Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Livre: « Raconter la guerre », une histoire des correspondants de guerre, par Adrien Jaulmes

Livres publié le 14/10/2021 | par Adrien Jaulmes

Introduction

Le journalisme de guerre est un curieux métier. Il consiste à aller vers la guerre quand tout le monde la fuit, à se rendre sur la ligne de front sans intention d’y combattre ou de soigner, juste pour raconter ce qui s’y passe.

Si la profession de correspondant de guerre n’existe pas vraiment, et n’est enseignée dans aucune école, le reportage de guerre est un genre déjà ancien.

Il apparaît avec les premiers journalistes présents sur les champs de bataille, au milieu du xixe siècle. Il n’a pas cessé de se développer depuis.

Pendant 175 ans, les reportages de guerre, écrits et photographiques, puis radiodiffusés et filmés, ont servi de brouillon à l’Histoire. Ils ont contribué à écrire la chronique immédiate de notre monde, alimenté notre mémoire collective, et nourri notre affreuse fascination pour ce phénomène terrible et tellement humain qu’il suffit presque à définir notre espèce.

Cette curieuse profession existe toujours, entourée d’une aura de séduction et de glamour, en même temps qu’elle est régulièrement accusée de mensonge ou de voyeurisme. Derrière ces faux-semblants, la réalité vaut d’être racontée.

 

Le reportage de guerre est largement défini par ses contraintes, et la guerre est la contrainte suprême. Tous les conflits se ressemblent mais chacun est singulier. Ils ont en commun de présenter de grandes difficultés pour le travail d’un journaliste. L’accès est dangereux, partiel, limité. La logistique peut devenir infiniment complexe et coûteuse. Les informations sont rares, fragmentaires, fausses, biaisées. On ne comprend rien si l’on reste à distance, et pas grand-chose si l’on s’approche, à part la souffrance, la confusion, l’absurdité et la mort.

Les problèmes ne s’arrêtent pas là. Le meilleur reportage n’existe que s’il est enregistré, transmis, diffusé. De nouvelles formes de récit sont apparues avec chaque développement technologique. Les dépêches écrites à la main sont d’abord transmises par courrier, parfois par le journaliste lui-même. Le télégraphe et le téléphone permettent de réduire les délais, puis la machine à écrire, le télex, l’ordinateur portable et l’antenne satellite. La photographie s’empare très vite aussi de la guerre, sujet grandiose et terrible, et la photo de guerre devient un genre à part entière.

La radio, le média le plus intime, celui du son et de la voix, apparaît sur le champ de bataille dès que les appareils d’enregistrement le permettent. Le film trouve aussi dans le reportage de guerre un champ presque infini, avec des caméras de plus en plus portables et légères.

Aucune technologie n’a jusqu’à présent aboli les précédentes. Le dessin continue d’exister, dans la grande tradition des peintres de batailles.

 

La troisième caractéristique du reportage de guerre, et peut-être la plus singulière, est le rôle central qu’y tiennent les individus. Les dangers et les difficultés du journalisme de guerre ont contribué à ce qu’il conserve un caractère presque artisanal. Même les grands médias modernes, organisations gigantesques, continuent d’avoir recours à de petites équipes pour couvrir les guerres.

Les manques, les travers et les erreurs du reportage de guerre, sont des faiblesses humaines. Ses succès aussi. La lucidité, le talent, le courage, physique, qui permet d’aller au-devant du danger, mais aussi moral, souvent plus rare, qui fait dire ce qu’on n’a pas envie d’entendre, sont avant tout les qualités de femmes et d’hommes, qui parviennent à donner un sens à ce qu’ils voient.

Certains d’entre eux sont devenus célèbres. La plupart sont restés anonymes. Ce livre leur est consacré.

 

J.

( Avertissement : les magnifiques photos qui accompagnent le texte dans le livre dont un seul exemple est montré ci-dessous n’apparaissent pas dans cette publication )

 

 

 

SPLENDIDES PETITES GUERRES

Les premiers correspondants de guerre apparaissent avec le développement de la presse de masse au milieu du xixe siècle. La multiplication des journaux bon marché révolutionne l’information, qui devient de plus en plus rapide et touche un public de plus en plus vaste. Ces journaux s’intéressent à tout ce qui peut leur apporter des lecteurs. Le récit de guerre, classique de la littérature, devient un sujet de reportages pour les journalistes.

Si l’on a raconté la guerre bien avant eux, depuis Xénophon et César jusqu’à Napoléon et Wellington, généraux qui décrivent souvent eux-mêmes leurs propres campagnes, ces reporters d’un genre particulier sont les premiers professionnels à aller sur un champ de bataille dans le seul but de relater les combats.

Ces précurseurs jettent les bases d’un métier singulier, dont la plupart existent encore aujourd’hui : aller sur place, raconter, transmettre. Ils font aussi l’expérience de ses contraintes. Ils découvrent que la maîtrise de la logistique et de la vie en campagne est souvent aussi importante que les qualités d’écriture. Et qu’un reportage n’existe pas s’il n’est pas transmis.

Aussi horrible soit-elle, la guerre tue encore à l’époque surtout des soldats. Elle peut encore passer pour une aventure, surtout quand elle se déroule dans des lieux exotiques. Le correspondant de guerre devient une figure héroïque, mais également un objet de suspicion.

Les correspondants de guerre se heurtent aussi à la méfiance, puis à l’hostilité des belligérants qui les accusent de déformer la réalité, ou de trop bien la décrire. On relève leurs approximations ou parfois leurs inventions. On leur en veut plus encore quand ils relatent les faits avec précision. Leur présence sur le champ de bataille n’est pas neutre, et les relations publiques font vite partie intégrante des opérations. Les correspondants de guerre sont courtisés, utilisés, manipulés ou contrôlés. Selon la très ancienne loi du messager, on les rend aussi volontiers responsables des faits qu’ils rapportent.

L’ère de l’information

La guerre du Mexique, qui permet en 1848 aux États-Unis d’absorber la Californie et le quart sud-ouest de leur territoire actuel, est aussi la première de l’Histoire à faire l’objet de reportages en provenance du front. Les journaux américains bon marché, penny press, en plein essor à cette époque, reproduisent les dépêches de leurs correspondants qui accompagnent les troupes.

Plus d’une douzaine de journalistes envoient des rapports de première main sur les opérations menées par le général Zachary Taylor dans le nord du Mexique, et sur le général Winfield Scott qui débarque à Vera Cruz et prend Mexico. Leurs récits, combinés aux lettres envoyées par les soldats eux-mêmes, fournissent des informations sur la situation du champ de bataille alors même que la guerre se déroule.

Pour la première fois, une nation en guerre doit tenir compte de l’opinion publique et du nouveau pouvoir de la presse, qui contribue à la façonner. L’appétit du public pour ces nouvelles du front devient insatiable. Les journaux multiplient les éditions spéciales où sont publiées les dépêches des correspondants de guerre, qui arrivent parfois même avant les rapports officiels.

