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Les soldats perdus

publié le 05/11/2010 | par Jean-Paul Mari

Les prisonniers à jamais disparus sont légion. Une pratique courante tout au long du siècle dernier.


C’est une gigantesque affaire de prise d’otages. Classique, avec demande de rançon, chantage, négociations, détresse des familles contre nécessités politiques. Et la fameuse raison d’Etat. Une formule utilisée pour faire oublier que l’Etat perd souvent la raison. D’abord, il faut une guerre, une bonne guerre, longue, terrible, compliquée, de préférence mondiale. Ah ! La guerre. Pour la faire, il faut des soldats. Et pour les encourager à mourir, l’Etat leur assure qu’on ne les oubliera jamais, même s’ils tombent entre les mains de l’ennemi.

Les militaires ont donc à l’esprit une règle de trois patriotique : 1. Un fait : Toute guerre engendre son lot de disparus. 2. Un axiome : confiance contre loyauté, le soldat prisonnier ne doit pas trahir et, en retour, il peut compter sur son pays. 3. Un credo : personne n’est abandonné aux mains de l’ennemi. Ce kit de survie psychologique en tête, le prisonnier de guerre est mieux préparé à endurer des années de captivité à l’étranger, à affronter le froid, la faim, la torture, le désespoir. Bien sûr, l’armée, les militaires, les soldats font tout pour respecter le pacte. Beaucoup de soldats sont morts en allant rechercher leurs copains blessés sur la ligne de front ou détenus dans des camps. Et quand un combattant revient à la maison, il vit obsédé par le souvenir de ceux qui sont toujours « là-bas ».

Le problème est que la guerre est un royaume obscur, occupé par les militaires, mais dirigé par les politiques. Une fois la guerre terminée, le soldat est un personnage encombrant. Vivant, il ne cesse de rappeler qu’il a donné sa jeunesse pour sauver son pays. Mort, il faut le célébrer. Blessé, il demande réparation. Et disparu ? Aïe ! Là, le problème devient épineux.

La paix est revenue, la guerre gagnée, le pays a besoin de se projeter sans entrave vers la reconstruction… sauf qu’il y a ces quelques centaines, milliers, voire dizaines de milliers d’hommes capturés, avec un nom, une famille, un passé. Et qui aimeraient bien avoir un avenir. Si l’ennemi est écrasé et occupé, il est facile de les récupérer.

Mais si la guerre a été plus compliquée, et que les alliés d’hier, Russes et Américains, deviennent les ennemis d’aujourd’hui, communistes contre capitalistes, tout s’embrouille. Un État « vainqueur » peut se retrouver face à un autre État qui joue les truands-terroristes, réclame de l’argent, une rançon politique, fait du chantage. Du coup, les soldats « portés disparus » deviennent des otages franchement embarrassants. Rien de nouveau à l’ombre des stalags ou des camps au Vietnam et au Laos !

C’est tout l’intérêt de ce documentaire de montrer que le problème est historique. Déjà, en 1919, les bolcheviques ont capturé des Alliés, Français, Américains, Britanniques qui s’étaient battus contre l’Armée rouge pour essayer de sauver l’empire du tsar Nicolas II. Un prisonnier, c’est précieux. On peut lui extorquer des renseignements, lui voler ses papiers, le retourner, en faire un agent secret et exiger, quand ils sont assez nombreux, que l’Occident reconnaisse la nouvelle Russie communiste.

Pour résister au chantage, il vaut mieux affirmer aux familles que tous les otages sont morts au combat. Plus d’otages, plus de problèmes. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Staline le cynique garde précieusement 24 000 Américains et Britanniques récupérés dans les camps allemands. Il fait tirer sur les camions alliés qui cherchent à les récupérer et des batailles aériennes s’engagent, dans le ciel allemand, au-dessus des camps de prisonniers. Nous sommes bien après la guerre et entre « Alliés » ! Montant de la rançon demandée : la reconnaissance des nouvelles Républiques de l’Est, quelques milliards de dollars et la livraison des « contre-révolutionnaires russes » réfugiés.

Les exilés cosaques seront livrés, exécutés par familles entières ou déportés dans les camps de Sibérie. Dans les mêmes wagons que la majorité des prisonniers américains que Staline ne rendra jamais. Au fil des guerres, c’est la même histoire qui se répète. Avec une constante : le cynisme des Etats. Quand les familles, les historiens, des hommes révoltés ou même des rescapés essaient de briser le silence, l’Etat n’hésite pas à les broyer, pour les faire taire.

Cette froide brutalité éclate à l’écran quand un vieillard politicien du temps d’Eisenhower raconte, devant une commission d’enquête du Sénat américain, comment le président a conclu qu’il valait mieux enterrer vivants 1 200 prisonniers encore détenus par les Russes. Le silence, jusqu’à la tombe. Par peur d’une troisième guerre mondiale. Raison d’Etat.

Et tant pis pour ceux qui croient encore que la fameuse règle de trois patriotique, – l’Etat n’abandonne jamais ses enfants disparus –, est une formule mathématique sans failles.
n Jean-Paul Mari


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