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L’étoffe des dictateurs

publié le 19/08/2012 | par Jean-Paul Mari

Ils surfent sur le désordre, l’humiliation, le désespoir de leur peuple. Avant de basculer dans le meurtre, la folie, et surtout l’obsession de leur propre survie. Jusqu’au jour où…


On ne nait pas dictateur, on le devient. Et les tyrans séduisent d’abord les foules avant de les exterminer, passant la première partie de leur vie à réaliser de grandes choses et la deuxième à les faire partir en fumée. Prenons l’un d’eux, Mussolini, bouffon terrible et théâtral, caricature de violence fasciste.

Aujourd’hui, en roulant au sud de Rome vers la plage branchée de Sabaudia, là où Moravia et Pasolini ont fait construire leur villa, on traverse le village édifié par le régime dans les années trente en vue d’assainir les marécages où les humains mouraient de fièvre et de malaria. Depuis, plus un moustique en vue, un air sec et salé, des gosses sains. Le Duce a réussi son pari. Avant de sombrer dans le marais sanglant d’une grotesque fin de règne.

Plus près de nous, Saddam Hussein n’a pas fait que torturer et tuer à grande échelle. L’Occident, – c’est à dire nous -, a longtemps vanté ses mérites. Homme fort de l’Irak dès le début des années 70, il a entrepris et réussi une triple révolution, industrielle, agricole et culturelle. Les usines, les routes et les ponts, un PNB à 2000 dollars par habitant, l’émergence d’une vraie classe moyenne et la création d’un lac de 360 kilomètres en plein désert, c’est lui. L’école culturelle irakienne, -architecture, peinture, sculpture, musique – et un Musée national pour conserver le patrimoine historique du pays, c’est encore lui. Avec le soutien massif de son peuple.

Drôles d’histoires où le Bon Dieu finit par devenir le Grand Satan.
Comment devient-on dictateur ? Pas un simple dirigeant autoritaire qui essaie de museler son opposition, non, un vrai dictateur, bien loin de l’origine étymologique : « Celui qui parle ». Plutôt celui qui terrifie son peuple, déporte et torture, assassine l’intelligence, réduit l’humanité au néant. La folie est certes une explication séduisante : mégalomanie, psychose, paranoïa, dérangement neurophysiologique, hormonal, troubles vaso-pas-sympathiques ou petit nœud vicieux dissimulé dans les neurones et tout serait dit sur ces très grands malades qui nous gouvernent.

Regardez Hitler, ses yeux de dément, sa voix fêlée, ses tics, sa moustache agitée comme une mouche noire voletant sur son esprit malade. Et Ceausescu avec ses gestes de marionnettiste déglingué, et Kadhafi le Bédouin délirant, bouffi de coke et de vanité. Et Mao-Tsé-Toung qui, derrière son masque impassible « cache le pire barbare que j’ai jamais étudiée » dit Sophie Chautard (« Les dictateurs du XXe siècle »). Et la lignée des Kim Jong-Quelque chose, toupet de poils plantés droit sur leur front, joues et lunettes rondes, un air de lutins martiens, mutants, mais ratés. La dictature ne serait qu’une mauvaise graine, un gène défaillant, une erreur d’ADN, une anomalie passée inaperçue à l’échographie.

Ou encore une forme d’autisme qui se développe chez les monarques en culottes courtes, lourdement carencés en amour maternel lors d’une enfance un brin contrariante. Comme celle d’Ivan le Terrible. Deux parents morts tragiquement, une vie de chérubin terrifié par la peur de se faire assassiner par ses nourrices et contraint, pour se détendre un peu, de torturer les oiseaux et de jeter des portées de chiots vivants du haut des murailles de son château fort.

Ou King- Jong Un, rejeton de dictateur sanglant, témoin des meurtres à la cour, privé de jardin d’enfants et qui, par ennui, criblait à coups de révolver les plafonds lambrissés de son palais-prison. Nés dans la violence, grandis dans la terreur et façonné par l’horreur, une enfance martyrisée et une culture mortifère. La folie, forcément, voilà qui nous rassure.

Sauf que beaucoup de nos dictateurs modernes étaient des gosses sains, heureux, des adolescents brillants et enthousiastes, des hommes politiques pleins d’idéal qui ont donné des despotes éclairés, appartenant à la catégorie troublante des tyrans désespérément sympathiques. Oum Kalsoum, l’immense chanteuse égyptienne, a offert sa voix de miel pour chanter les louanges du grand Nasser, répressif et intolérant derrière son regard velouté de séducteur du peuple, son éloquence enfiévrée quand il parlait du nationalisme arabe et sa résistance inflexible contre l’impérialisme britannique. Ses grands projets ont bouleversé l’Égypte et il n’a pas hésité à changer le cours ancestral du Nil, à discipliner ses crues fougueuses en plantant un monumental barrage à l’entrée de la vallée des pharaons.