Beaucoup appartiennent à des journaux publiés à La Nouvelle-Orléans, ville américaine la plus proche des opérations, et à l’époque l’une des plus grandes du pays.

Parmi ces pionniers, George Kendall du New Orleans Picayune, George Tobin du New Orleans Delta, William Tobey du Philadelphia North American ou Jane Mc
Manus Storms du New York Sun, première femme à exercer cette nouvelle profession.

Mais ces précurseurs occupent des positions parfois ambiguës. Ils participent souvent aux combats ou servent de messagers au commandement, se mêlent de diplomatie et de politique. Leurs récits, pleins de ferveur nationaliste, prennent fréquemment quelques libertés avec les faits. Ils dévoilent aussi des détails opérationnels, font et défont la réputation des généraux et relatent même des massacres de civils. Ils se livrent entre eux à la même compétition effrénée que leurs journaux.

Les coûts de ces reportages et de leur transmission par tous les moyens, courriers à cheval, pigeons voyageurs ou même les premières lignes de télégraphe, augmentent de façon exponentielle. Ils conduisent six journaux new-yorkais à s’unir pour réunir leurs ressources. Ils créent en mai 1848 l’Associated Press, qui existe toujours.

Les pionniers

Moins ambigu quant à son rôle de témoin, et plus indépendant de l’armée qu’il accompagne, le premier correspondant de guerre à devenir célèbre apparaît quelques années plus tard pendant la guerre de Crimée. William Howard Russell est l’envoyé spécial du London Times avec l’expédition franco-britannique contre la Russie en 1854.

Sa présence n’est pas fortuite. Cette guerre est par bien des aspects le premier conflit moderne. Les uniformes ressemblent à ceux de l’époque napoléonienne (Lord Raglan, le commandant de l’armée britannique, a d’ailleurs combattu à
Waterloo), mais de nouvelles inventions transforment radicalement la guerre : canons rayés, navires de guerre à hélice, chemin de fer, télégraphe électromagnétique et câbles sous-marins enrobés de caoutchouc.

Les correspondants de guerre font partie de ces nouveautés. La presse rotative, invention presque aussi révolutionnaire que celle des caractères mobiles par Gutenberg, permet d’augmenter la vitesse d’impression, les tirages et la distribution des journaux. Leur diffusion devient rapidement massive, et transforme profondément la vie publique. Le Times de Londres s’est équipé en 1853 avec cette nouvelle technologie. Tirant à 40 000 exemplaires, il devient le journal le plus influent du monde. L’ère de l’information de masse commence.

Né à Dublin en 1820 dans une famille anglo-irlandaise, Russell a déjà couvert la petite guerre du Schleswig-Holstein quand il est envoyé à Malte pour rejoindre les troupes britanniques en partance pour la Crimée. Parti sans ses bagages, il débarque avec le corps expéditionnaire nanti d’un mauvais cheval, de vêtements qu’il a empruntés et d’un petit sac avec du linge de rechange. « Je n’avais pas d’autres ressources que moi-même, et l’idée la plus vague possible de ce que j’allais faire. » Son reportage va durer 22 mois.

Après la bataille de l’Alma, l’expédition assiège la forteresse de Sébastopol. L’armée britannique campe à Balaklava. L’hiver est brutal et le choléra et la dysenterie déciment les troupes. Russell vit sous une tente, dort par terre. Il écrit qu’il devient « chauve comme un boulet, et grisonnant comme un blaireau », et qu’il « est sur le point de perdre sa santé et son moral ».

Russell envoie ses dépêches par le courrier qui part en bateau depuis la Crimée à travers la mer Noire, puis par le chemin de fer jusqu’à Londres. Elles mettent une vingtaine de jours à arriver. Les récits du champ de bataille par ce témoin direct sont assez différents des peintures classiques et des récits héroïques. Russell raconte la confusion des combats, les blessures horribles et mal soignées, les épidémies qui font des ravages et le commandement pas toujours compétent.

« Dois-je dire ces choses ou bien modérer mon langage ? demande Russell à John Delane, son rédacteur en chef.

Continuez comme vous l’avez fait, dites la vérité, autant que vous le pouvez, et laissez les commentaires qui pourraient être dangereux à nous qui sommes en sécurité », lui répond Delane.

Après la bataille de l’Alma, Russell assiste le 25 octobre 1854 à la charge de la brigade légère à Balaklava. Lancée contre une batterie d’artillerie russe à la suite d’une erreur de commandement, la cavalerie britannique subit de terribles pertes.

Russell écrit son reportage juste après la bataille :

« Ce n’était ni l’endroit ni le moment pour de la composition littéraire, mais il était absolument nécessaire que j’écrive, et immédiatement, parce que le courrier allait partir dans quelques heures. […] J’avais mal à la tête et mon cœur était meurtri, mais il n’y avait pas de remède à ça, et je me mis au travail. Mon bureau était mon genou, mon fauteuil était ma selle, et ma lampe une bougie de l’intendance plantée dans une bouteille.

« À travers les nuages ​​de fumée, nous pouvions voir leurs sabres scintiller pendant qu’ils chargeaient les canons et se précipitaient entre les pièces, fauchant les artilleurs. L’éclat de leurs lames, selon les termes d’un officier debout près de moi, “ressemblait aux dos brillants d’un banc de maquereaux” … À notre grande joie, nous les vîmes revenir, après avoir percé une colonne d’infanterie russe et les avoir dispersés comme des fétus de paille, lorsque le feu latéral de la batterie sur la colline les a balayés, dispersés et anéantis sur place… À onze heures trente-cinq, à part les morts et les mourants, il ne restait plus aucun soldat britannique devant ces satanés canons moscovites. »

Quelques semaines plus tard, le poète Alfred Tennyson s’inspire de ce reportage pour écrire un poème héroïque, La Charge de la brigade légère, devenu depuis un classique de la littérature anglaise.

Russell est un pionnier. Les difficultés qu’il doit surmonter sont les mêmes que celles que rencontrent les journalistes de nos jours dans un conflit : les problèmes logistiques, les contraintes de transmission, mais aussi les relations parfois tendues avec l’armée.

Tout le monde n’apprécie pas ce nouveau journalisme de guerre. Si les soldats apprécient cet Irlandais jovial et sympathique, l’état-major se met vite à détester Russell qui décrit avec une brutale honnêteté l’impréparation de l’armée britannique. Lord Raglan interdit à ses officiers de lui parler.

Mais en Angleterre, le public est enthousiaste. Les récits de la campagne de Crimée sont lus avidement et les ventes du Times augmentent. Russell devient célèbre. Ses lettres conduisent Florence Nightingale à lancer la première mission de soutien médical aux troupes. Elles ont aussi des conséquences politiques. Ses descriptions de l’incompétence du commandement déclenchent un scandale à Londres, qui entraîne la chute du gouvernement. La reine Victoria est très mécontente, et qualifie les lettres de Russell d’« attaques infâmes contre notre armée », et de « honte du journalisme ». Son mari, le prince Albert, le traite de « misérable scribouillard qui dénigre notre pays ».

