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Les enfants de Pierre

publié le 22/11/2006 | par Marc Epstein

Dans l’ancienne capitale impériale, tournée vers l’Europe depuis toujours, les habitants ne sont pas des Russes comme les autres. Et ils en sont fiers!


Est-ce l’abus de vodka? Ou ce litre de bière qu’un fêtard a conseillé de boire, sous prétexte que ses qualités diurétiques élimineraient tout risque de gueule de bois? Ou est-ce, peut-être, le trouble né du spectacle de travestis? Debout sur la scène, à l’étroit dans sa robe rouge à paillettes, un gros bonhomme coiffé d’une perruque invite les messieurs dans le public à improviser un strip-tease; emporté par son enthousiasme, sans doute, un jeune soldat ivre mort se prend les pieds dans le caleçon et reste prostré, face sur le sol, sans que personne s’en émeuve… Est-ce tout cela à la fois? A Saint-Pétersbourg, en tout cas, en sortant de la discothèque, le long de Bolchoï Prospekt, la «Grande Avenue» balayée par le vent glacé venu de la Baltique, le trottoir tangue, ce soir, comme le pont d’un navire pris dans la tempête.

Une voiture s’arrête. Le prix de la course est vite négocié. Mais voilà qu’il roule à tombeau ouvert, le chauffard, et désigne sa montre du doigt, avec un air affolé: «Les ponts! C’est l’heure des ponts!» Tous les soirs, de 2 h 30 à 5 heures, les ponts sont levés, le long de la Neva, afin de laisser le libre passage aux bateaux. Impossible, alors, de traverser le fleuve en voiture. Aïe… Des policiers barrent déjà l’accès au pont du Palais. Les retardataires furieux jouent du Klaxon. Un automobiliste menace d’en venir aux mains avec un agent. Que faire?

Sortir de la voiture, se faufiler entre les barrières et se précipiter, avec d’autres noceurs noctambules, vers la rive en face. Dans l’obscurité, les chaussures à talons des dames résonnent sur l’asphalte. «Dépêche-toi! lance quelqu’un. Plus vite!» Courir sans s’arrêter, c’est le secret, et fixer le sol des yeux afin de ne pas tomber. A mi-chemin, dans l’interstice entre les deux bras de la passerelle, on aperçoit les eaux noires de la Neva. Une sonnerie retentit, des gyrophares tournoient: le pont va s’ouvrir. Mais voici l’autre quai, déjà, avec d’autres barrières et d’autres voitures. Et des policiers, aussi, de mauvaise humeur: «C’est très dangereux, ce que vous venez de faire. – Dangereux? – Bien sûr, regardez!» A ce moment précis, Saint-Pétersbourg vous emporte.

Le pont traversé à l’instant, le voilà dressé à la verticale. Ses trottoirs, que les lampadaires éclairent toujours, semblent mener tout droit à la voûte céleste. Tout le long de la Neva, les ponts de la ville sont hissés vers le ciel, comme une haie de soldats au garde-à-vous. Ce sont eux, à la nuit tombée, qui veillent sur la cité impériale – sur l’Amirauté et son toit aux reflets d’or, sur l’Arsenal, sur la citadelle, sur les façades ocre du quai des Anglais et sur celles, vert pâle, du palais de l’Ermitage. La voici, alors, «la ville la plus préméditée au monde», selon Dostoïevski. Ville-fantasme, née des songes de Pierre le Grand. Ville sans ombre, au cœur de la nuit, dont les édifices reflétés dans l’eau évoquent des figures de porcelaine. Ville-chimère. A quoi bon dormir, dans un lieu pareil? Aucun rêve ne peut rivaliser avec cette réalité.

Le lendemain matin, dans un café du centre-ville, Elena sourit: «Parfois, dit la jeune femme, la cité hante mon sommeil. J’imagine que Saint-Pétersbourg est un lieu à part. Que nous vivons dans un Etat bien à nous, séparé du reste de la Russie.» C’est un syndrome bien connu des habitants. Ils sont près de 5 millions, répartis entre le cœur historique et les banlieues-dortoirs construites à l’époque soviétique. Tous, à des degrés divers, ont le sentiment de vivre «ailleurs».

