Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Lire le premier chapitre du roman: Les hommes du ministère.

Livres publié le 31/10/2019 | par grands-reporters

De Léonard Vincent.
Dans une capitale d’Afrique, des silhouettes rasent les murs, un homme écoute la radio, pendant qu’une Land Rover roule trop lentement et que le Chef,  » grand bras affectueux et sourire de requin « , assiste aux cérémonies officielles qu’il méprise. Telle est l’atmosphère glaçante de cette dictature ordinaire,  » inspirée des faits réels  » comme on dit.


 

Les Hommes du ministère est bien sûr fortement inspiré de la connaissance de l’Afrique de l’Est et des « évadés » d’une des pires dictatures au monde en Érythrée. Mais Léonard Vincent a quitté les rives du reportage pour la fiction romanesque. Comme pour aller plus loin dans la restitution, comprendre les mécanismes de la terreur et leur portée universelle, l’auteur choisit de plonger dans la subjectivité de trois personnages clé : le ministre (Omer Hassan), le fonctionnaire (Nebsi, l’ami du narrateur) et le chef (Tobias).

Trois portraits, trois personnages donc, qui exercent la terreur autant qu’ils la subissent et dont les histoires se croisent dans un univers de déjà-vu : une bureaucratie absurde, les ors d’un protocole minable, des scènes de rue, la vie de bureau banale et criminelle… Les sourires mièvres et sentimentaux du chef sont lourds de menace. Tout a un double sens, les choses ont l’air normales mais il se trame des horreurs ; on ne sait pas très bien lesquelles, mais
on en connaît l’issue fatale. Tels sont les ressorts de la peur qui paralyse les personnages.

Léonard Vincent joue ainsi avec les codes du film d’espionnage. La tension dramatique, le suspense passent par la description du moindre détail. Le texte est hyper visuel, stylisé, atmosphérique : on navigue entre 1984 et Sergio Leone (la mouche qui vole, la canicule, la transpiration). Mais l’imaginaire du film d’action, qui habite autant notre esprit que celui des personnages, n’est pas un ailleurs. Le récit bascule constamment dans notre environnement proche : nous avons tous croisé un Nebsi ou un Omer Hassan dans les transports en commun. Les « évadés » de Léonard Vincent sont très exactement les « migrants » anonymes avec la peur qui les tenaille.

 

LIRE LE PREMIER CHAPITRE

«  » »

Hélas, les rues de cette belle capitale africaine sont infestées d’indics. Juchés sur des bicyclettes, kalachnikov en travers du dos, les voici qui remontent l’avenue de la Liberté, traversant les ombres de majestueux palmiers qui ne mènent nulle part. Couinement du vieil acier, frottement des pneus sur le goudron, un vilain costume dont les ourlets sont mal cousus, des souliers de mauvais cuir, ça rrr et ça cling à chaque tour de pédales. La ville se fige. Mais les étrangers ne voient rien. Car il faut avoir le regard exercé. Les hyènes de la police glacent le sang mais ressemblent à tout le monde. Les gens d’ici savent les reconnaître, eux. Les mouchards filent sur le bitume en jetant des coups d’œil furtifs aux boutiques, aux cafés, aux porches éclairés à l’ampoule, aux escaliers poétiques qui montent vers les appartements. Lorsqu’ils glissent dans le quartier, les habitants sentent passer le vent glacé du pouvoir. En les croisant à la sortie de l’immeuble, on cherche en une seconde à cacher ses turpitudes, ses petites tricheries, ses pensées subversives, mauvais élèves pris en faute, de l’adrénaline plein la cervelle. Mais comment fait-on cela, avec quel geste, quel recul, quel coup de génie, quel subterfuge improvisé ? Sans rien faire, la plupart du temps, on reste là, immobile. Et puis à la fin, les indics s’éloignent, ils vont plus haut sur le boulevard, vers d’autres coupables.