La photographie  de guerre

Pour donner une autre image du conflit, la monarchie décide de recourir à une autre invention révolutionnaire : la photographie. Roger Fenton, portraitiste officiel de la cour, part à son tour en mission pour la Crimée. Diplômé d’Oxford, Fenton a été peintre avant de se tourner vers cette nouvelle technologie. Mandaté par la compagnie Thomas Agnew & Son, qui espère réaliser une bonne opération commerciale avec les premières photos de guerre, Fenton débarque en Crimée en mars 1855 avec son assistant Marcus Sparling, sept cents plaques de verre, cinq chambres noires, et trente-six caisses de produits chimiques.

S’il y a eu quelques daguerréotypes pris au Mexique en 1847, Fenton réalise le premier reportage photographique d’une guerre. Il utilise la nouvelle technique du collodion humide, qui permet de reproduire les images. Mais la méthode est d’un usage complexe et délicat. Elle demande des compétences de chimiste en même temps que de photographe. Il faut deux personnes pour mettre l’appareil en place, faire la mise au point, puis recouvrir dans l’obscurité une plaque de verre avec une émulsion chimique, prendre le cliché, et le développer aussitôt avant qu’il sèche.

Malgré les dangers, le froid qui gêne les réactions chimiques, la chaleur qui fait sauter les bouchons des produits, les vapeurs qui tournent la tête, les mouches qui viennent se coller sur les plaques, Fenton et Sparling parviennent à prendre près de 360 clichés pendant les mois qu’ils passent en Crimée.

Le collodion humide nécessite des temps de pose allant jusqu’à plus de 20 secondes. C’est extrêmement rapide pour l’époque, mais ne permet pas de photographier des personnages en mouvement, et donc pas de combats. Fenton prend des scènes de bivouac, des panoramas, des portraits de combattants. Mais il s’abstient soigneusement de photographier des morts, pourtant parfaitement immobiles. Le reportage de guerre est déjà aussi ce qu’il ne montre pas.

Premières photos, premières polémiques

Le 23 avril 1855, Fenton photographie le front dans un ravin près de Balaklava. L’endroit est battu par les feux de l’artillerie russe, et si dangereux que les soldats l’ont surnommé la Vallée de l’ombre de la mort (évoquée aussi dans le poème de Tennyson). Il parvient à prendre deux clichés.

Après s’être fait tirer dessus une première fois, il est obligé de changer de position. « Après ça, plus aucun boulet n’est tombé près de moi, mais beaucoup sont passés de chaque côté. »

Ces premières photos d’un champ de bataille donnent aussi lieu à une polémique qui en préfigure bien d’autres. On accuse Fenton d’avoir mis en scène sa photo, en prenant d’abord la photo de la route dégagée, avant de remettre lui-même les boulets pour obtenir un effet plus dramatique sur le second cliché. Ces accusations sont encore reprises en 2003 par l’essayiste américaine Susan Sontag. Des experts discutent encore la question de savoir quelle photo a été prise la première (aucun n’a jamais mis les pieds sur un champ de bataille). D’après les ombres, il semble que la première photo soit celle avec les boulets sur la route, dégagée plus tard pour permettre le passage des troupes. Mais la suspicion continue d’accompagner la photo de guerre jusqu’à nos jours, comme si le premier but du photographe était de tromper.

La mort en images

Si Fenton s’abstient soigneusement de photographier les morts, c’est l’un de ses élèves, Felice Beato, qui prend les premières images de cadavres, vision caractéristique du champ de bataille. Ce photographe anglo-italien n’hésite pas non plus à les déplacer pour obtenir plus d’effet. Cette pratique, qui choque rétrospectivement aujourd’hui, est fréquente chez des artistes qui composent leurs images comme des peintres. En 1860, il accompagne l’opération lancée par la France et l’Angleterre pour forcer la Chine à ouvrir son marché (la seconde guerre de l’Opium, qui voit le pillage du merveilleux palais d’Été de Pékin par les Franco-Britanniques). Le Palais aurait été incendié en représailles à l’assassinat de Thomas Bowlby, correspondant du Times, capturé avec des plénipotentiaires et torturé à mort par les Chinois.

Guerre civile

Les correspondants de guerre sont dorénavant de tous les conflits. Ils deviennent de plus en plus nombreux sur les champs de bataille. En 1861, la guerre de Sécession américaine devient le premier conflit de l’histoire à être massivement couvert par des journalistes. Plus de 500 reporters suivent les combats, 350 du côté de l’Union, et 150 avec les Confédérés, pour le compte de 3 000 journaux et magazines. La plupart sont des civils, des « Specials », pour qui le journalisme est la seule raison de leur présence sur le champ de bataille.

Le front, qui se trouve près des deux capitales, Washington et Richmond, est relativement facile d’accès. Ni l’Union ni la Confédération ne reconnaissent aux correspondants de guerre un statut de non-belligérants, et, dans certains cas, avec de bonnes raisons. Certains participent aux combats. Tous sont fréquemment considérés comme des espions, y compris par leur propre camp.

De façon désormais classique, leurs relations sont souvent tendues avec les autorités militaires. « Dorénavant chaque armée et presque chaque général est suivi par un reporter, qui occupe de la place dans nos moyens de transport, encombre nos trains, rapporte nos mouvements, devine nos positions, ramasse des morceaux de conversation, suscite le mécontentement et la jalousie et crée des problèmes à n’en plus finir », écrit le général William T. Sherman, qui déteste passionnément les journalistes. « Ma règle est désormais bien connue et ils se tiennent à distance. Si l’un d’entre eux arrive dans mon campement, je le ferai arrêter comme espion, passer en cour martiale, et si possible pendre ou fusiller. »

Il met ces menaces à exécution. En décembre 1862, pendant la campagne de Vicksburg, Sherman prend en grippe Thomas Knox, du New York Herald, pour avoir critiqué ses erreurs en opération. Il l’accuse d’avoir fourni des informations à l’ennemi et le fait passer en cour martiale. Knox est acquitté, mais Sherman interdit dorénavant à tout journaliste de suivre son armée.

La compétition est vive entre les journalistes pour être le premier à transmettre son reportage. Comme le télégraphe est contrôlé par les autorités militaires, les correspondants de guerre préfèrent souvent délivrer eux-mêmes leur article à leur journal. Après la bataille d’Antietam, George Smalley, du New York Tribune, écrit pendant la nuit son article dans un train militaire. Il arrive à 5 heures du matin à son bureau à New York, à 400 kilomètres de là. Quelques heures plus tard, le journal est distribué dans les rues de la ville, et le récit de la bataille connu 48 heures après son déroulement.

Après la bataille de Gettysburg, qui marque le tournant de la guerre, le télégraphe est coupé, empêchant les journalistes de transmettre leurs dépêches. Homer Byington, du Tribune, avait prévu le problème et fait réparer à l’avance les fils sur une ligne voisine. Il est le premier journaliste à envoyer son reportage, l’un des scoops de la guerre.