Lors de ses funérailles, une foule immense, se pressait, désespérée. Autre phénomène, le grand Atatürk, le « Turc-père », l’empereur laïc, l’inspiration, le modèle, celui dont le nom fait toujours dresser la pointe d’acier des casques des soldats turcs. Il a su imposer le respect bien au-delà des palais de Constantinople mais professait : « Que le peuple ne s’occupe de politique pour le moment ! ». Et Fidel Castro, qui a lui-même mis fin à une autre dictature, version monde ancien, en balayant Batista et son armée. Fidel le révolutionnaire, sa barbe, son cigare et ses muchachos fils de paysans, qui se dresse contre la misère, la corruption, l’humiliation et clame à la face du monde capitaliste que son île ne sera plus jamais la putain de l’Amérique. Fidel l’idéaliste, qui engendre le Che, fils romantique de la révolution, dont le visage de jeune premier, à la fois ange, guerrier, bourreau et martyr, ornera des générations de tee-shirts d’étudiants. Tous étaient patriotes, tous auraient donné leur vie pour le grand combat de l’indépendance, de la libération, de la liberté et tous aimaient leur peuple qui le leur rendait au centuple, jusqu’à l’adoration aveugle.

« Les dictatures se nourrissent du désespoir des peuples », disait Bernanos. Le dictateur est d’abord un recours. Que faire dans l’Allemagne des années trente, humiliée par la défaite de 1918, grande nation déboussolée, dévorée par le chômage et l’hyperinflation ? Au secours ! Au sud de l’Espagne, la révolte éclate, la monarchie est pâle comme la mort et le roi Alfonso XII n’est plus un rempart face aux bolcheviques qui rêvent d’une révolution à la Russe. Au secours ! Franco le très catholique, lui et lui seul, saura nous éviter le chaos.

Partout, le désordre et la misère, l’humiliation, la perte de la confiance envers le pouvoir légitime et le désespoir. Et voilà que resurgit la peur irrationnelle des puissances invisibles, les « deux cents familles », les banques, les multinationales, Wall Street, Moscou, les Croisés, les Juifs ou les Francs-Maçons. La nature des peuples a horreur du vide. Alors le dictateur paraît. Il est « celui qui parle fort », le plus fort de tous. Il instaure l’ordre, dicte le mal et le bien, brise les rebelles, calme la rue, lui rend sa fierté, la fait rêver. Et la foule s’abandonne.

Sans comprendre qu’elle vient de lui sacrifier sa liberté. Parce que, inévitablement, vient l’heure où le vilain mari tue le prince charmant. Et l’idéalisme humaniste du début est vite débordé, – tristes Robespierre ! -, par les nécessités de l’ambition, du contrôle de la population, la lutte contre les forces du mal et l’exercice du pouvoir absolu. C’est le temps de la guillotine et des pelotons d’exécution, de la police secrète, des prisons souterraines et des salles de torture, de l’interdiction de penser autrement, des journaux en berne et des intellectuels en l’exil. La répression et le silence s’abat. Le pouvoir, donc le peuple, ne doit parler que d’une seule voix.

En secret, les dictateurs tremblent comme des feuilles. Tout autour d’eux, les forces obscures cherchent à les abattre. Les tyrans anciens faisaient goûter leurs plats, Staline était obsédé par l’idée du complot, Fidel a passé sa vie à échapper à toute une série de tentatives d’assassinats, Atatürk échappe au « Complot de Smyrne », cache sa peur du mauvais coup en buvant comme un trou et meurt d’une cirrhose, et Hafez-el Assad avait échafaudé un système policier machiavélique où tous les services consacraient l’essentiel de leurs efforts à se surveiller l’un l’autre. Tous les dictateurs sont des paranoïaques obsédés par leur survie, sûrs que le monde veut leur mort. Et s’ils massacrent, c’est contraint et forcé, en état de légitime défense.

Oh ! Ne croyez pas que les dictateurs ne soient pas conscients du désamour de leur peuple. Leurs egos surdimensionnés ne supportent pas l’impopularité et ils en souffrent. Mais comment renoncer à leurs projets grandioses, à l’œuvre de toute une vie ? « L’Histoire m’absoudra », disait Fidel. Se remettre en question, quitter le pouvoir, partir, même en exil, en relative sécurité, non, ils ne le peuvent pas, ils sont allés trop loin, il y a eu trop de massacres, trop de sang. Le point de non-retour est atteint. Un bon dictateur est soit au pouvoir, soit mort.