 

L’autre jour, l’un d’eux a tout de même donné une bonne leçon à un gamin qui tentait d’esquiver une rafle. C’était un môme de dix-huit ou dix-neuf ans, habillé de vêtements trop grands pour lui et qui, aussitôt les camions apparus au coin des rues du quartier du Cinéma Renaissance, aussitôt les soldats descendus des plateformes, a louvoyé entre deux mulets en allongeant le long compas de ses jambes. Il s’est faufilé par un passage obscur où fermentaient des cargaisons de bananes vers une venelle où serpentait un ruisseau d’urine. Il a déboulé de l’autre côté d’un patio décrépi vers une avenue apparemment vide par où il s’est engagé pour s’échapper. Mais non, un mouchard l’a rattrapé. Trois balles de calibre 7,62 sont venues de nulle part pénétrer en rafale l’arrière de sa cuisse, le coin de son rein droit et son épaule gauche et il est tombé sans même émettre un son, comme si, en un éclair, son corps avait été dissous et qu’il n’était resté en l’air qu’un paquet de vêtements vides. Puis la forme a un peu remué dans son désordre de jambes recroquevillées, de bras paralysés et de pans de blouson imprégnés de sang. Le mouchard s’est avancé nonchalamment vers ce tas brouillon de jeune homme, a levé son fusil-mitrailleur et craché une balle solitaire dans son crâne noir. On l’a ramassé trente minutes plus tard, une fois la descente terminée, une fois les soldats rassasiés, une fois les contrevenants conduits dans les centres de détention de la périphérie. Voilà la vie qu’on mène, ici.

 

Depuis l’été dernier, c’est encore pire. Le Chef a donné l’ordre de distribuer un fusil-mitrailleur aux papas et aux mamans de la capitale, faisant dire aux chefs de service des ministères convoquez-les tous les mardis matin dans la cour, en rangs, militairement alignés par l’espace de leurs bras, une-deux échauffement tout d’abord, sautez sur place, écartez les jambes, joignez les mains au-dessus de vos têtes et transpirez, apprenez-leur l’art sublime et sinistre de tenir, manier, affûter, pointer, armer, sécuriser, ranger, démonter, graisser et remonter un AK-47, Avtomat Kalachnikova modèle de 1947, le chargeur courbé, la lanière de cuir, le manche en bois et le viseur noir. Gymnastique, discipline, aboiement d’ordres, sur les parkings, une fois par semaine dans le matin blême : j’ai vu la scène filmée sur un téléphone portable, c’est ça l’armée populaire on m’a dit. Distribuer des flingues à la population, c’est la dernière folie du gouvernement. De sorte que, maintenant, ce ne sont plus seulement les préposés moustachus de la Sécurité d’État qui patrouillent dans les quartiers sur leur vélo, mais aussi les petits messieurs du pâté de maisons, en survêtement pour la plupart, lesquels ne songent en réalité qu’à siroter leur cappuccino et à parler football aux terrasses des cafés, au lieu de s’occuper de choses aussi sérieuses que le maintien de l’ordre, et puis avec eux les dames en cheveux, maquillage, parfum, bijoux, gloss et châle sur les épaules, lesquelles préféreraient sortir faire leurs courses et causer boutique plutôt que chasser le dissident. Cela dit, cette drôle de milice d’impotents s’est très vite attiré les faveurs des rieurs du pays. Partout on raconte la même blague. On se demande ce que pourront bien faire ces vieillards fatigués pour arrêter les jeunes qui s’échapperont en courant à toutes jambes. Crieront-ils : halte ou je vous couvre d’injures ? Ainsi se déroule l’existence nationale, dans ce pays des mauvais rêves. La vraie vie est pour plus tard. Tout le monde est armé pour faire peur aux voisins et trouer la peau d’un traître, le cas échéant, donc rien ne peut arriver, c’est le conseiller du Chef qui l’a dit à une télévision étrangère. Tout le monde est soldat ici.

 