Chacun trouve normal, par exemple, que la mairie ait imaginé un «hymne municipal» à l’occasion du tricentenaire de la ville, en mai 2003. Aux étrangers qui font remarquer que les hymnes sont des chants qui exaltent, en principe, le patriotisme d’un pays tout entier, les Pétersbourgeois répondent sans rire que, précisément, l’agglomération et ses habitants ont des caractéristiques distinctes des autres Russes.

Cette ville, à écouter ceux qui y vivent, c’est une nation. «Nous sommes plus respectueux de l’individu», résume Ella Polyakova, militante des droits de l’homme. «Nous n’avons pas d’argent, mais nous sommes des modèles de civisme», souligne Alexandre Tsekhanovitch, volontaire auprès des enfants des rues pour Médecins du monde. «Nous sommes plus créatifs que ceux de Moscou, qui courent après les dollars», insiste Alena Akhmadoulina, styliste de haute couture. Ils sont intelligents. Ils sont raffinés. Ils lisent des auteurs inconnus. Ils vont au concert. Ils adorent le théâtre. Ils font le siège des musées. Ils ont toujours quelque chose d’intéressant à raconter. En un mot, soyons francs, ils sont insupportables. «Vous habitez à Paris?» demande Andreï Zertsalov, directeur par intérim des studios de cinéma Lenfilm. «C’est joli là-bas. La capitale française me rappelle Saint-Pétersbourg. Mais, chez vous, bien sûr, c’est plus petit.»

La superbe des Pétersbourgeois n’a guère de limites. Elle se manifeste dans toutes les générations, tous les milieux sociaux, tous les quartiers. Qu’importe s’ils vivent à l’étroit dans un appartement communautaire du centre ou dans l’une des barres bétonnées de la banlieue, où l’agglomération conserve son ancien nom de Leningrad: tous partagent une sorte de fierté hautaine. Ceux de Kiev et de Moscou vous le confirmeront: ces gens-là sont différents. Un natif de Saint-Pétersbourg n’embrasse jamais pour dire bonjour. Il n’élève pas la voix dans le tramway. Il est ponctuel. Il privilégie la réflexion par rapport à l’action. Il assimile la célébrité à de la vulgarité. Son sentiment de supériorité va même se nicher dans les tréfonds des ordinateurs: «Il y a une tradition pétersbourgeoise dans la programmation informatique», prétend Andreï Lopatine, un étudiant surdoué de la faculté des sciences mathématiques et mécaniques. «Ici, reprend-il, nous manifestons une certaine élégance dans l’exécution. Je tire un vrai plaisir esthétique de nos logiciels. Non seulement ils marchent bien, mais, en plus, comment dire? ils sont beaux!» Lui et ses camarades de fac sont les seuls au monde qui aient remporté à deux reprises le tournoi des meilleurs programmeurs de la planète, organisé chaque année aux Etats-Unis. Microsoft, IBM et quelques autres ont offert des ponts d’or à Andreï Lopatine: «J’aurais pu m’installer aux Etats-Unis, mais je n’ai aucune envie de déménager. La ville est trop belle, et j’aime son esprit particulier. En 2002, parmi les centaines d’équipes venues du monde entier pour les championnats de la programmation, les deux groupes finalistes étaient issus de Saint-Pétersbourg. Ce n’est pas un hasard. En habitant ici, nous sommes liés par une sorte d’élan, qui nous porte. Ce doit être lié au passé…»

