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Les frères ennemis de l’islamisme algérien

publié le 03/04/2007 | par Jean-Paul Mari

A l’approche du scrutin législatif, les islamistes affirment vouloir se
démarquer des « tueurs des villes ». Promesse électorale ou volonté réelle de faire le ménage dans leurs propres rangs?


Cela ressemble à un grand ménage de printemps après un hiver algérien sombre, confus et sanglant où des voitures piégées ont explosé au
coeur des villes, où des massacres d’un autre age se sont succédé dans les villages de la Mitidja, où on ne sait plus aujourd’hui qui égorge qui, pourquoi et au nom de qui. Au point de s’interroger sur la réalité et l’authenticité des sigles islamistes, d’un parti historique et d’une kyrielle de groupes armés: « Le FIS (Front Islamique du Salut) n’existe plus » assure les uns; « Le GIA (Groupe Islamique Armé) n’est qu’une création du pouvoir, manipulé et infiltré, » affirme les autres. Quant à  » L’AIS (Armée Islamique du Salut), bras armé du FIS, elle est inexistante! »…Au point de se demander si la violence en Algérie servait encore un discours politique. Ou si elle avait cessé d’être un moyen pour n’être plus qu’une fin en soi. Entre une Algérie officielle qui censure l’information, des islamistes en prison ou en exil, d’authentiques proclamations des groupes armés noyées dans les faux communiqués et les déclarations solennelles du FIS…. L’imbroglio paraissait complet! Aujourd’hui, à l’évidence, le FIS a décidé de mettre fin à l’anarchie dans ses rangs.
Le deux avril dernier, à Bruxelles, l’instance exécutive du FIS à l’étranger donne une conférence de presse. Sur le fond, il s’agit de présenter la ligne du parti à l’approche des élections législatives. En substance; le FIS ne participera pas à ces élections qu’il estime truquées, avec une nouvelle constitution verrouillée et des résultats décidés à l’avance, par le pouvoir, en vue de distribuer des « quotas parlementaires ». Mais les islamistes ne feront rien contre les candidats et les électeurs. Un boycott donc, mais passif. « le Front Islamique du Salut respecte la liberté des partis d’opérer les choix qui leur conviennent » explique Abdelkrim Ould Adda, le porte-parole de l’instance. Il fait partie du nouveau bureau composé de sept membres dont Rabah Kebir, assigné à résidence en Allemagne, reste président. Mais la direction n’a pas hésité à exclure une quarantaine de membres dont Kamereddine Kherbane (cf encadré), Moussa Kraouche, Ahmed Zaoui et, aux Etats-Unis, le bouillonnant Anouar Haddam… »On ne peut pas appartenir à un parti et faire de la surenchère permanente. Prôner le tout militaire quand nous offrons le dialogue politique. Se réclamer du FIS et flirter avec le GIA. » résume un membre du bureau. Du coup, les dissidents, exclus, ont proclamé la dissolution de l’instance exécutive présidée par Rabah Kébir. Qui, aujourd’hui, parle au nom du FIS? Qui est légitime?
Pour le comprendre, il faut remonter à l’année 1992, juste après l’arrêt du processus électoral. A Alger, l’armée fait la chasse aux islamistes. Le FIS, traqué et désorganisé, décide d’envoyer une délégation de parlementaires pour prendre contact avec les gouvernements et les associations à l’étranger. A Paris, un conflit éclate au sein de la délégation, son président repart vers Alger, il est arrêté à sa descente d’avion. Ali Benhadj et Abassi Madani, en prison eux aussi, sont les deux seules personnalités dont tout le monde reconnaît l’autorité des « chouyoukhs » (pluriel de cheikh). Figures historiques, ils incarnent le FIS et sa légitimité. En août 1992, de leur prison, ils désignent Rabah kebir pour prendre la tête de la direction exécutive du FIS à l’étranger. Dans ce bureau, on trouve Anouar Haddam, parlementaire et un « militaire », ancien pilote de Mig, Kamereddine Kherbane, tous deux jetés sur la route de l’exil. A l’image du FIS, son instance exécutive à l’étranger compose avec ses tendances, douze hommes, Salafistes ou Djezaaristes, partisans du rapport de force ou de l’action politique. Tous ceux qui ont pu fuir l’Algérie sont dispersés dans le monde: Rabah Kébir en liberté surveillée à Bonn, Ahmed Zaoui à Bruxelles, Anouar Haddam à Washington, Kerbhane en mouvement perpétuel entre le Pakistan et la Bosnie…Impossible de se réunir au complet, de s’affronter, de trancher. Quand le FIS décide de se rendre à Rome pour discuter d’une plate-forme politique avec les autres partis d’opposition algériens, Charles Pasqua fait pression sur les autorités allemandes pour empêcher Rabah Kebir de faire le voyage. A Rome, ce sera Anouar Haddam, Djezaariste radical, qui discutera les termes du contrat politique. Pour éviter