Mais un certain nombre de journalistes se tiennent loin du front, ce qui ne les empêche pas de publier des récits, souvent fantaisistes, de batailles qui se sont déroulées à plusieurs centaines de kilomètres de distance. D’autres profitent de leurs informations pour spéculer en Bourse.

L’habitude est vite prise de reprocher aux reporters les faits qu’ils relatent.

« Bull Run Russell »

Les journaux étrangers envoient aussi leurs reporters. L’arrivée de William Howard Russell est annoncée dans les journaux américains comme celle du « plus célèbre correspondant du monde ». Russell est reçu par le président Lincoln et les généraux de l’Union. Il se rend aussi dans le Sud qui vient de faire sécession. Mais ses premiers articles lui valent rapidement les critiques des deux camps. « On me dit que je suis très impopulaire dans le Nord et à New York, écrit Russell. Je n’y peux rien. Je dois écrire mes impressions et ce que je vois, et je crois que je peux au moins avoir comme consolation mon impartialité, puisque je suis devenu encore plus impopulaire dans le Sud. »

Les Sudistes sont furieux des descriptions de l’esclavage par Russell. Dans le Nord, sa réputation se dégrade lorsqu’il couvre la première bataille de la guerre, à Bull Run, le 21 juillet 1861. Arrivé en retard pour assister au début des combats, Russell décrit la déroute des troupes de l’Union. Son reportage déclenche la fureur dans le Nord. Il reçoit des menaces de mort, on veut le couvrir de goudron et de plumes, il est montré du doigt dans la rue et devient un paria dans les réceptions. Surnommé « Bull Run Russell », il doit repartir en Angleterre.

« Artiste spécial »

La photographie, qui nécessite un matériel encombrant et de longs temps de pose, ne peut toujours pas saisir des scènes en mouvement. Elle est aussi à l’époque impossible à reproduire par l’imprimerie dans les journaux. Des dessinateurs sont chargés d’illustrer les batailles. Alfred « Alf » Waud est un de ces « Special Artists ». D’origine britannique, ce dessinateur talentueux se destinait à la peinture maritime. Recruté par le New York Illustrated News, puis par le magazine Harper’s Weekly, il couvre toute la durée de la guerre. Il suit à cheval l’armée du Potomac, accompagne l’expédition navale contre La Nouvelle-Orléans.

«Ce fut un voyage très humide et très inconfortable… Je n’ai pas pu me sécher pendant deux jours, et par-dessus le marché je me suis fait tirer dessus par une vingtaine de tireurs d’élite. Heureusement je n’ai pas été touché, mais il m’a fallu cravacher mon cheval pour leur échapper!»

Le journaliste George Sala décrit Waud :

« Pendant tout notre trajet, galopant frénétiquement à nos côtés, vers l’avant et vers l’arrière, un homme de haute taille, monté sur un cheval encore plus grand, les yeux bleus, la barbe blonde, vigoureux et bien charpenté, riant joyeusement ou fredonnant des chansons drôles, armé jusqu’aux dents, botté, ganté, sous un large chapeau, mais vêtu d’une veste de chasse civile ; je me suis demandé intérieurement tout l’après-midi et la soirée de quelle espèce d’homme il s’agissait. Il a été de chaque offensive, de chaque retraite, et de presque toutes les reconnaissances (de l’armée du Potomac), et en savait probablement plus sur la campagne, sur les succès et les échecs des combats, et sur les mérites ou défauts des commandants que deux ou trois porteurs d’épaulettes de général. »

Le grand peintre paysagiste américain Winslow Homer est aussi un jeune « artiste spécial ».

Theodore Davis, autre Special Artist, énumère les qualités nécessaires à un dessinateur de guerre : « Un mépris total pour sa sécurité et son confort personnels ; une propension semblable à celle d’un hibou à rester éveillé toute la nuit et une vigilance comparable à celle d’un faucon pendant la journée ; la capacité de se nourrir avec rien ; la volonté de parcourir n’importe quelle distance à cheval pour un seul croquis, qui devra être terminé la nuit sans plus de lumière que celle d’un feu. »

Les morts  devant nos portes

Le reportage photographique change aussi d’échelle pendant cette guerre, qui devient la plus photographiée du xixe siècle. L’un des principaux artisans de cet essor est Matthew Brady. Photographe spécialisé dans les portraits au daguerréotype, il décide de couvrir la guerre de la façon la plus exhaustive possible. Il recrute une vingtaine de photographes qui suivent les armées avec leur chambre noire, et dont il publie les clichés. Beaucoup deviennent à leur tour célèbres, comme Alexander
Gardner, Timothy O’Sullivan ou George Barnard, même si Brady a tendance à s’attribuer leurs photos.

Son studio est l’un des premiers à exposer et à publier des photos de morts amis.

Une exposition de ces photos de guerre crée la sensation à New York. Un reporter du New York Times écrit à l’époque :
« M. Brady a contribué à nous faire comprendre la terrible réalité et la gravité de la guerre. S’il n’a pas apporté des corps pour les déposer devant nos portes ou dans nos rues, c’est tout comme. »

Certains reporters connaissent des expériences tragiques. Samuel Wilkeson, envoyé spécial du New York Times, est à la bataille de Gettysburg quand il apprend que son fils a été tué pendant les combats. Il rédige son reportage devant sa tombe.

« Comment écrire l’histoire d’une bataille quand ses propres yeux sont fixés sur une figure d’une importance presque transcendante – le corps de son fils aîné, broyé par un obus sur une position où sa batterie n’aurait jamais dû être envoyée, et abandonné à la mort dans un bâtiment où les chirurgiens n’ont pas osé rester ?… Mon crayon est lourd… »

Les risques du métier

C’est aussi à cette période que sont tués les premiers correspondants de guerre. Le premier pourrait avoir été Lynde
Buckingham, dont le New York Times annonce la mort le mardi 23 juin 1863 en Virginie : « Monsieur L.W. Buckingham, correspondant du New York Herald, a été tué hier dans les circonstances suivantes : il revenait d’Aldie, avec des nouvelles d’un combat de cavalerie, mais a été pris en chasse par des irréguliers sudistes. Il a éperonné son cheval, qui a trébuché et l’a jeté à terre, lui brisant le cou et le tuant instantanément. Son corps et ses effets ont été pris en charge par M. Waud, artiste. »

Il y en aura d’autres. Le premier reportage posthume est celui de Mark Kellogg, reporter du Bismarck Tribune et de la jeune agence Associated Press, qui accompagne en 1876 la colonne du général Custer à la rencontre des Sioux dans le territoire du Montana. Il envoie par estafette sa dernière dépêche. « Au moment où ceci vous parviendra, nous aurons rencontré et combattu les diables rouges ; reste à savoir avec quel résultat. Je pars avec Custer et serai présent lors de la mise à mort. » Il s’agira de la sienne. Tué avec le reste du 7e de cavalerie à Little Big Horn, son corps scalpé est reconnu grâce à ses bottes, et l’on retrouve dans sa sacoche ses carnets et ses lunettes.