La démocratie, bonne fille, leur offre le moyen de se légitimer. Un dictateur professionnel sait qu’on peut perdre le cœur de ses concitoyens tout en conservant leurs voix. Il suffit d’un peu d’habileté en matière d’urnes. Le Top Ten des dictateurs les mieux élus, selon Slate.fr, relève, au milieu d’une série de dictatures en « stan » – Ouzbékistan, Turkménistan, Kazakhstan, etc.- des régimes bien plus proches. Moubarak l’égyptien, élu avec 88,6 % des voix, Abdelaziz Bouteflika, réélu en Algérie pour un troisième mandat avec 90,2 %, Paul Kagame au Rwanda, 93%, qui a battu quatre candidats…issus de sa propre coalition, et le champion toutes catégories, le djiboutien Ismail Omar Guelleh, candidat unique élu avec un score imbattable, 100% des voix.

On notera avec intérêt que Bachar, le fils prodigue d’Hafez el-Assad, a obtenu aux dernières élections 97, 6% des voix, ce qui ne laisse… que 2,4% d’opposants potentiels, « un grand consensus qui montre la maturité politique de la Syrie et l’éclat de notre démocratie », affirmait alors sans ciller le ministre de l’Intérieur.

Aimer et se faire aimer, voilà l’obsession cachée des dictateurs. Leur vie amoureuse est souvent troublante parce qu’elle révèle que les « monstres » sont souvent des êtres humains capables de faiblesse et d’une grande tendresse. Hitler, Mussolini et Staline passaient plus de temps à entretenir des correspondances amoureuses qu’à rédiger des textes politiques, révèle l’historienne Diane Ducret (« Femmes de dictateurs »). La femme d’Oussama Ben Laden décrit un monstre de douceur qui fond devant les bébés gazelles du désert, ses animaux favoris. Marita Lorenz, la maitresse allemande de Fidel Castro, raconte un amoureux romantique, resté un grand enfant, qui aime jouer sur le tapis du salon avec des modèles réduits de voiture et de tanks.

Et comment imaginer que l’Ayatollah Khomeiny, si sévère pour les femmes d’Iran, faisait lui-même la vaisselle et récurait les toilettes pour éviter à sa bien-aimée de le faire ? Oui, des femmes ont aimé ces dictateurs, malgré le sang, l’horreur, la barbarie, aimer à la folie, jusqu’au bout. Comme Magda Goebbels qui, jeune fille, portait une étoile de David autour du cou, mais n’a pas hésité à empoisonner ses enfants avant de suicider avec son mari, l’insigne du parti nazi posé sur sa jolie poitrine.

« Je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent… », se demandait déjà en 1576, Étienne de La Boétie. Loin de la folie des dictateurs, la question du consentement au meurtre par les foules est plus dérangeante. Qu’un dictateur fasse passer sa survie avant celle de son peuple, tue, massacre, s’en lave les mains, accuse « l’ennemi », les « agents de l’étranger » et les « terroristes », soit. Mais pourquoi le peuple lui accorde-t-il ce « pouvoir de leur nuire qu’autant qu’il veuille bien l’endurer… » ?

Peut-être parce que le pouvoir n’est jamais absolu et que la notion de domination s’éclipse derrière celle de la complicité. Certains préfèrent un « système établi » à un « système nouveau », écrit Béatrice Hibou (« Anatomie de la Domination »). L’ordre, la soumission, la corruption, le clientélisme, favorisent des « constellations d’intérêts » qui trouvent dans la domination du dictateur une « douceur insidieuse ».
« Pourquoi supportent-ils ? », demandait La Boétie. Peut-être « parce que cela les arrange » répond l’analyste.

En attendant le jour inéluctable où le désir de liberté donnera aux uns la force de se révolter, les autres consentent, en silence. Les dictateurs sont possibles parce que nous avons tous en nous cette capacité à devenir les oppresseurs de nous-mêmes. Il suffit d’une crise économique grave, du chômage et de la misère grandissante, de la faillite des marchés, de la défiance envers le pouvoir légitime, de la peur de l’étranger et des forces invisibles et surtout du désordre… ah ! Le désordre. Alors apparaît le dictateur, « Celui qui parle fort ».

Ça fait peur, non ?

Jean-Paul Mari


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