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Il y a trente ans. Guerre en Yougoslavie. Les fantômes de Vukovar.

publié le 17/09/2021 | par Jean-Paul Mari

Automne 1991. C’était il y a exactement trente ans…

 

Vukovar est triste comme la mort. Parce que Vukovar est la mort. Aujourd’hui, la ville n’est plus qu’un immense squelette, sec et blanchi, allongé sur le bord du Danube, face tournée vers un ciel encore désolé par ce qu’il a vu ici. Un ciel de Slavonie Orientale, uniformément gris et qui ne sait même plus s’il est Serbe ou Croate. De son vivant, Vukovar était pourtant les deux à la fois.
C’était il y a quatre ans, pendant l’été 1991, au mois d’août. Il faisait bon vivre sur les berges du grand fleuve. Une terre noire et riche, de belles récoltes de maïs et de fruits; de grands vignobles du Traminac, rouges et blancs, goûtés jusqu’à la cour d’Angleterre; quelques puits de pétrole, la célèbre usine de Chaussures Borovo avec ses vingt mille ouvriers, un aéroport commercial et, surtout, le cordon ombilical du Danube enroulé autour d’un port encombré de grues.

Quarante cinq mille habitants vivaient là, un tiers croate, un tiers serbe, un autre de vingt deux minorités, Hongrois, Slovaque ou Ruthènes, qui se mélangeaient dans les vieilles ruelles pastelles aux couleurs de l’empire austro-hongrois. Il a fallu quatre-vingt huit jours, trois cents tanks et beaucoup d’application pour tout détruire. Dès les premiers affrontements ethniques, les premiers meurtres et le départ des Serbes, Belgrade envoie son armée. Ses canons avancent maison par maison, mur par mur. En face, les miliciens croates, armés de simples kalashnikovs, vont tenir près de trois mois! Le 18 novembre 1991, quand la ville tombe, il ne reste plus qu’un gros amas de ruines, de gravats et de cadavres. Vukovar a gagné son statut de ville-martyr.

Pour Zagreb vaincue, c’est le symbole d’une terre arrachée à la Croatie, un des objectifs majeur de la reconquête à venir. Pour Belgrade, c’est un morceau naturel de la Grande Serbie qui lui revient. La nouvelle République Serbe de Krajina veut fédérer trois territoires distincts déclarés Serbes: à l’ouest, la région autour de Knin; au centre, la Slavonie occidentale et, à l’est, aux marches de Belgrade, Vukovar, capitale de la Slavonie orientale. Quatre ans ont passé et la guerre sur le front de Bosnie a fait oublier le statut quo. Le monde s’est penché sur un autre calvaire, celui de Sarajevo.

Les croates, eux, n’ont pas oublié. L’armée de Zagreb s’est réarmée et entrainée. En mai dernier, les Croates raflent le petit bout de terre de la Slavonie occidentale et le président Tudjmann clame qu’il « prendra bientôt le café » à Knin. Au mois d’août dernier, quand une offensive éclair emporte les territoires de Knin et jette deux cent mille réfugiés serbes sur les routes, tous les regards se tournent vers le dernier des trois dominos de la mourante « République de Krajina »: la Slavonie Orientale, Vukovar, le symbôle. Comme si, par un retournement de l’histoire de la guerre, la première grande victoire Serbe ne pouvait, quatre ans plus tard, que s’achever ici par une défaite ultime… La dernière bataille.

On parcourt la ville, en cherchant à déceler des préparatifs, les éléments de la mobilisation, la force d’une conviction. On ne rencontre qu’une cité sans âme qui vous fuit entre les doigts. Tout est terriblement propre. Les toits crevés, les trous dans les murs, les volets criblés d’impacts, les cicatrices sont là mais tout a été nettoyé, raclé, raboté jusqu’à l’os. Comme une tentative désespérée d’araser le passé. En vain. La gare est abandonnée, la grande usine de Borovo tourne au ralenti, les grues rouillent dans un port immobile, les soldats interdisent les bords du Danube et le petit marché à ciel ouvert, proche de la frontière hongroise, a des allures de comptoir de contrebande.

Le passé? Il est là, tout proche, au sommet de cette colline qui mène à l’ancien monastère catholique. A l’entrée, devant la plaque, « St-Bona, 1730 », les anges qui vous acceuillent sont décapités. A l’intérieur, plus une statue, une chaire arrachée, des vitraux en miettes, une grande orgue crevée dont on a arraché les tuyaux dorés. Ne reste que de la terre, de la poussière et des murs pillés jusqu’à la brique nue. Avec, comme unique témoin de la richesse d’antan, un bout de fresque d’un bleu lumineux, images naïves d’anges joufflus, grélée d’impacts de balles. On quitte le couvent détruit, les herbes folles de la cour qui grimpent jusqu’aux cellules éventrées. Dehors, les obus ont étêtés les marroniers du petit bois où les miliciens viennent désormais s’entraîner au combat de rue.

Vukovar est un décor vide, de théatre fantômatique. Les autorités ont beau annonçer avoir retrouvé « quarante pour cent du potentiel économique », asphalté cent kilomètres de route, rétabli l’eau, le courant, rouvert les écoles et la faculté; on a restauré et repeint de neuf quelques cafés, une banque, une compagnie d’assurances, la poste et la mairie. Rien n’y fait. Chaque tâche de couleur criante ne fait que réhausser la laideur ambiante comme des lèvres ourlées de frais sur le visage d’un grand brulé. La population elle-même est étrange.