Reportage exclusif

Désormais les grands journaux américains et européens se lancent dans une compétition pour l’exclusivité des informations. Les correspondants de guerre se livrent entre eux une concurrence acharnée pour être le premier à envoyer sa dépêche. Tous les moyens sont bons ou presque.

Archibald Forbes, jeune Écossais et ancien soldat, devient journaliste après avoir entendu une conférence de William Howard Russell. Il est envoyé par le
Morning Advertiser couvrir la guerre franco-prussienne de 1870. « Choisissez le côté que vous préférez », lui dit le rédacteur en chef. « J’ai pris 10£ pour mon équipement, mis 20£ dans ma poche pour les dépenses, j’ai acheté une sacoche et un carnet, et j’ai embarqué le soir même », raconte Forbes.

Forbes assiste à la défaite française à Gravelotte. Lors de la reddition de
Napoléon III, il est le seul journaliste présent quand il rencontre Bismarck à Sedan. Mais Forbes n’a pas conscience d’avoir accumulé les exclusivités et pas d’argent pour payer le télégraphe. Lorsqu’il revient en France après avoir été recruté par le Daily News, il dispose de moyens illimités pour couvrir le siège de Paris.

À plusieurs reprises, il prend de vitesse William Howard Russell du Times. Tous les deux assistent au début du bombardement de Paris, mais Forbes a écrit son article à l’avance et l’a déjà transmis à son journal. Quand les canons prussiens commencent à tirer, il n’a plus qu’à télégraphier « Allez-y ! », pendant que Russell commence à peine à écrire sa dépêche. Toujours le plus célèbre correspondant de guerre de l’époque, Russell est reçu par Bismarck et par le roi de Prusse, mais il est un peu dépassé par la technologie et ne parvient plus à rivaliser avec la nouvelle génération de correspondants de guerre.

Au moment de la capitulation française, Forbes parvient à rentrer dans Paris assiégé. « Blêmes, les citoyens affamés se traînaient dans les boulevards éteints, auparavant pleins de luxe et d’élégance. Aucun café n’invitait plus les passants avec la brillante splendeur de leurs lumières et leur somptuosité criarde, car il n’y avait plus de passants à attirer, plus de combustible pour l’éclairage… La gaieté, la profusion et l’amoralité du Paris que l’on connaissait aux jours du Second Empire avaient été remplacées par un abattement silencieux et résigné, un épuisement total, dans un décor à la fois beau, effrayant et triste. Les hôtels étaient devenus des hôpitaux, le drapeau de la Croix-Rouge flottait sur presque toutes les maisons… des infirmes avec des pansements boitillaient dans les rues, et le seul trafic était l’interminable procession des corbillards. »

Forbes ne veut faire confiance à personne pour transmettre son reportage. Il sort de Paris en sifflotant devant les soldats porte de Vincennes, galope une quarantaine de kilomètres jusqu’à la gare de Lagny, prend un train jusqu’à Karlsruhe, attend huit heures que les télégraphistes aient fini de le transmettre à Londres, et repart aussitôt pour Paris.

Forbes revient à la chute de la Commune, quand l’armée du gouvernement de Versailles écrase dans le sang l’insurrection. Il longe les Champs-Élysées balayés par l’artillerie et parvient jusqu’aux barricades du Palais-Royal ; il assiste à des combats boulevard Haussmann, a son chapeau percé par une balle devant la gare du Nord ; il parvient à éviter de se faire enrôler par les insurgés de la barricade de Notre-Dame-de-Lorette, avant de se faire arrêter par les Versaillais qui vérifient que ses mains ne portent pas de traces de poudre.

D’autres journalistes couvrent la guerre depuis l’intérieur de Paris assiégé. Henry Labouchère, le reporter du journal anglais The Daily News, envoie ses dépêches par ballons, qui décollent de la butte Montmartre. Il décrit les privations de la population, contrainte de manger les animaux du Jardin des Plantes, mais reste autant que possible à distance des combats. « Je reconnais que je ne suis pas de ces gens qui sentent la bataille de loin et ressentent un désir irrésistible de se précipiter au milieu. Se prendre un obus sur la tête pour simplement satisfaire sa curiosité me semble être le comble de l’absurdité. »

Le plus extraordinaire reportage photographique du siège de Paris est réalisé par Bruno Braquehais, photographe de studio spécialisé dans les nus. Sourd-muet de naissance, il parcourt les rues de la ville pendant la Commune avec sa chambre photographique. Il prend plus d’une centaine de clichés au collodion dans les rues dévastées de la ville.

Guerre et littérature

En 1897, le jeune journaliste brésilien Euclides Da Cunha accompagne l’expédition militaire envoyée contre l’étrange rébellion de Canudo, dans le Sertão. La campagne lui inspire Os Sertões, premier reportage de guerre devenu œuvre littéraire, et l’un des classiques de la littérature lusophone.

« Au sommet d’une colline, sous les branches sans feuillage d’un imbuzeiro, mon collègue m’a montré un trou circulaire d’un peu plus d’un demi-mètre de profondeur. C’est de là qu’un homme seul a infligé de lourdes pertes à des bataillons entiers. Personne n’arrivait à le voir. Les coups de feu rapides du Mannlicher qui s’abattaient… C’était un tir tenace, impétueux, mortel, un seul homme abattant des pelotons au complet. Les soldats, paniqués, ont riposté au hasard, dans la direction probable de ces maudits tirs. Une volée de balles qui vrombissent à travers les bois de l’imbuzeiro ; mais le sinistre tireur d’élite se contenta de baisser la tête, et laissa passer la vague de balles, et il continua sa tâche incroyable, accroupi au fond de sa tranchée… et tirant, tirant, tirant toujours, impitoyable, terrible, démoniaque, dans un duel de mort à un contre mille. »

« Je fournis la guerre »

De témoins, les correspondants de guerre deviennent acteurs des conflits, à mesure que les gouvernements réalisent l’étendue de leur influence sur les opinions publiques. Le bon usage de la presse devient une partie de la stratégie militaire. L’étape suivante est franchie quand les journaux se mettent à peser sur le déroulement des opérations, ou même à participer à leur déclenchement.

Aux États-Unis à la fin du xixe siècle, une compétition acharnée oppose le New York Journal de Randolph Hearst (qui inspire à Orson Welles son Citizen Kane) et le New York World de Joseph Pulitzer. Ils rivalisent à coup de « unes » sensationnelles et d’exclusivités entretenant un rapport souvent assez lointain avec la réalité. Leurs méthodes sont surnommées « journalisme jaune » (yellow journalism). À la fin de sa vie, Pulitzer tentera de racheter sa réputation en créant une école, puis un prix de journalisme récompensant une qualité que ses journaux ne pratiquaient guère.

Quand Cuba se révolte contre l’Espagne en 1895, Hearst et Pulitzer poussent à l’intervention des États-Unis. L’explosion mystérieuse à La Havane du cuirassé USS Maine, envoyé pour protéger les ressortissants américains, leur sert de prétexte : « Souvenez-vous du Maine ! » En avril 1898, les États-Unis déclarent la guerre à l’Espagne, s’emparent des Philippines et de Guam, et débarquent à Cuba. Hearst fait de ses correspondants de guerre des vedettes.