Ses habitants l’appellent «Piter», tout simplement. Dérivé du néerlandais Sankt Piter Burkh, son nom officiel sonne vaguement étranger à l’oreille d’un russophone, ce qui sied plutôt bien, somme toute, à une ville aussi peu russe… Des dizaines de milliers d’ouvriers et d’artisans l’ont construite, voilà près de trois siècles, sous les ordres d’un homme, Pierre le Grand. Depuis lors, la cité a changé de nom à trois reprises; elle a traversé la révolution bolchevique, une guerre civile sanglante et, pendant la Seconde Guerre mondiale, un blocus terrifiant de quelque neuf cents jours. Durant plus de sept décennies, enfin, elle a été volontairement négligée par le régime soviétique, décidé à concentrer la totalité du pouvoir à Moscou: «A l’époque, confie Mikhaïl Amossov, député de la ville, les communistes interdisaient d’expliquer aux étrangers que la première université russe a été construite ici, en 1724, sous Pierre le Grand. Il fallait toujours indiquer celle de Moscou, ouverte en 1755!»

A l’approche de son 300e anniversaire, la cité fait l’objet d’un ambitieux lifting. Nuit et jour, ses murs résonnent du bruit des bétonneuses, pelleteuses, sableuses… Autour des places, le long des rues et des canaux, tous les principaux monuments sont couverts d’échafaudages, eux-mêmes cachés derrière des bâches. La reconstruction, la restauration ou le ravalement de plusieurs dizaines d’édifices sont en cours. Comme à l’époque de Pierre, des ouvriers sont venus des régions les plus reculées de Russie, voire de l’étranger, pour participer aux travaux: «Je gagne 300 dollars par mois», confie un peintre arménien, croisé sur l’immense chantier du palais Constantin, future résidence officielle du président russe. «Depuis mon arrivée, il y a trois mois, je n’ose pas me promener en ville: je ne veux pas risquer une expulsion. Nous sommes venus tout exprès d’Arménie et nous travaillons au noir, sans autorisation officielle.»

Comme les bâtisseurs originels du XVIIIe siècle, les restaurateurs d’aujourd’hui sont confrontés à un climat épouvantable, aux lenteurs de la bureaucratie et aux effets de la corruption. Comme leurs lointains prédécesseurs, aussi, leur présence répond à la volonté d’un seul homme: le président russe et ancien maire adjoint de la ville, Vladimir Poutine.

Aux yeux du maître du Kremlin, manifestement, rien n’est trop beau pour Saint-Pétersbourg. A l’image de Pierre le Grand, Poutine souhaite que la cité devienne – ou redevienne, plutôt – «une fenêtre ouverte» sur l’Europe et le monde. Déjà, l’enfant du pays a pris l’habitude d’inviter ici les chefs d’Etat étrangers pour une soirée à l’Opéra ou au ballet, sous les ors étincelants du théâtre Mariinski (le célèbre Kirov de l’époque communiste). Les 30 et 31 mai 2003, il fera beaucoup mieux: une cinquantaine de chefs d’Etat, pas un de moins, sont attendus à Saint-Pétersbourg afin de fêter en grande pompe le 300e anniversaire. «Sur un plan purement logistique, c’est un pari très osé», risque un diplomate. Même à New York, lors d’une séance à l’Assemblée générale des Nations unies, les délégations n’arrivent pas simultanément de toutes parts… Qu’importe! Dans ce pays où l’on imagine volontiers d’autres urgences, la restauration de Saint-Pétersbourg est devenue une priorité nationale. Et une question d’honneur, aussi, comme s’il fallait prouver au reste du monde que la Russie ne produit pas que du terrorisme tchétchène ou des catastrophes écologiques. Outre les 400 millions d’euros versés en 2002 par le gouvernement fédéral, les travaux sont financés par des dons, plus ou moins volontaires. «Puisque l’Etat a permis aux patrons de gagner beaucoup d’argent, ces derniers peuvent bien venir en aide à l’Etat!» résume Guennadi Yavnik, chargé de la récolte des fonds pour la municipalité. Et comme la bonne volonté des hommes d’affaires ne suffit pas, les gouverneurs des régions voisines sont priés de consacrer une part de leur budget à la cause.