tout débordement, on envoie d’urgence à ses côtés Ould Adda, un proche de Rabah Kébir, qui répercute les instructions venues d’Alger. Aux côtés, entre autres, du FLN-réformateur, du FFS d’Aït-Ahmed, de Ben Bella et de Louisa Hanoune, les négociateurs cherchent le chemin qui mène à l’arrêt de la violence, à la réintégration du FIS dans le jeu politique, au retour vers les urnes: une « offre de paix ». D’Alger, Madani et Benhadj suivent et cautionnent les termes de l’accord de San Egidio. Et à Rome, Anouar Haddam s’incline et signe. Mais quelques jours plus tard, de retour aux Etats-Unis, Haddam revient en arrière en se refusant à condamner les actions du GIA….L’effet est désastreux! San Egidio est déjà fustigé par le pouvoir algérien et qualifié de « complot de l’étranger »; des partis politiques opposés à tout dialogue avec le FIS parlent de naïveté politique et le GIA proclame qu’il n’y a pas de salut hors la Djihad. Dans ce contexte, le doute semé par Anouar Haddam sur un accord qu’il a signé au nom du FIS entache la sincérité et la crédibilité de l’entreprise romaine. Abassi Madani et Ali Benhadj, mis rapidement au secret, ne pourront plus parler, Rabah Kébir ne peut apparaître en public et les communiqués de la direction exécutive du FIS n’ont pas grand impact, perdus au milieu des déclarations de guerre des radicaux. Qu’importe que Rabah Kébir, de Bonn, parle de dialogue politique, signe un appel à la paix et condamne régulièrement le GIA, les attentats contre les civils et les étrangers….Sur le terrain, la violence balaie tout discours. Le GIA plonge dans le sang, égorge, décapite, mutile, invoque la loi de Dieu pour enlever, violer et séquestrer des femmes. Il revendique une terreur aveugle, dénuée de tout sens politique, punit une population accusée de mollesse, tue ses sympathisants d’hier ou les transforme en opposants. Le FIS, lui, ne reconnaît que son bras armé, l’AIS, l’Armée Islamique du Salut, implantée essentiellement dans l’Est et l’Ouest du pays, dotée de cinq à six mille hommes, handicapés par le manque d’armes et l’étanchéité des frontières mais qui montent quotidiennement des embuscades ou font sauter des mines au passage des convois militaires. On estime que sur dix actions armées des islamistes, neuf sont menées par l’AIS. Des attaques lancées en dehors des villes, peu spectaculaires et occultées par le pouvoir. A l’inverse, le GIA, né de façon anarchique dans l’espace urbain, frappe au coeur des villes. Et ses combattants, plus jeunes et plus durs, sans culture politique ou religieuse, sont lancés dans une fuite sanglante en avant où le degré de violence signe la force du discours politique et la marque du chef. La durée de vie d’un combattant du GIA dépasse rarement quelques mois dans le maquis. En cinq ans, sept émirs se sont succédés à sa tête. Et le GIA s’est rapidement transformé en GIAs, mille à deux mille hommes, « qui se partagent entre des groupes extrémistes criminels et les autres, infiltrés et manipulés par la Sécurité militaire algérienne, » dit Abdelkrim Ghemati, vice-président de l’instance exécutive. GIA? AIS? FIS?…la complexité de la situation, la confusion née de la cacophonie et l’amalgame, réussi par le pouvoir algérien entre le FIS et les ultras du GIA, ont fait de gros dégâts en Algérie et dans l’opinion internationale: « Les GIA massacrent des innocents au nom de l’islam. Ils discréditent notre projet islamique et font le sale boulot du pouvoir! »dit Abdelkrim Ould Adda, « L’AIS est une force militaire, organisée, disciplinée, attachée à la ligne politique du FIS. »
Pour reprendre le terrain perdu, la nouvelle instance exécutive a reçu la caution des politiques du FIS en Algérie, certains dirigeants libérés, et l’appui public de l’AIS. Politiquement, l’instance de Rabah Kebir se veut rassurante et prône un pluralisme démocratique, un parlement élu, une alternance au pouvoir et une société civile régie par la souveraineté populaire: « Nous sommes toujours fidèles à l’accord de Rome » dit Ould Adda qui affirme:  » Le FIS ne veut pas d’un Etat religieux ou d’une théocratie en Algérie ». Sur le plan de la communication, le FIS, restructuré et libéré de ses dissidents, promet de parler désormais d’une seule voix…Ce qu’il aurait gagné à faire bien avant. Stratégiquement enfin, le FIS a décidé de prendre son temps: « Laissons le pouvoir aller au bout des élections. Cela ne changera rien. Ni à la réalité économique et sociale, ni à notre opposition armée sur le terrain. » dit Abdelkrim Ghemati. « Dans un ou deux ans, il faudra bien que le régime règle le problème algérien. Et ce jour là, il lui faudra s’asseoir autour d’une table pour discuter avec nous: le FIS. »