Le secrétaire d’État adjoint à la Marine, Theodore Roosevelt, participe à la campagne de Cuba après avoir recruté dans la bonne société de la côte Est son propre régiment de cavalerie. Il a compris l’importance des médias, et entretient les meilleures relations avec les journalistes de Hearst, Richard Harding Davis et
Frederick Remington. La peinture par Remington de la charge de ses « Rough Riders » à la bataille de San Juan, près de Santiago de Cuba, fait de lui le héros de la guerre. Il est élu vice-président l’année suivante, avant de devenir président des États-Unis après l’assassinat du président McKinley.

Le concurrent du groupe Hearst, Joseph Pulitzer, recrute comme envoyé spécial Stephen Crane. Le jeune écrivain, auteur d’À la conquête du courage, a déjà été correspondant de guerre pendant la guerre gréco-turque de 1897. Il devient le grand rival de Richard Harding Davis. Quand son bateau coule pendant la traversée pour Cuba, Crane passe trente heures dans un canot de sauvetage et en tire son premier reportage. À Porto-Rico, il entre seul dans une ville tenue par les rebelles qu’il met en fuite. « J’aurais aimé que vous voyiez mes hommes conquérir la ville ! », lui dit un colonel américain en y entrant le lendemain. « Je suis vraiment désolé, colonel, mais j’ai pris cette ville moi-même hier matin avant le petit déjeuner. »

La rivalité entre leurs journaux n’empêche pas les correspondants de s’entraider. Quand Edward Marshall, du New York Journal, est gravement blessé d’une balle dans le dos, Stephen Crane part à pied avec le reportage de son rival pour chercher des secours. Il revient avec un brancard et s’assure qu’il est évacué. La rédaction du New York World est furieuse, car Crane a envoyé la dépêche de Marshall avant la sienne.

Un sport un peu risqué

Le journalisme de guerre est vu pendant cette période comme un sport un peu dangereux, mais qui attire les ambitieux. Il permet de devenir célèbre, de vendre des livres, ou de lancer une carrière publique. Il règne encore parfois une certaine confusion des genres, puisque les reporters portent parfois l’uniforme et participent aux combats.

Le jeune Winston Churchill, fils d’un homme politique britannique et d’une héritière américaine qui entretient des relations très, très amicales avec le prince de Galles et bon nombre de généraux britanniques, sert à la fois comme officier et comme correspondant de guerre. Il couvre ainsi la campagne contre les Pathans (Pachtounes) à la frontière entre les Indes et l’Afghanistan, puis au Soudan pendant l’expédition de Kitchener contre les guerriers islamistes du Mahdi. À la bataille d’Omdurman, il prend part à la dernière charge de la cavalerie britannique, avant de raconter le combat dans son reportage.

En 1899, il part de nouveau comme reporter-combattant pour l’Afrique du Sud pendant la guerre des Boers. Il emporte avec lui une boussole, une nouvelle selle équipée d’une mallette en peau de porc, un télescope Ross et une paire de jumelles Voigtländer, ainsi que « 32 bouteilles de vin d’Aÿ, 18 bouteilles de saint-émilion, 10 bouteilles de whisky, 12 bouteilles de cordial au citron vert, 6 bouteilles de porto blanc, 6 bouteilles de vermouth français, et 6 bouteilles de vieille eau-de-vie ».

En route pour le front de Ladysmith, son train tombe dans une embuscade. Churchill participe à la défense du convoi. Il se débarrasse de son pistolet juste avant d’être capturé par les Boers, échappant ainsi au peloton d’exécution, les journalistes n’étant pas supposés prendre part aux combats. Emprisonné à Pretoria, il parvient à s’échapper et à gagner le Mozambique, après avoir parcouru 500 kilomètres par des moyens divers. Le récit de son évasion est publié dans le Morning Post. Churchill en tire ensuite un best-seller qui le rend célèbre en Angleterre, et contribue à lancer sa carrière politique.

« Choisissant mon moment, je me glissai dans le quadrilatère, et me cachai dans l’un des bureaux. À travers une fente, je surveillai les sentinelles. Pendant une demi-heure, elles restèrent immobiles, me bloquant toute issue. Puis, tout à coup, l’un des gardes se retourna, se dirigea vers son camarade et ils se mirent à discuter. Ils me tournaient le dos. C’était maintenant ou jamais. Je courus vers le mur, et en attrapai à deux mains le sommet. Par deux fois, je me laissai retomber, pris d’hésitation ; puis, je fis résolument une troisième tentative et me hissai au sommet. Le haut du mur était plat. Allongé, je jetai un dernier regard aux deux sentinelles, toujours en train de discuter, toujours le dos tourné ; elles n’étaient, je le répète, qu’à une quinzaine de mètres. Puis je me laissai silencieusement glisser dans le jardin de l’autre côté, et m’accroupis dans la végétation. J’étais libre. J’avais fait le premier pas, et je ne pouvais plus revenir en arrière. »

Femmes en guerre

Les femmes correspondantes de guerre sont déjà nombreuses.

Kit Coleman (née Kathleen Ferguson), journaliste canadienne d’origine irlandaise, est la première femme à recevoir une
accréditation officielle du gouvernement américain pour couvrir la guerre
hispano-américaine à Cuba. Son journal, le Mail & Empire, se contente de lui faire écrire des chroniques depuis la Floride. D’autres correspondants intriguent auprès de l’armée américaine pour qu’elle y reste, estimant qu’une femme n’a pas sa place sur un champ de bataille. Mais elle persévère et arrive à Cuba en juillet 1898 juste avant la fin des opérations. Elle écrit une série de reportages qui la rendent célèbre.

L’année suivante, lady Sarah Wilson, tante de Winston Churchill, est à Mafeking, où son mari est officier, pendant le siège de la ville par les Boers. Après la capture de l’envoyé spécial du Daily Mail, elle est recrutée par le journal pour prendre sa place. Baden-Powell lui demande à son tour de quitter la ville assiégée. Mais elle est capturée par les Boers, puis échangée contre un voleur et revient à Mafeking. Elle est légèrement blessée pendant le bombardement de la ville. Sa tenue est reprise par les journaux de mode de l’époque.

Hélène Leune est l’épouse de Jean Leune, envoyé spécial de l’Illustration et du Figaro pendant la première guerre
balkanique de 1913. D’origine grecque,
elle couvre avec lui les combats en Épire. « Nous traversons des champs, des villages. La route est pleine de cadavres déjà noirs, masses informes, horribles à voir. J’ai le cœur froid – comme tous ceux qui sont à la guerre. »

Indignations et irritation

À l’influence des correspondants de guerre répond la méfiance des états-majors, qui multiplient les règles pour encadrer leurs mouvements et contrôler leurs reportages. Les accréditations et la censure militaire apparaissent, plaies de la profession qui durent jusqu’à nos jours. Les armées commencent aussi à réduire l’accès des journalistes au front, souvent sous prétexte d’assurer leur sécurité.