«Avec tout l’argent du monde, on ne pourra pas tout restaurer en cinq ou six mois», soupire le gouverneur, Vladimir Iakovlev. «Les quartiers du centre ont été bâtis en très peu de temps, à l’époque de Pierre. Après une si longue période de négligence, toutes les réparations sont à mener en même temps! Sans oublier les 5 500 kilomètres de tuyaux pour l’eau, l’électricité, le gaz. Tout cela demandera de nombreuses années, mais j’ai confiance en l’avenir et les habitants aussi: en 2002, pour la première fois depuis des années, le nombre des naissances a dépassé celui des morts. C’est capital. Les années du déclin sont derrière nous.»

Même le directeur de la célèbre prison Kresti, Alexandre Guitenev, s’arrache les cheveux. Dans son établissement, où croupissent environ 5 000 détenus, les défis liés à la surpopulation ne sont rien par rapport aux problèmes d’entretien: «Chaque jour, en moyenne, les tuyaux de plomberie fuient dans trois endroits différents. Les canalisations remontent à l’époque de la construction, en 1880, mais ce matériel-là résiste parfaitement. Ce sont les tuyaux soviétiques des années 1960 qui rompent tout le temps!»

Les travaux, on n’entend parler que de ça, dans les taxis de Saint-Pétersbourg: «Deux heures pour parcourir 3 kilomètres… C’est pire que pendant les bombardements!» Beaucoup d’esprits chagrins voient dans cette mise à neuf un effort purement cosmétique; l’usure des bâtiments et des infrastructures est telle, selon eux, qu’une véritable chirurgie urbaine s’imposait: «Dans la cour de mon immeuble, raconte un journaliste, des ouvriers sont venus planter quelques arbres. Après quoi, les tuyaux de distribution d’eau chaude ont commencé à fuir. Alors, les mêmes sont revenus arracher les arbres afin de creuser dans le sous-sol. Après quoi, on ne les a plus jamais revus!» D’autres dénoncent les liens entre certaines entreprises du bâtiment et des membres de la famille du gouverneur. Quelques réalisations sont critiquées, enfin, pour leur absence d’esthétisme: «Etes-vous allé voir les dalles posées dans la nouvelle rue piétonne?» demande Andreï Dmitriev, décorateur à succès. «La municipalité a choisi du vieux rose. Du vieux rose! Ils se croient dans une ville de province en Allemagne ou quoi?»

Les Pétersbourgeois se passionnent pour l’image de leur cité. Les bibliothèques sont remplies d’historiens amateurs qui étudient le passé de tel ou tel pâté de maisons. Depuis des mois, un ouvrage consacré aux bâtisseurs de la ville figure parmi les meilleures ventes. Même à l’époque soviétique, en 1987, des millions d’habitants sont descendus dans la rue afin de manifester contre un projet d’hôtel, en plein centre-ville. «Dans ce temps-là, il suffisait de se promener dans une rue et d’admirer toute cette architecture de l’époque impériale pour avoir l’impression de s’opposer au régime», sourit Lev Lourié, chroniqueur talentueux de la vie pétersbourgeoise. Il y a davantage, dans ce phénomène, qu’un attachement particulier des habitants pour leur ville ou leur quartier. Dès sa fondation, l’obsession des apparences a marqué l’agglomération.

Lorsqu’il construit sa capitale, Pierre le Grand oblige les habitants à y adopter un mode de vie «européen». Dès 1717, quinze ans après les premiers coups de pioche, le tsar fait publier Le Miroir honorable de la jeunesse, un ouvrage allemand traduit et adapté à l’intention des Russes. Les auteurs y déconseillent, notamment, de «cracher la nourriture», «d’utiliser un couteau pour se curer les dents» ou de «se moucher le nez à la manière d’une trompette»… comme à Moscou! Mais Pierre va plus loin. Non seulement il indique aux nobles où ils doivent habiter, mais il leur précise comment construire leurs maisons, comment il convient de se déplacer, à quel emplacement ils doivent rester debout dans une église, combien de serviteurs employer, comment manger à table, comment s’habiller et quelle coupe de cheveux adopter. A la cour, il impose le français et le menuet dans les salles de bal. A l’image d’Eugène Onéguine, héros du chef-d’œuvre d’Alexandre Pouchkine publié un siècle plus tard, les nobles passent «au moins trois heures à s’observer dans le miroir» avant d’oser sortir de chez eux! Quant à leurs épouses, hier confinées chez elles dans le monde semi-asiatique de Moscou – «le grand village», selon une expression toujours employée à ce jour – les voici invitées à se serrer la taille dans un corset et à honorer les salons de leur gracieuse présence. Toutes ces bonnes manières sont totalement étrangères au mode de vie traditionnel russe. Dans les campagnes, à l’époque, les proverbes paysans recommandent moins le port du corset que l’administration régulière de châtiments corporels: «Plus tu bats ta vieille, plus ta soupe aura du goût!»

