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L’hydroptère

publié le 10/10/2006 | par Jean-Paul Mari

Imaginez une plage de l’Atlantique, une de ces grandes et belles plages battues par de grandes vagues brillantes ourlées d’écume et qui sentent fort le varech frais. C’était il y a longtemps, une bonne trentaine d’années. Imaginez un enfant qui court de l’eau jusqu’à mi-cuisse, qui rêve déjà d’être marin, navigateur et de filer sur l’eau, vite, plus vite que le vent. Et qui enrage de patauger, essoufflé par l’effort inutile, freiné par la masse de la mer et des vagues qui entravent sa course et son rêve. Ce jour là, à sa façon, il redécouvre un très vieux théorème et son inévitable corollaire : « Tout corps plongé dans un fluide subit une poussée verticale, dirigée de bas en haut… » et qui l’empêche d’avancer aussi vite qu’il le souhaiterait ! Conclusion: pour accélérer, il faut se libérer, sortir de l’eau, décoller. Et voler !
Une dizaine d’années plus tard, le gamin qui aimait les vagues et détestait les théorèmes est devenu un cancre endurci qui suit une école buissonnière ponctuée par la planche à voile et des vols en planeur. Du coup, en 1983, Alain Thébault, à l’age adulte, devient le plus jeune navigateur à participer à la transat en double. Face à lui, le « Vieux », un marin qui deviendra une légende, Eric Tabarly et son bateau, le « Paul Ricard ». La course s’arrête très vite pour les deux hommes. Eric Tabarly est victime d’une méchante vague et Alain Thébault démâte. Relégués au port, les deux marins remâchent leur double abandon en rêvant de bateaux qui voleraient au-dessus de l’océan et de ses tourments. Au temps où le gamin courait encore au bord de la plage, Eric Tabarly songeait déjà à mettre des « ailes », de petits foils, sous les flotteurs de son bateau. En 1975, une discussion avec d’autres ingénieurs aéronautiques l’avaient convaincu que le projet n’était pas une chimère. Une maquette a vue le jour, suivie en 1979, de la construction du « Paul Ricard », version hybride de 18 mètres de long qui ne décolle pas vraiment mais s’appuie sur un foil principal comme un élément antidérive. Barré par Tabarly et Pajot, le bateau expérimental réussit à prendre la deuxième place dans la transat en double Lorient-Les Bermudes-Lorient. Du coup, le « Vieux » décide de se colleter à un mythe : le record de la traversée de l’Atlantique, invaincu depuis 1905, détenu par Charlie Barr, en 12 jours, 4 heures et une minute, à près de dix noeuds de moyenne. Record que Tabarly pulvérise en deux jours de moins, à la moyenne de 11.74 nœuds. Le « Vieux » est en pleine forme mais son bateau commence à vieillir et Eric piétine. Comment aller plus vite et décoller ? Les matériaux de l’époque sont beaucoup trop lourds. L’idée, superbe, est en avance son temps.
En 1983, après l’abandon dans la transat, Eric Tabarly, par ailleurs capitaine de frégate, accueille Alain Thébault dans sa maison de Bénodet et lui offre de faire son service militaire à domicile. Le jeune navigateur en profite pour confectionner un engin imparfait de deux kilos puis une maquette au 1/3 aux allures d’un albatros qui s’appuierait sur la pointe de ses ailes et qu’il lance dans la houle bretonne. S’ensuivent cinq années de tests empiriques et d’authentique galère. Endetté, abonné au régime pâtes-riz mais têtu, le navigateur bourre son voilier de sacs poubelles remplis de sacs de sable qu’il répartit sur le pont. Où est le centre de gravité de l’engin ? Comment rester stable au-dessus de l’eau sur une mer tumultueuse ? Pour le découvrir, il faut déplacer les sacs de sable un à un, essayer, échouer, recommencer jusqu’à acquérir une connaissance intime de l’engin. Le soir, au coin de la cheminée, Thébault et Tabarly dissèquent la machine, estiment le mouvement de l’eau sous la coque, discutent la hauteur des « ailes » mais ils se heurtent toujours aux même limites : l’absence de calculs de résistance, d’instruments de mesure sophistiqués et de matériaux adaptés. Bref, le manque d’une technologie de pointe.
« Aérospatiale est le premier industriel à m’avoir aidé » dit aujourd’hui Alain Thébault. « Sans eux, ce voilier n’aurait jamais volé ! » Au salon du Bourget, le navigateur a rencontré le directeur financier du groupe qui lui a accordé des essais en bassin de carène au CEAT de Toulouse, l’occasion d’étudier les problèmes de portance, de traînée et le comportement des foils. Très vite, un comité de parrainage est crée ; le projet commence à prendre forme.