Jean-paul Mari.

UNE SEULE LÉGITIMITÉ…ENTRETIEN AVEC KHERBANE À LONDRES

Kamareddine Kherbane, trente neuf ans, dissident, vient d’être exclu de l’instance exécutive du FIS à l’étranger. Ancien pilote de chasse dans l’armée de l’air algérienne, membre fondateur du FIS emprisonné pendant deux ans entre 1986 et 1988, Kherbane avait fui l’Algérie vers le Pakistan et la France d’où il sera expulsé en juillet 1992.(1) Depuis, cet islamiste radical et nomade, habitué à la clandestinité serait passé par le Yémen, l’Irak, la Bosnie, l’Albanie, la Syrie et l’Azerbaïdjan avant de trouver refuge à Londres où nous l’avons rencontré:

– Nouvel-Observateur: Etes-vous désormais en dehors du parti?
– Kamereddine Kherbane: Soyons clairs. L’instance exécutive du FIS à l’étranger n’est pas tout le FIS. Cette instance, que j’aie contribué à créer en 1993, est l’organe qui représentait le FIS à l’étranger. A l’époque, il a été mis en place pour représenter tous les courants du FIS. Depuis, de 1993 à aujourd’hui, il n’y a plus eu de discussions en commun. Or, il y a des divergences. Et des décisions prises sans concertation. Cela a fait éclater une crise qui couvait depuis bien longtemps. Pour moi, aujourd’hui, l' »instance » ne représente plus qu’une seule tendance: celle de Rabah Kebir!
– N-Obs: Pour vous, cela ne remet pas en question le FIS, comme structure politique?
-K.K: Absolument pas! Le FIS est un ensemble de tendances. Nous sommes une de ces tendances, Rabah Kebir en est une autre. Mais je dénie à quiconque le droit de signer quoique ce soit au nom du FIS! Sauf à Abassi Madani et à Ali Benhadj, les chouyouks actuellement emprisonnés et au secret en Algérie. Depuis trois ou quatre mois, Ali Benhadj a été transféré à la prison militaire de Blida, dans un quartier de haute-sécurité, d’où rien ne filtre…Une prison que je connais bien! Madani et Benhadj sont des symbôles. Eux légitiment le FIS. Tous les autres ont été légitimés par le FIS. Personne n’a reçu le parti en héritage! Rabah Kebir et son entourage sont des gens sous surveillance, usés par l’exil et les pressions allemandes, complètement dépassés par les évènements, des naufragés qui s’accrochent à leur bouée. Après les élections présidentielles, ils sont allés jusqu’à reconnaître la légitimité de Zéroual! Sous couvert de pragmatisme, c’est une concession inacceptable. Rien n’a changé en Algérie. Ce sont les mêmes personnes qui ont arrêté le processus électoral et veulent le relancer aujourd’hui…Pas question! Le pragmatisme n’est pas la naïveté politique. Négocier n’est pas concéder sans rien recevoir. Tout le jeu du pouvoir algérien consiste à trouver une alternative aux chouyoukhs emprisonnés, Madani et Benhadj: voilà le piège dans lequel il ne faut pas tomber!