Inviter l’Europe, ses idées et ses mœurs à pénétrer en Russie, c’est la raison d’être de Saint-Pétersbourg. Le Vieux Continent y apparaît comme un Nouveau Monde: pour l’élite cultivée, l’Europe n’est pas seulement une destination touristique, mais la source spirituelle de la civilisation et du raffinement. Y aller, c’est effectuer un pèlerinage, à la manière de Pierre lui-même. Deux siècles durant, avant la révolution bolchevique, les enfants de la noblesse suivent les pas de Pierre le Grand et fréquentent les universités de Paris, Göttingen, Leipzig. Tous les pionniers des beaux-arts russes font leurs premières armes à l’étranger: Trediakovski, le premier écrivain digne de ce nom, est envoyé par le tsar à Paris. Andreï Matveiev et Mikhaïl Avramov, les premiers peintres à délaisser les thèmes religieux, partent en France et aux Pays-Bas. Berezovski, Fomine et Bortnianski apprennent la musique en Italie. Mikhaïl Lomonossov, le premier savant, étudie la chimie à Marburg pendant cinq ans avant de revenir fonder l’université de Moscou qui porte toujours son nom.

A Saint-Pétersbourg, en somme, c’est une civilisation nouvelle que tente de créer Pierre. Mais l’apprentissage forcé des «bonnes manières» ne va pas sans peine. Car, sous le magnifique vernis de cette Europe rêvée, la vieille Russie apparaît par endroits. A l’abri des regards, derrière les façades de style néoclassique imposées par le tsar, de nombreux nobles laissent leurs animaux se promener dans les cours intérieures, comme ils en avaient l’habitude à Moscou. Furieux, Pierre signe décret sur décret, interdisant la présence de vaches et de cochons le long de ses avenues «à l’européenne»…

Au fil des ans, puis des siècles, cette assimilation forcée d’un mode de vie étranger façonne l’identité pétersbourgeoise et, au-delà, l’idée que l’élite cultivée russe a d’elle-même. A Saint-Pétersbourg, dans les années 1820, le jeune Tolstoï est éduqué par un tuteur allemand, tandis que sa tante lui enseigne le français. Tourgueniev a deux professeurs, l’un français, l’autre allemand. Ministre des Affaires étrangères de 1816 à 1856, le comte Karl Robert Nesselrode ne sait même pas écrire ou parler dans la langue du pays qu’il est supposé représenter! Culturelle autant qu’architecturale, la révolution, voulue et organisée par Pierre, crée une sorte de déchirure intime, restée visible à ce jour: trois siècles plus tard, habiter Saint-Pétersbourg, en effet, c’est vivre un peu «ailleurs»!… Même la catastrophe soviétique et les incessants mouvements de population n’ont pas brisé ce fil invisible qui relie, à des siècles de distance, les habitants de la cité.

Parfois décrit comme «le Jean Gabin russe», Kyril Lavrov le constate chaque soir, en jouant sur la scène du théâtre BDT (Bolchoï Drama Theatre): «Le public est plus réservé que dans le reste de la Russie; ses applaudissements n’atteignent jamais la fougue des soirées moscovites! Aujourd’hui comme au temps où elle s’appelait Leningrad, malgré toutes les épreuves, la ville parvient toujours, par une sorte d’alchimie particulière, à influencer ses habitants et à les transformer en Pétersbourgeois “comme il faut”!» Rien à voir, d’ailleurs, avec l’argent ou un quelconque snobisme. Au théâtre BDT, longtemps réputé comme l’un des plus innovants du pays, un «acteur émérite» de la scène russe gagne 2 025 roubles par mois, soit 70 euros. Pas moins de neuf membres de la troupe vivent, avec leur famille, dans un appartement communautaire sous les fenêtres duquel passent les spectateurs, chaque soir, à l’heure de la représentation.