Le 25 août à Bénodet, chez Eric Tabarly, se tient une réunion extraordinaire. Alain Thébault fait évoluer sa maquette au 1/3, -débarrassée de ses sacs poubelles -, devant un parterre de responsables économiques et politiques, le président de l’Aérospatiale, le groupe Dassault, le président des Chantiers de l’Atlantique et de la Région des pays de Loire. On regarde filer cet espoir d’Hydroptère qui allie le maritime et l’aérien. Et tout le monde s’engage.
Deux ans plus tard, le 1er octobre 1994, l’engin amélioré, long de 18 mètres, effectue son premier essai devant Saint-Nazaire. Il prend le vent et se comporte d’abord comme un trimaran, puis déjauge vers dix nœuds et se cabre en braquant la gouverne de profondeur située à l’extrémité immergée du gouvernail, comme le manche d’un petit avion. A douze nœuds, il décolle et ses foils, ailes d’insectes, égratignent la surface de l’eau en atteignant la vitesse de vingt huit nœuds. Il vole !
Mais il est fragile, tellement fragile. Très vite, l’Hydroptère commence par perdre son empennage arrière, la gouverne de profondeur. Et en juin 1995, c’est le crash. Alors qu’il effectue un tour de chauffe entre Lorient et Belle-Île, le bras de liaison sous le vent casse. Piloter l’Hydroptère, c’est se retrouver aux commandes d’un planeur sophistiqué, sans verrière, où on reçoit des seaux d’eau en plein visage : « A chaque crash, on descend violemment de deux étages pour se retrouver à un mètre sous l’eau ! » dit Alain Thébault. Après l’accident, le verdict tombe : les premiers calculs de résistance ont sous-estimé les énormes contraintes infligées aux structures. Tout doit être réétudié. Le temps de l’amateurisme est révolu.
« Quand j’ai vu l’engin, je me suis dit : « C’est un avion ! Il faut le traiter comme un avion. Sinon, il cassera… » dit Maurice Prat, 62 ans, ingénieur aéronautique au bureau d’études de l’Aérospatiale à Toulouse. Ici, l’aéronautique occupe le ciel, la vie et la culture des hommes. Ici, on a conçu Concorde et la famille des Airbus et les bureaux d’études travaillent à plein sur l’A-340, l’A-300 XX et l’A-300/600. A l’époque, Maurice Prat se prépare à partir à la retraite. Il a toujours eu une double passion, l’aéronautique en semaine et la mer et son voilier en week-end. En étudiant l’oiseau brisé, il comprend très vite qu’il faut abandonner les problèmes de traînée « proportionnelle au carré de la vitesse » chère aux marins pour se concentrer sur l’équilibre et surtout la résistance des matériaux. Les haubans encaissent quinze tonnes, le bras, -celui qui a cassé-, doit résister à cinquante, soixante tonnes ; les « ailes », les foils subissent vingt neuf tonnes en bout de plume et la contrefiche, ce petit bras articulé qui maintient les foils à quarante cinq degrés sur l’eau, doit lutter dans la houle contre des forces culminant à cinquante-six tonnes.. » Il n’y a rien dans cet engin qui n’encaisse moins de dix tonnes ! » conclut Maurice Prat. Pas question de réparer le bras cassé, il faut revoir la conception. Et le refaire avec les matériaux et les méthodes les plus pointues, celles utilisées pour construire les avions de ligne et les fusées. Direction l’Usine de Nantes, un des 4 pôles de production des Airbus A 300, A 320, A 330 et A 340. Ici, mille huit cent salariés assemblent des sous-tronçons d’avions, usinent des pièces en alliage léger et des structures en matériaux composites. Dans ses unités de production, on fabrique les ailes de l’ATR 72, aux trois-quarts en carbone, les radômes, -protection de radar de nez-, les trappes de train d’atterrissage des Airbus et les ailerons des A 330/340. Et une double poutre centrale des A 340-500/600, longue de 16 mètres, large de 15 à 20 mm seulement, unique exemple de l’utilisation de ce matériau pour une pièce toute en carbone. Et c’est ici, pendant six mois, avec quatre compagnons, un technicien et Georges Navas, ingénieur et expert en composite, que l’Aérospatiale va travailler sur les fragilités de l’Hydroptère. Georges Navas commence par examiner le bras cassé à Lorient. Ses conclusions rejoignent celles de Maurice Prat à Toulouse : à refaire. Pas comme un bras de liaison d’un trimaran mais comme authentique un morceau d’avion. Avec des matériaux composites, de fines feuilles de carbone de trois dixièmes de millimètre d’épaisseur, empilées sur une épaisseur de quinze millimètres, cuites à 180° et compactées dans des autoclaves à sept bars de pression. Une cuisson et une structure optimisée en mettant les feuilles dans le sens de l’effort, un peu comme une structure osseuse, avec des lignes de force qui regardent et affrontent les énormes pressions. Un bras qui doit résister, à la vitesse, aux vagues, aux forces de torsion, de séparation, de friction… à tout. Quand les deux bras sont prêts, allongés d’un bon mètre, l’Hydroptère fait 24 mètres d’envergure, sa coque mesure 18 mètres et le haut de son mat est à 27 mètres au-dessus de l’eau, avant décollage. On a conservé les foils originaux en les dotant d’un système mécanique de réglage de leur incidence pour réduire la traînée. L’hydroptère est léger, très léger, -cinq tonnes à peine, – et il repart, file, gagne cinq nœuds de plus, atteint trente, trente-cinq nœuds avec des pointes à quarante nœuds. A cette vitesse, à cinq mètres de hauteur, l’Hydroptère reste stable mais il faut savoir le piloter, comme un planeur très fin, très stable, -on peut prendre le café assis sur un bras ! -, mais parfois brutal, qui peut accélérer violemment et réagir aux sautes de vent. A la barre, il faut des nerfs et une solide expérience pour accompagner en douceur cette formule 1 lancée au-dessus de l’eau. C’est une machine qui file plus vite que le vent, une machine à créer du vent.
