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Madagascar : « 47 – Portraits d’insurgés »

publié le 15/05/2012 par Jean-Paul Mari

Madagascar, soixante cinq ans après l’insurrection de 1947, l’écrivain Raharimanana redit les voix qui se sont perdues. Le photographe Pierrot Men fait ressurgir les regards oubliés.

47 – Portraits d’insurgés
Exposition de RAHARIMANANA & PIERROT MEN

« Une sonorité pour commencer : quarante-sept.
Une graphie pour continuer 47.
Des syllabes qui claquent sur la noirceur et deux chiffres, 4, 7,
indissociables,
détachés du temps, figeant l’histoire, ramassant la mémoire,
troublant le cours des choses et bousculant la compréhension
du monde. »
Raharimanana

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– André Ralaivao – Commémoration de la rébellion au camp Andranomiherina, 2009

Dire l’Histoire et « reprendre mémoire ».
Le photographe PIERROT MEN et l’écrivain RAHARIMANANA sont ici rassemblés
pour une exposition témoignage sur une blessure de la mémoire, Madagascar 1947,
l’une des plus violentes répressions survenues dans les colonies françaises.

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– Raprosy, témoin et l’enfant – Manakana II, 2009

« Si, aujourd’hui, des Français apprennent sans révolte les méthodes que d’autres Français utilisent parfois envers des Algériens ou des Malgaches, c’est qu’ils vivent, de manière inconsciente, sur la certitude que nous sommes supérieurs en quelque manière à ces peuples et que le choix des moyens propres à illustrer cette supériorité importe peu ».
Albert Camus, dans l’article de Combat du 10 mai 1947

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– Célestin Beva – Un des ampanjaka (princes) de Mananjary, chef rebelle. Mananjary, 2009

Silence pèse sur la mémoire. Les langues se délient. Des hommes et des femmes voudront comprendre. Dans ce désir, réel cette fois-ci, de vivre ensemble. Des hommes et des femmes, au-delà des frontières et des rapports de force, voudront savoir.
Pourquoi en 1947, deux ans après le carnage, deux ans après le « plus jamais ça », pourquoi à Madagascar s’est perpétré l’un des plus grands massacres coloniaux ? Un massacre commis par les vainqueurs du nazisme ? Par ceux qui ont vu de près les horreurs de la guerre ?
89.000 morts pour revenir aux chiffres, chiffres de l’Etat-Major de l’armée française en 1949. 11.000 un an plus tard selon l’Etat colonial. Probablement 10 à 20.000 selon la révision récente des historiens dans le débat mémoriel actuel, en rajoutant 30.000 morts de dénutrition dans la forêt. Probablement. Tout n’est que probablement…

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– Boto tale, vivant de mendicité jusqu’à sa mort en 2010. Manakara, 2009

De simples femmes, de simples hommes, témoins, entre 82 et 99 ans. Leurs portraits sont nos guides, résolument vivants, survivants, d’un passé gommé des esprits. Leurs témoignages, à la mémoire intacte, les accompagnent. Ils nous rappellent la nécessité de dire l’histoire, pour comprendre les maux et rêves d’aujourd’hui.
RA

1947 sur corps et visages pour réinterroger le monde ou le poids du passé dans les impasses d’aujourd’hui ; représenter un traumatisme quand les corps profanés ont disparu du champ des représentations, fusillés, massacrés, mis en fosses communes, gommés des chroniques et de la mémoire, quand les victimes ne sont plus qu’objet de polémique de chiffres et de discours sur les bienfaits d’une civilisation sur l’autre, comptage macabre pour réviser l’horreur et diluer les culpabilités, le nombre fait-il l’histoire? – nombre des victimes, intensité de l’horreur ? Les voix qui restent, celles des vainqueurs, s’enraient au fil des dénis et d’une supériorité qui n’a plus de nom que l’orgueil et
la mauvaise foi. La mémoire renaît des traces qui réapparaissent et des cendres qui retombent,
la réminiscence est la mère des interrogations. Que s’est-il donc passé à Madagascar en 1947 ?

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– Vatolahy (pierre dressée), en mémoire des rebelles de 1947 à Ampasinambo, 2009.