Ils ne sont pas riches, les Pétersbourgeois, mais ils préservent jalousement un certain art de vivre. Mikhaïl Barkhine l’a vite compris. Jeune architecte moscovite, ce fêtard impénitent vient chaque semaine passer deux ou trois jours dans la capitale impériale: «A Moscou, résume-t-il, je gagne ma vie. A Saint-Pétersbourg, en revanche, je viens profiter de l’ambiance. Les gens ont le temps et ils apprécient davantage les nouvelles tendances. Moi, j’aime la musique électronique. Alors, j’organise des rave parties dans des lieux inattendus. Pas pour l’argent. Mais parce que ça me plaît.» Le temps d’une nuit, Barkhine et ses copains investissent un fort abandonné à Kronstadt, dans le golfe de Finlande. Ou ils s’installent sous un pont d’autoroute en travaux. Chaque fois, ils réunissent plusieurs milliers de personnes, surtout par le bouche-à-oreille. «Nous n’avons jamais rencontré le moindre problème avec les autorités, précise Barkhine. Même les militaires de Kronstadt étaient heureux! Ce genre de fête serait impensable à Moscou, sauf à organiser une grosse machine commerciale, imposer un droit d’entrée et dépenser des fortunes en pots-de-vin…»

Alors que la Russie tente de déblayer les décombres de son désastre économique, une nouvelle génération de créatifs émerge peu à peu. Peintres, musiciens, danseurs ou décorateurs, beaucoup s’installent à Saint-Pétersbourg, attirés par les loyers modérés et l’ambiance bohème. Ils représentent une «nouvelle vague» pétersbourgeoise et perpétuent, à leur manière, l’héritage de Gogol et de Dostoïevski, de Diaghilev et de Stravinsky, de Noureïev et de Barychnikov. Le bouillonnant directeur du Mariinski, Valeri Gergiev, a entièrement renouvelé le répertoire de son théâtre, au point que le Bolchoï de Moscou apparaît soudain, par comparaison, comme une institution poussiéreuse.

Agée de 24 ans, Alena Akhmadoulina, styliste de mode, a déjà remporté plusieurs prix pour ses collections de haute couture. «Nous travaillons à l’ancienne, explique-t-elle. Une dizaine de couturières sont présentes dans l’atelier et nous confectionnons tout nous-mêmes. La plupart de mes clientes habitent Moscou, mais je resterai toujours ici, quoi qu’il arrive. Il y a des considérations financières, bien sûr. Mais à Saint-Pétersbourg, surtout, on ressent moins les pressions commerciales. Les gens d’ici sont moins conformistes. Plus créatifs.» D’autre stylistes, tel Oleg Biroukov, ont abandonné la capitale pour s’installer ici.

«Il y a peu d’argent à Saint-Pétersbourg, mais c’est une très bonne chose, renchérit Andreï Dmitriev. Cela nous oblige à faire preuve d’imagination.» Par une succession de hasards invraisemblables, cet ancien mécanicien automobile est devenu décorateur d’intérieur. Pour habiller restaurants et cafés, sans oublier son propre appartement, il court chaque jour les brocantes et les marchés aux puces, à la recherche d’objets quotidiens du Saint-Pétersbourg d’autrefois: une lampe, un miroir, un panier à œufs ou une carafe en cristal. Certains de ces établissements ont le charme désuet d’une époque révolue; d’autres proclament haut et fort leur modernité. «Quelle importance? dit-il. L’essentiel est d’éviter la vulgarité.»

