvé lors d’une perquisition nocturne allongé le nez sur le tapis du salon, en pyjama, ligoté, humilié devant toute sa famille. « Pourquoi? » Quand on lui demande s’il ne réduit pas l’image de l’Occidental à celle du troufion américain, il se trouble, soupire puis concède: « La chute de Saddam Hussein était un tel espoir pour nous! Moi, comme tous les autres intellectuels ici, j’ai rêvé d’aller étudier en Amérique, j’ai rêvé de civilisation, de droits de l’homme, de Lumières. Ils sont venus et… regardez! Ce sont des barbares! » Alors, chapitre après chapitre, l’écrivain raconte l’Irak éternel, celui de Sumer, du Code d’Hammourabi, des tablettes d’argile d’Ur, de sa capitale Bagdad, qui a survécu aux incendies d’antan, au règne du barbare Saddam Hussein et à l’arrivée des nouveaux envahisseurs qui ont laissé brûler ses bibliothèques. Il écrit, par peur, par dépit, par amertume, avec l’espoir fou de tout préserver « face à la réalité d’un monde qui s’effondre ».

JEAN-PAUL MARI


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