On annonce trente mille habitants, ils sont probablement moins d’une dizaine de milliers, dont deux mille réfugiés. Un gosse, cartable fluo sur le dos, passe entre deux maisons noircies par l’incendie; des adolescents en jeans et baskets traînent devant un café; un paysan, visage brulé par les travaux des champs, surveille son maïs; une vieille femme, enroulé dans son fichu noir, pousse un vélo chargé de pommes de terres…Qui habite ici? Ces civils esseulés ou ces hommes aux nuques fortes et rasées, l’air pressé, nerveux, militaire? Des paysans en treillis qui portent leur kalshnikov sur l’épaule ou des soldats qui manient la faucille? Ou ces hommes corpulents, moustachus, l’air important, politiques ou commerçants, qui roulent trop vite dans de grosses cylindrées?

A côté des véhicules au camouflage militaire, passent des BMW, Mercédès, Porches aussi neuves que leurs plaques d’immatriculation. « VU » comme Vukovar, mais aussi, répète ceux qui connaissent la ville, comme la traduction serbe de « vraisemblablement volées.. » Alimentée par un flux de voitures de luxe qui arrivent de toute l’europe, la région est la zone intermédiaire idéale sur le chemin du marché de Belgrade. Trafic de voitures, contrebande d’alcool et de cigarettes américaines, marché noir en tout genre..la richesse de la « zone de guerre » de la Slavonie est aussi un marché que l’on se dispute.

A une vingtaine de kilométres de la ville, en direction des premières lignes, on bute sur un véritable camp retranché, avec sacs de sable, soldats en armes et batterie anti-aérienne pointée vers le ciel. Le carrefour est certes stratégique mais les sentinelles surveillent surtout un grand bâtiment blanc, surmonté d’un panneau, « Duty-Free Shop » où l’on peut acheter des cigares, de l’alcool, de la Hi-Fi et des objets de luxe. Le magasin et les miliciens appartiennent à Arkan, ex-trafiquant de drogue et ancien membre des services secrets yougoslaves, délinquant recherché par Interpol, fils d’un général communiste, membre de la nomenklatura que la guerre a transformé en criminel de guerre.

 » Arkan », dont le nom fait frémir les villages détruits où il est passé, est là, avec ses deux mille têtes brulées, pour participer à « la défense de Vukovar ». Parfois, on croise aussi des hommes comme celui-ci, barbe et cheveux trop longs, calot serbe sur la tête, l’uniforme noir et le regard dur, qui affichent leurs armes et leur croix orthodoxe: des »Tchetniks ». « Ils disent qu’ils se battent au nom de Dieu mais passent leur temps à racketter et à faire de sâles coups », enrage un habitant. Les catholiques orthodoxes ont aussi leurs Fous de Dieu. Arrivés quelques jours plus tôt à Vukovar, ils ont commençé à expulser de leurs maisons des familles des minorités Hongroises, Slovaques ou « Russes » catholiques. La population a applaudi le nettoyage ethnique mais la police de Belgrade a fait jeter quelques « Tchetniks » en prison. On en est resté là.

Pour trouver, enfin, l’armée régulière, il faut aller jusqu’à Erdut, près du front, au Q.G de la défense. « Si d’ici le 30 novembre, ce n’est pas la raison qui l’emporte, il y a une forte probabilité de guerre », affirme Milan Milanovic, ministre de la défense et envoyé spécial du président Milosevic. Il sait qu’il a vingt mille hommes sous ses ordres contre cinquante mille massés du côté croate, armés de mortiers lourds, de canons de 105 et 120 mm et que le mythe de l’invincibilité Serbe s’est effondré dans l’offensive croate contre les territoires de Knin. Seuls contre Zagreb, les Serbes de Vukovar sont perdus. Pour résister, il faudrait l’appui inconditionnel de Belgrade, de l’armée du président Milosevic.

Autant dire engager la Yougoslavie dans une nouvelle guerre! La « déraison » pour Milanovic est dans le camp du président Tudjmann qui a annonçé que Vukovar serait croate d’ici trois à quatre mois. La « raison » selon lui, consiste à décréter pour cinq ans toute la région « Zone bleue » sous protection ONU. Et d’organiser ensuite un référendum d’autodétermination dont il est sûr du résultat: « quatre-vingt dix huit pour cent de la population ici n’acceptera pas de vivre sous drapeau croate. »

Pour lors, on vit sous tension de part et d’autre de la ligne de front. Dans la nuit du 19 août, quatre cent obus sont tombés dans la région de Vukovar et il a fallu tous les efforts de l’ONU pour éviter le grand dérapage. « Depuis quelques temps, les deux camps acceptent de se parler et on arrive même à négocier un retrait limité des canons » explique le Général belge Van De Weghe dans son Q.G de la Forpronu. Voilà des mois qu’il essaye de faire baisser la tension: « On fait notre boulôt. Jouer un rôle tampon. » Il écarte les mains:

« Pour le reste…Cela ne dépend pas de nous. » Le reste? Il tient en quelques données simples. Le mandat de l’ONU prendra fin le trente novembre prochain. Le président croate, fort de ses victoires et de ses promesses, pourrait difficilement accepter un éternel statu-quo. Une offensive spectaculaire ne serait pas acceptable à Belgrade où on reproche déjà amèrement à Milosevic d’être resté inerte et silencieux face à la chute de la Krajina. Reculer ou se battre?

A Vukovar, on sait aussi que l’alternative n’est pas aussi schématique et que le régime du président Milosevic, soumis à l’embargo et, depuis peu, ouvertement engagé dans un « processus de paix » pourrait choisir de céder la dernière carte de la Slavonie orientale sur le tapis vert des négociations internationales.

Vukovar, malgré son ton résolument guerrier, sent bien tout cela. Voila pourquoi cette ville fantomatique est surtout habitée par le doute.


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