Peu à peu, la cité part à la découverte de son passé. Dans les salons dorés du palais Ioussoupov, où Raspoutine fut assassiné, des messieurs en costume et des dames en robe longue viennent assister, une fois par semaine, à des «Soirées de Saint-Pétersbourg». D’une salle à l’autre, ils écoutent un guide professionnel, parfois accompagné d’un pianiste et de deux danseurs, raconter les bals et les concerts d’autrefois. Pareille nostalgie pour les fastes de l’époque impériale peut prêter à sourire. Mais ce serait oublier d’où revient le peuple russe: «Je me souviens d’un voyage à Paris, raconte Elisabeth Linova, traductrice. C’était en 1989. Lors de mon arrivée, à la gare du Nord, j’ai cherché à joindre une amie au téléphone. Elle n’était pas là et j’ai obtenu son répondeur. Je ne peux pas vous décrire la panique que j’ai ressentie; je n’avais jamais entendu une machine pareille. C’était il y a treize ans. Et des répondeurs, maintenant, j’en ai plusieurs!»

Lentement mais sûrement, les habitants de Saint-Pétersbourg reprennent confiance en eux. Ils entretiennent à l’égard de Moscou une relation comparable à celles des Florentins avec Rome ou des Bostoniens avec New York: ils se vivent comme les hérauts d’une certaine culture. Dans quelle autre ville russe un député aurait-il imaginé une loi afin d’interdire l’argot à la radio et à la télévision? Elu d’une circonscription de banlieue et prof à la fac, Vatanyar Yagya a eu cette idée saugrenue: «Je ne suis pas prude, assure-t-il, mais quand une femme peut en traiter une autre de ‘‘vieille pute » dans un débat télévisé sans que cela choque quiconque, il me semble que le législateur a un rôle à jouer. D’ailleurs, je ne suis pas le premier: je me suis inspiré de vos lois Toubon, en France, sur la protection de la langue.»

Saint-Pétersbourg s’éveille à nouveau au monde extérieur, à ses idées et à ses modes de vie. Elle retrouve ainsi sa vocation première, celle que lui assignait Pierre le Grand. Le tourisme participe au mouvement: en 1996, la ville accueillait 1 million de visiteurs; elle en a reçu 3,6 millions en 2002. Les Scandinaves, en particulier, sont de plus en plus nombreux. D’ici à dix ans, selon les projections de l’équipe municipale, l’industrie touristique sera la principale source de revenus pour la ville. En attendant, les chambres d’hôtel sont en nombre insuffisant et la location des appartements à la semaine représente, pour certains, une source de revenus inespérée.

Certains étrangers, venus en vacances, tombent sous le charme de la cité et s’installent pour de bon. Quelques-uns profitent même des prix relativement bas pour s’offrir des étages entiers dans l’un des quelque 600 palais de la ville. Président de l’Association des agents immobiliers, Sergueï Sosnovski se frotte les mains: «Depuis un an, explique-t-il, le prix du mètre carré a augmenté de 25 à 30%, le montant des loyers a crû de 50% et les prix des terrains à bâtir, à la périphérie, ont explosé de 200 à 300%. Les acheteurs moscovites et étrangers tirent le marché haut de gamme toujours plus haut.»

Pour de nombreux Pétersbourgeois, en revanche, l’achat d’un logement demeure un rêve inaccessible. Dans les quartiers du centre, 4 habitations sur 10 sont des appartements communautaires, où plusieurs familles s’entassent ensemble, selon une formule imaginée dès les premières années de l’Union soviétique. «Avec mon épouse et notre fils, nous cohabitons avec trois autres familles», raconte un militaire à la retraite. «Pour déménager, notre seul espoir est de céder l’appartement à un riche acheteur, à charge pour lui de reloger tous les occupants dans de bonnes conditions. Mais notre immeuble n’a pas le moindre intérêt historique. Alors, je suis résigné à vieillir ici.»