Le 8 juin 1998, il s’attaque au record des vingt-quatre heures. Les bras en carbone de l’Aérospatiale résistent, bien sûr, mais pas un ancien boulon en titane, -6 mm de diamètre-, de la ferrure d’attache qui se brise et entraîne avec elle un foil principal. Trois jours après, un promeneur découvre un « morceau d’avion » dans un endroit perdu, à six kilomètres au sud de la pointe du Halguen. Les gendarmes, intrigués, prennent des photos et alertent le district aéronautique à la recherche d’un « accident d’avion ». Finalement, c’est une personne de l’aérospatiale qui vient identifier l’épave. On prévient la direction du Chantier naval de Saint-Nazaire puis l’équipe Hydroptère qui vient récupérer son aile brisée.
Une nouvelle fois, toute l’équipe se tourne vers l’Aérospatiale, ses bureaux d’études à Toulouse, ses outils de calculs numériques aux Mureaux et ses laboratoires de Nantes. Maurice Prat sort de sa retraite et arrive à convaincre ses ingénieurs surchargés de travail par la conception de l’A-300 XX et l’A-300-600 de se pencher sur ce foil qui date de 1990. A nouveau, le verdict tombe : à repenser, à refaire. « On retrouve avec un foil le comportement de l’aile du Concorde » remarque l’ancien ingénieur en aérodynamique.  » L’eau est incompressible, comme l’air à la vitesse d’un supersonique… » Les ingénieurs de l’Aérospatiale dessinent un foil de six mètres cinquante de long, doté d’un Winglet: une « véritable aile de Falcon » dit Maurice Prat, un foil d’avion, rétractable, qui se pose à 46 degrés sur l’eau et portera l’Hydroptère au bout de ses plumes. A Nantes, l’équipe de Georges Navas est toujours là avec ses autoclaves et travaille à la confection des nouveaux foils. Entre-Temps, l’Aérospatiale a confié une revue de programme à André Motet et à Claude Musereau, deux spécialistes d’hydrodynamique des Mureaux. Et ils ont conclu à l’urgence du travail en simulateur de vol tridimensionnel. L’Hydroptère a été truffé de jauges de contrainte et d’un ordinateur embarqué pour mesurer les efforts en temps réel. Sur leurs écrans, les hommes de l’équipage pourront contrôler les vitesses d’alerte, -VNE, VNE, VD-, comme un commandant de bord qui pilote son avion. L’ensemble de ces capteurs d’efforts, à la fois boîte noire, mouchard, alarme sonore et visuelle, font de l’Hydroptère une machine « qui crie avant d’avoir mal ».
Le nouveau foil est en phase d’assemblage final à Nantes et n’attends plus que l’arrivée d’une « chistera », petite pièce de titane qui raccorde le foil et le winglet. L’aile sera envoyée à Saint-Nazaire et montée au début de l’année 2001. La mise à l’eau aura lieu en avril et les deux mois d’essais en mer pourront alors débuter.
Ce jour-là, l’Hydroptère n’aura plus grand chose à voir avec la maquette au 1/3 que son créateur testait avec des sacs remplis de sable, dans la houle de l’Atlantique. Réalisé à 98 % en carbone, à 1,9% en titane, truffé d’instruments de mesures, large de 24 mètres et haut de 27 mètres, avec un potentiel de vitesse auparavant de 40 nœuds et qui est passé désormais à 45 nœuds, calculé et conçu comme un avion de l’Aérospatiale, c’est le résultat d’une aventure collective et un produit de la technologie de pointe. L’Hydroptère est un voilier fait pour battre des records dont, prochain objectif, celui des vingt-quatre heures établi à 26 nœuds de moyenne. L’exploit ne paraît pas hors de portée pour cette machine à voler sur l’eau qui file avec une belle brise, à trente-cinq nœuds de moyenne, plus vite que le vent !
Plus qu’un gamin qui courait sur une plage de l’Atlantique, de l’eau jusqu’à mi-cuisse, n’aurait pu rêver.

Jean-Paul mari