La guerre russo-japonaise entre 1904 et 1905 est l’un des premiers conflits où l’information est soigneusement encadrée par les belligérants. Obsédés par le secret et craignant l’espionnage, les Japonais exercent une censure très stricte pour contrôler les nouvelles à destination de l’étranger. Les correspondants de guerre sont cantonnés loin des combats, et nourris d’une succession de communiqués victorieux. Leurs dépêches sont relues et coupées par la censure et ne parviennent qu’après de longs délais à leur rédaction.

L’écrivain Jack London, déjà célèbre à 28 ans, est envoyé par le groupe Hearst pour couvrir le conflit. Il embarque à San Francisco à destination du Japon avec un groupe de reporters qui se sont surnommés « les Vautours ». C’est sa première expérience de correspondant de guerre. À leur arrivée, les journalistes sont cantonnés à l’hôtel Imperial à Tokyo par les autorités japonaises. London embarque secrètement dans un cargo pour la Corée. Puis, dans une jonque qu’il loue à des pêcheurs, il traverse la mer Jaune en plein hiver. Les pieds et les doigts gelés, il rejoint l’armée japonaise à Pyongyang, et couvre la bataille en prenant des notes sur du papier de riz. London est arrêté après avoir donné un coup de poing à un soldat japonais qui vole du fourrage à son cheval. Sauvé de la cour martiale par son concurrent Richard Davis Harding, qui télégraphie au président Theodore Roosevelt, ami du correspondant de guerre depuis Cuba, London est finalement expulsé. Ses photos sont les premières de la guerre à être publiées aux États-Unis.

London décrit sa frustration devant la censure qu’imposent les autorités militaires japonaises ; cette pratique va vite devenir la norme dans la plupart des conflits.

Les attentes : « Je commençais cette campagne avec les plus magnifiques conceptions de ce que devait être le métier de correspondant de guerre. Je savais que la mortalité des correspondants de guerre était censée être proportionnellement plus élevée que celle des soldats. J’avais lu les nouvelles de la mort de plusieurs d’entre eux dans l’expédition de secours vers Karthoum. J’avais lu La lumière qui s’éteint de Kipling. Je me souvenais des descriptions de Stephen Crane sous le feu à Cuba. J’avais entendu, Dieu, que n’avais-je pas entendu sur toutes les situations dans lesquelles s’étaient trouvés les correspondants dans toutes sortes de batailles et d’escarmouches, au beau milieu de l’action, où la vie était intense et où l’on vivait des moments inoubliables. Bref, je suis allé à la guerre en espérant avoir des sensations fortes. »

La réalité : Jack London déchante une fois sur place. Les Japonais tiennent les journalistes loin du front. « La fonction d’un correspondant de guerre, pour autant que j’aie pu en juger, est de s’asseoir derrière les collines, là où les honorables invités ne courent aucun risque d’être blessés, et d’écouter la fusillade en cherchant en vain qui est en train de tirer ; recevoir des ordres de l’état-major sur ce qu’il peut ou ne peut pas faire ; se soumettre quotidiennement à la censure et observer l’article 4 du règlement de la 1re armée : “Les correspondants de guerre doivent se comporter et se vêtir décemment, ne jamais faire quoi que ce soit sans ordres, et ne jamais entrer dans les bureaux du quartier général.” »

Magazines photos

Les progrès de la photogravure, et notamment l’impression en demi-teinte inventée en 1881 par Frederic Eugene Ives, et encore utilisée aujourd’hui, permettent d’intégrer la photographie aux journaux. Des magazines spécialisés dans la photo apparaissent, comme le journal français L’Illustration et la revue américaine
Collier’s, qui mandatent des photoreporters sur les champs de bataille.

Les deux journaux envoient en Mandchourie Jimmy Hare, l’un des plus célèbres photojournalistes de l’époque.

« Jimmy Hare n’est pas, selon sa propre expression, l’un de ces “pousse-boutons” comme vous ou moi, et un tas d’autres, reporters, voyageurs, explorateurs et,
par-dessus le marché, photographes, qui, partant d’un pied léger à la recherche de sensations neuves, se munissent, à tout hasard, d’un appareil portatif, simple à manœuvrer, afin de pouvoir, au besoin, rapporter quelques clichés.

« Jimmy Hare est essentiellement, exclusivement, le “reporter-photographe”, et l’on ne saurait dire quel tranquille courage il déploie dans l’accomplissement de sa rude et périlleuse mission et de quelle passion il aime son métier, avec ses risques, ses joies, parfois ses souffrances ! Lors de la bataille de Wi-Ju, pour avoir le “détail” qui seul importe à son avis, il n’hésita pas, trompant la surveillance des censeurs, à courir au cœur de la bataille.

« Il fut le premier des correspondants de guerre qui passa le Yalou, se traînant à genoux dans les sables. Son serviteur l’avait abandonné, son cheval était fourbu ; mais, le lendemain matin, pâle, tremblant la fièvre, il développait, joyeux au fond de l’âme, les plus beaux, les seuls clichés qu’on ait pris là. […] Ceux qui ont vu et qui verront les centaines d’images saisissantes qu’il a envoyées du théâtre de la guerre ne sauront jamais les peines qu’elles ont coûtées. » (« La guerre vue par les photographes », Gustave Babin, L’Illustration, 18 mars 1905.)

L’Illustration publie aussi les images du jeune photographe russe Viktor Bulla, qui couvre la campagne avec l’armée tsariste pour le magazine russe Niva. Quelques années plus tard, Bulla prend de nombreuses photos de la révolution de 1917 à Saint-Pétersbourg. Il est arrêté et exécuté comme « ennemi du peuple » pendant les purges staliniennes de 1938.

En Mandchourie, les reporters s’équipent comme pour partir en campagne.

L’équipement du correspondant de guerre, par Richard Harding Davis :