– N-Obs: Et, sur le fond, quand l’instance exécutive affirme que « le FIS ne veut pas d’un Etat religieux ou d’une théocratie » en Algérie?

K K: Moi, je reste fidèle au programme présenté aux élections locales de 90 et aux législatives de 91. Si quelqu’un veut dévier de ce programme avalisé par le peuple…Il ne représente que lui même.
– OBS: Avec Rabah Kebir, la rupture est définitive?
– K K: Je ne met pas en doute la bonne foi de mes frêres mais ils se laissent piéger parce qu’ils n’ont pas compris la vraie nature du pouvoir algérien. Notre différend est sérieux mais essentiellement d’ordre tactique. L’important est que nos deux tendances vouent respect et fidélité aux chouyouks.
– Obs: Vous n’avez jamais cru à l’efficacité de la plateforme politique présentée par l’ensemble des partis d’opposition à Rome?
– K K: Moi, personnellement? Jamais! Seul le FIS est un parti de principes; les autres sont des partis d’intêrets.
– N-Obs: Pour vous, la solution reste militaire?
-K K: Vous avez déjà vu le pouvoir algérien actuel admettre quelque chose autrement que par la force? Pour amener ces gens à négocier, -pas essayer de nous piéger!- il faut une grande pression. Pour le moment, il n’y a pas d’autre option que la guerre. Celle qui nous a été imposée par le pouvoir.
-Obs: L’AIS, branche militaire du FIS, soutient la tendance Rabah Kebir. Que vous reste-t-il pour faire la guerre? Le GIA?
– K K: Surtout pas. Le GIA a perdu toute crédibilité au sein de la population. Aujourd’hui, on ne sait plus qui fait quoi. D’ailleurs, les Kataeb (bataillons) d’Alger sont en train de le quitter après avoir dénoncé ses excès. Le GIA est devenu un monstre sans tête et, bientôt, il n’en restera plus grand-chose. Je peux vous annnoncer que d’ici les élections législatives, nous allons restructurer pratiquement toutes les unités combattantes de l’Algérois, dont les « Fidèles du Serment ». Ils frapperont exclusivement la junte militaire: armée, police, gendarmerie et milices. Pas les innocents. Il faut en finir avec tous les dépassements. Et exclure les ultras ou les groupes infiltrés par les services algériens. C’est une opération d’assainissement des groupes armés et le retour à une Djihad menée selon les principes saints de l’Islam.
– N-obs: Comment voyez-vous la période pré-electorale?
– K K: Avec beaucoup de violence et d’excès. Ceux des services de sécurité, des milices et des restes du GIA engagés dans une ultime surenchère. Quant à nous, nous ferons tout pour boycotter ce scrutin truqué, sans avenir politique. Et faire en sorte qu’il n’y ait pas d’élections.

Propos recueillis par Jean-Paul Mari.


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