Malgré cela, chaque matin, les gens cherchent avant tout à s’extraire de la tiédeur bienfaisance des couvertures et trouver une chemise repassée dont le col n’est pas trop marqué par la saleté. La poussière en ville est tenace, d’autant qu’il n’y a pas tous les jours de l’eau chaude, étant donné les coupures d’électricité, souvent ce n’est qu’un filet d’eau marronnasse et froid qui sort du pommeau dévissé de la douche, quand ce ne sont pas également deux ou trois petits cafards paniqués. Puis il faut se rendre au ministère dans le froid du matin, enroulé dans un anorak, comme tout le monde. Partager un taxi pour quinze piécettes la course, à sept dans l’habitacle glacé d’une Lada, réchauffé seulement par les haleines des passagers. Ou bien s’agglutiner avec les collégiens en uniforme dans les autobus rouillés de fabrication indienne, rafistolés comme des vieux coucous de l’autre guerre, pétaradant, éructant, zigzaguant à fond de caisse sur les avenues avec leur cargaison d’êtres humains et la radio à tue-tête, fracas de la tôle dans les nids-de-poule, plaintes perçantes des freins hors d’usage aux carrefours, puanteur du gasoil qui perce les tempes après avoir empuanti les narines. Ou bien encore il faut longer à pied, les mains enfoncées dans les poches, les interminables boulevards administratifs, passer l’ancien siège d’Africa Airways, la Grande Poste blanche coiffée du drapeau national, devant laquelle tourne un manège de petites automobiles multicolores, ignorer les cafés déserts où s’ennuient déjà les vieux aux pieds froids et les commissariats lugubres où dorment encore les raflés de la nuit, ces veinards, ces damnés qui n’iront pas travailler aujourd’hui. Plus personne ne remarque la splendeur mélancolique de la capitale, le brouillard fade qui adoucit les façades, les rotondes, les jardins aux bougainvilliers, les glorieuses statues sur les places, les balcons en arcades, les enseignes naïves des vieux hôtels, les petites rues en sommeil où patientent des Volkswagen, les perspectives urbaines balisées par les palmiers, des parades d’orangers ou une file de maigres acacias, ou bien encore le citron du soleil au-dessus des montagnes circonvoisines.

 

Mon ami Nebsi, qui m’a appris tout cela, faisait jadis partie du lot. Quand je l’ai connu, au début, on ne parlait de rien de bien particulier. Mais à mesure que nous nous rencontrions et qu’il parlait, un monde s’animait qui, pour moi, devenait de plus en plus réel. Les projecteurs étaient poussés lentement sur les saynètes du passé, la lumière venait et révélait comme dans un bain chimique la petite comédie figée enfouie dans ses souvenirs, des polaroids énigmatiques, des photographies fanées aux couleurs étonnantes et irréelles, comme si les silhouettes avaient été redessinées à l’encre de Chine, le blanc des yeux et des chemises rehaussé au correcteur, le rouge des lèvres retracé à l’aquarelle, l’acajou de la peau aplani au brou de noix. Je me familiarisais avec le parking du ministère, le garde édenté dans sa blouse bleue, assis sur sa chaise, à côté de la poubelle, qui fait un signe, toujours le même, quand il estime que la voiture est correctement garée, l’écho dans les couloirs, les vitres jaunes cassées raccommodées au scotch, les placards fermés par des cadenas, les cravates en laine des chefs, les petites tristesses qui font les grandes histoires, le fourmillement sonore des machines à écrire à trois heures de l’après-midi, le soir qui arrive trop tôt, trop vite en hiver, le ciel mandarine de l’été à travers les vasistas pisseux. À la fin, je faisais partie du service, je me faisais embarquer dans la routine des fonctionnaires, je connaissais les secrets de l’étage. Abraham, avec son long nez de musaraigne ? Un crétin. Johnny et ses gadgets chinois envoyés par la valise diplomatique depuis l’Arabie saoudite ? Un trouillard. Quand je buvais un café au lait en compagnie de Nebsi, je redevenais à chaque fois l’un d’entre eux, un homme du ministère.

 

Qu’on se le dise, les événements qui sont relatés ici ont tous eu lieu récemment, dans notre monde, en Afrique. Je les ai recueillis par fragments, le long d’interminables discussions apparemment sans queue ni tête, auprès d’inconnus croisés par hasard et jamais revus depuis. Le lieu de ces péripéties n’est aucun pays en particulier, sinon en imagination, les protagonistes n’existent pas vraiment. Mais pourtant tout est beaucoup plus réel que n’importe quelle enquête, n’importe quel rapport, n’importe quel reportage. Je sais bien que nous sommes tous incrédules, mais je demande seulement un peu de silence, comme lorsque les lumières baissent dans une salle de concert. La rhapsodie des destins absurdes va commencer. Tout ne sera que littérature. Ces pages sont des rêveries sur les conversations que nous avons eues, les hommes du ministère et moi. Disons en somme que toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé est absolument recherchée, mais que ceux qui cherchent la vérité peuvent poser ce livre.  «  » »

 

Publié aux Éditions Anamosa.

 

 


TOUS DROITS RESERVES