« Les articles que je trouve les plus utiles lorsque vous voyagez sont les suivants :

une tente, des piquets, un lourd maillet;

un lit et une chaise pliante;

en second lieu, je placerais une chaise pliante. J’en avais une en Mandchourie, mais elle ne me servait à rien, car les autres correspondants s’asseyaient dessus. Je devais mettre une pancarte disant “ ne pas s’asseoir ”, mais personne ne l’a jamais lue;

des ustensiles de cuisine. Le kit de cuisine que j’emporte est en usage dans l’armée allemande. Il est fabriqué en aluminium, pèse à peu près autant qu’un étui à cigarettes et occupe aussi peu de place qu’un chapeau haut-de-forme;

deux seaux d’eau pliables en caoutchouc ou en toile;

deux lanternes en laiton pliables;

deux boîtes de bougies;

une douzaine de boîtes d’allumettes de sécurité;

une hache. La meilleure est fabriquée à Gladstone, dans le Michigan. Vous pouvez la porter dans votre poche et vous pouvez couper un arbre avec;

un étui à médicaments contenant de la quinine, du calomel et du mélange de comprimés contre le choléra;

trousse de toilette avec rasoirs, poudre dentifrice;

baignoire pliante en caoutchouc;

deux serviettes anciennes et douces;

trois pains de savon;

une couverture;

une moustiquaire de tête;

une paire de chaussures supplémentaire, anciennes et confortables;

une paire supplémentaire de culottes;

une paire supplémentaire de guêtres;

une chemise en flanelle, grise pour ne pas prendre la poussière;

deux paires de mouchoirs en soie;

deux maillots de corps;

trois paires de chaussettes en laine;

deux mouchoirs en lin, assez larges, si nécessaire, pour nouer autour de la gorge et protéger l’arrière du cou;

un pyjama, en laine, pas en lin;

deux pipes de bruyère;

six sacs de tabac ; Durham ou Seal de Caroline du Nord;

un bloc de papier à lettres;

un stylo-plume à remplissage automatique;

une bouteille d’encre, avec bouchon à vis, maintenu par un ressort;

une douzaine d’enveloppes;

des timbres, enveloppés dans du papier huilé;

un tube de colle. Dans les pays tropicaux, l’adhésif sur le rabat des enveloppes colle à tout sauf à l’enveloppe;

une douzaine d’élastiques de grande taille. Ils aident à comprimer des articles comme des vêtements et sont très utiles à beaucoup d’autres choses;

un jeu de cartes;

des livres;

un revolver et six cartouches. Comme dit le dicton : “Vous n’en aurez peut-être pas besoin longtemps, mais quand vous en avez besoin, vous en aurez besoin vite.” Sauf pour impressionner les guides et les conducteurs de mulet, ce n’est pas un article indispensable : en six campagnes je ne l’ai jamais utilisé, ni n’en ai jamais eu besoin, sauf une seule fois, mais il était caché sous des tonnes de bagages au fond d’une cale. Six cartouches suffisent : si vous n’avez pas touché votre adversaire avec, il aura largement eu le temps de le faire, et les six autres cartouches ne seront pas nécessaires.

« Mais l’homme vraiment sage ne prendra rien de toute cette liste. Plus on emporte de choses, moins on s’en sert. On lui prendra tout. En conséquence, mon dernier conseil est de partir sans rien, démuni et sans honte aucune, et tout emprunter à vos amis. Je n’ai jamais essayé cette méthode, mais je ne l’ai jamais vue échouer, et, de tous les voyageurs, l’homme qui emprunte aux autres est le plus sage. »

Le prestige qui commence à entourer les correspondants de guerre fait parfois d’eux des touristes insupportables. Des journalistes se font photographier sur la ligne de front (en y passant le minimum de temps) à la recherche d’une gloire factice. En 1911, alors que l’Italie envahit la Libye, alors province ottomane, Jean Carrère, envoyé spécial du Temps, décrit le défilé des journalistes de passage sur le front :

« Hélas ! Nous en avons ici par douzaine de ces impressionnistes redoutables qui ont tout vu, tout compris, tout jugé après trois jours. C’est en effet devenu une mode de faire un petit tour à Tripoli, d’aller en promenade jusqu’aux tranchées, d’écouter un instant les canonnades et de retourner éblouir le continent par sa compétence militaire après avoir eu bien soin de se faire photographier en casque colonial et en kaki ! Notre joie à nous, ceux de la première heure, c’est d’aller trois ou quatre fois par semaine voir débarquer ces néophytes impatients. Ils arrivent frémissants, casqués, éperonnés, cravache en main, et c’est tout au plus s’ils se résignent à venir du paquebot jusqu’au quai sur une simple barque, et s’ils ne réclament pas quelque cheval ailé pour voler au-dessus des ondes… »

Mais la guerre commence aussi à être vue sous un autre angle, plus sinistre et moins glorieux. Envoyé lui aussi en Libye par Le Matin, l’écrivain Gaston Chérau, qui couvre son premier conflit, découvre les réalités de la guerre. Malgré la censure, qui encadre les reporters sur le front, contrôle leurs dépêches par le télégraphe et formate leurs informations dans des conférences de presse quotidiennes, Chérau parvient à décrire la brutalité de la conquête.

Ses photos font la une du Matin, avec des cadavres de soldats italiens mutilés par les Arabes, mais aussi avec la cruelle répression italienne, et des scènes de pendaison de rebelles et de notables.

Caméras au front

Inventée en 1895, la caméra de cinéma fait elle aussi son apparition sur les champs de bataille. Mais elle est encombrante et difficile d’emploi, et les premiers cinéastes préfèrent filmer des scènes qu’ils recréent loin des combats.

Le premier film réellement tourné pendant une guerre est celui d’un amateur flamboyant, Frederic Villiers, au cours de la brève guerre gréco-turque de 1897.

Villiers est l’un des plus célèbres artistes correspondants de guerre de la fin du xixe siècle. Kipling s’inspire de lui pour l’un des personnages de son premier roman, La lumière qui s’éteint. Villiers a couvert la guerre russo-turque de 1877 en Roumanie, la deuxième guerre d’Afghanistan l’année suivante, la guerre anglo-égyptienne. Quand éclate la guerre entre la Grèce et la Turquie en 1897, il emporte une caméra et une bicyclette sur le champ de bataille. Ses images ont été depuis perdues, mais Villiers affirme avoir filmé quelques mètres de combats lors de l’engagement de
Velestino. Il explique à un ami les difficultés de l’opération :

« Vous devez fixer la caméra sur un trépied… et faire la mise au point avant de pouvoir commencer à filmer. Ensuite, vous devez tourner la manivelle de façon régulière, comme un moulin à café, sans précipitation ni excitation. Ce n’est pas comme d’appuyer sur le bouton d’un appareil photo Kodak. Maintenant, pensez à cette scène que vous m’avez si bien décrite. Imaginez l’homme qui tourne son moulin à café en disant, de manière persuasive : “Maintenant, monsieur l’Albanais, avant de couper la tête du vieux monsieur, approchez-vous un peu… oui, mais un peu plus à gauche, s’il vous plaît. Je vous remercie. Maintenant, alors, prenez un regard aussi sauvage que possible et coupez-la”. »

L’année suivante, Villiers tente de nouveau de filmer une guerre, cette fois en suivant l’expédition britannique de Kitchener contre les derviches au Soudan. Il installe sa caméra sur une des canonnières mouillées sur le Nil. Mais quand la bataille d’Omdurman commence, le tir des canons renverse la caméra. Villiers revient à ses carnets de croquis, même s’il refait une tentative pendant la guerre des Balkans en 1912. Malgré ces résultats peu concluants, Villiers a montré que la caméra avait sa place sur un champ de bataille. Il a ouvert la voie à une nouvelle génération, celle des cinéastes de guerre professionnels.

……………

Se procurer le livre aux Editions des Equateurs

Se procurer le livre par Place des Libraires  https://www.placedeslibraires.fr/

 


TOUS DROITS RESERVES