Se raconte souvent cet exemple : un homme un jour entra dans ma maison, on dira de lui qu’il était blanc de peau, il avait traversé l’océan, il avait bravé les tempêtes, il était venu là, étranger, por tant fusil et autres armes inimaginables, il massacra mon père, massacra ma mère, quelques-uns de mes frères, quelques-unes de mes soeurs, il me tendit ensuite un bol de soupe, du pain et des livres, me dit que je ne devrais plus vivre dans un tel taudis, et trempant ses bottes dans le sang de ma mère, dans le sang de tous les miens, il me prit par la main et me nomma boy, indigène, fils de la république. En retour, je devais le remercier et l’appeler aspect positif.
(Texte associé à la photo « BOTO Tale, assis devant sa case. »)

Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais :
« Embrassez-moi sans crainte… Et si je ne sais que parler,
c’est pour vous que je parlerai ».
Et je lui dirais encore :
« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche,
ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. »
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal.

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Le 10 juillet 1947, soit seulement trois mois et demi après le début de l’insurrection, alors que l’oppression perdurera encore jusque fin 1948, Vincent Auriol, Président de la République Française, écrivait : « Il y a eu évidemment des sévices et on a pris des sanctions. Il y a eu également des excès dans la répression. On a fusillé un peu à tort et à travers ». Un peu à tort et à travers, selon l’humeur de la mitraille et les trouvailles de la guerre psychologique : larguer des êtres vivants du haut d’un avion par exemple… Et pourtant, dans la galerie officielle des représentations coloniales, Madagascar 1947 n’a laissé aucun visage marquant ce récit de révolte, récit d’un des plus grands massacres de l’histoire coloniale française. Aucune figure historique en mémoire sur laquelle reprendre l’épopée, retracer les événements, identifier précisément les faits, et comprendre plus globalement des problématiques majeurs d’aujourd’hui : la revendication mémorielle des anciennes colonies, le malentendu permanent de la question de l’immigration.

Le Malgache que je suis peut-il se poser comme simple être humain et dire son histoire ? Dire la plaie du colonialisme sans qu’on ait à m’accuser de concurrence victimaire ? Dire mon passé, sombre, sans qu’on ait à m’opposer les Lumières et la Civilisation ? Dire mon présent sans qu’on ait à m’enjoindre de reconnaître avant tout mes propres torts ? Rappeler simplement cette évidence : l’histoire coloniale appartient aussi bien aux colonisés qu’aux colonisateurs… L’histoire coloniale est une histoire française, profondément française, une histoire d’oubli et de construction d’une identité sur la mort des autres.

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– Boto Tale, assis devant sa case

« La colonisation a pour fin la liberté des indigènes ; la faute originelle de la colonisation précède toutes les agressions unilatérales des indigènes ; l’exigence, même prématurée de liberté, a plus de poids moral que toute l’oeuvre civilisatrice des pays colonisateurs ; (…) »
Paul Ricoeur, « La question coloniale », publié dans Réforme – sept 1947
(Texte associé à la photo : BEVA Célestin, chef rebelle.)

Je me remémore les paroles des témoins que j’ai rencontrés. Paroles souvent de pardon, « voilà ce qui était arrivé, ce n’était pas tous les français, c’était quelques français », de Félix Robson, un vieil homme au regard incroyablement apaisé, à la voix qui tremble encore, toujours à l’évocation de l’intolérable survenu. Si 47, n’était que légendes et puissants récits dans l’enfance, il prit chair brusquement
aujourd’hui. Dans le corps de ces témoins face à moi. Dans l’intonation de leurs voix. Dans leurs yeux qui s’échappent à nouveau vers le moment où l’histoire, leur histoire a basculé, où mon histoire, notre histoire nous a engendrés. Ainsi, voici le temps des insurgés, portraits…

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– Henriette Vita, décédée trois mois après cette dernière photo – Irondro, 2009

Je ne viens pas sur les cendres du passé
pour raviver les morsures du feu ou
pour soulever les poussières indésirables,
Je ne viens pas sur les traces ensevelies
pour accuser le pas qui a foulé ou le temps
qui a effacé,
Je ne viens sur les pans du silence que
pour un lambeau de mémoire et tisser
à nouveau la parole qui relie,
Je viens juste pour un peu de mots,
et des parts de présent, et des rêves de futur…

Raharimanana


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