Retraités et militaires sont les premières victimes des changements. Mais l’avenir des ouvriers n’est guère encourageant non plus. Les chantiers navals, par exemple, sont l’un des principaux employeurs de la ville. Mais leur modernisation, devenue urgente, provoquera le départ de 2 ouvriers sur 3. Quant au port maritime, en pleine expansion, il ne résistera à la concurrence que si les dockers apprennent à mieux travailler: «Les progrès sont énormes depuis la période Gorbatchev, quand 1 ouvrier sur 3 se présentait ivre au travail», reconnaît un courtier. Mais dans les ports baltes, les déchargeurs ont une meilleure éthique du travail. Et les marchandises de mes clients sont toujours mieux traitées.»

La montée du chômage inquiète, même si, dès l’époque soviétique, chacun a appris à multiplier les «petits boulots». Au moins aussi angoissante, alors, est l’augmentation du nombre des malades du sida. Saint-Pétersbourg compte officiellement 17 000 séropositifs. Le vrai chiffre, selon un médecin, pourrait être six fois supérieur. La prostitution et la drogue, surtout, sont les principaux responsables: «Une partie de l’héroïne d’Asie centrale destinée à l’Europe occidentale transite par notre ville», reconnaît un policier. Ici, comme ailleurs en Russie, les moyens sont insuffisants pour lutter contre le problème: «Il y a une semaine, reprend le policier, mes collègues et moi avons réuni toutes nos économies afin d’acheter un kilo de marijuana à un trafiquant. C’est le seul moyen que nous avons trouvé pour le prendre en flagrant délit!» L’année dernière, l’unique voiture du commissariat a été réparée aux frais des policiers eux-mêmes.

Avec le temps, sans doute, Saint-Pétersbourg répondra à sa manière aux problèmes sociaux qui l’affligent. En attendant, une association s’est donné pour mission de faire l’impossible: construire une société civile. Né en 1991 et animé par deux femmes hors du commun, Elena Vilenskaïa et Ella Poliakova, le Comité des mères de soldats apprend aux Pétersbourgeois une chose difficilement imaginable pour d’anciens Soviétiques: cesser d’avoir peur. «Chaque semaine, explique Elena Vilenskaïa, une centaine de personnes viennent assister à nos réunions. Certains sont des jeunes, terrifiés à l’idée d’être appelés sous les drapeaux ou de se retrouver en Tchétchénie. D’autres sont des parents de militaires, horrifiés par tel ou tel abus commis contre leur enfant. Nous leur parlons longuement des lois, dont ils ignorent tout. Nous les encourageons à s’exprimer. Nous leur apprenons comment négocier face à un fonctionnaire borné ou à un puissant qui ne veut rien entendre. Nous cherchons à développer leurs propres capacités, en somme, afin qu’ils défendent leurs droits et ceux des autres. On leur explique qu’ils ne sont pas seuls et qu’ils doivent sortir de leur mentalité d’esclave. Qu’ils doivent sortir de la cage dans laquelle ils se sont laissé enfermer. On leur dit: «Vous n’êtes pas seul. Chacun de vous a une valeur individuelle. Les militaires et les fonctionnaires sont payés par vos impôts. Ils vous doivent des comptes. Battez-vous!» Et ça marche? «Evidemment, oui. Les seuls Pétersbourgeois qui partent au service militaire sont ceux qui ont envie ou besoin de le faire. Et c’est très bien ainsi. Il y a longtemps que nous aurions dû instituer une armée de métier.»

D’autres comités des mères de soldats ont vu le jour, ailleurs en Russie. Mais le succès n’a pas toujours été au rendez-vous: «C’est un modèle difficile à imiter, explique Ella Poliakova. Les Pétersbourgeois ont un état d’esprit différent de celui des autres Russes. Poutine est issu de cette ville, certes, mais il est aussi officier de l’ex-KGB. Or, il a été élu. Il serait temps que les Russes dépassent cet esclavage mental.»
Comme les lampadaires des ponts, le long de la Neva, qui éclairent la nuit noire, il est toujours des Russes, à Saint-Pétersbourg, qui incarnent l’Europe des Lumières.

Marc Epstein, avec Alla Chevelkina


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