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Maldives: « La Charia sous les tropiques ». Texte.

publié le 16/02/2016 | par Manon Querouil-Bruneel

C’est un simple panneau d’affichage qu’on pourrait ne pas voir, au deuxième étage du modeste Ministère de la Justice de Malé, la capitale des Maldives. Dans la liste des affaires présentées devant le tribunal ce jour, entre un vol avec violence et un outrage à agent de police, cette qualification comme échappée d’un autre temps : « fornication ».

Comprendre : relations sexuelles hors mariage. Dans cet archipel de carte postale, régi par un mélange ambigu de code civil et de loi coranique, quatre-vingt-dix-sept femmes ont été flagellées à ce motif l’an dernier. Pour Maryam , l’enfer s’est invité par la poste sous la forme d’une convocation, six mois après avoir accouché d’un enfant conçu accidentellement avec son petit ami.


« J’avais vingt-ans, j’étais amoureuse. Mais ici, ça n’excuse rien. Je savais ce qui m’attendait, et je savais aussi que je ne pourrais pas me dérober », confie la jeune femme aujourd’hui âgée de vingt-neuf ans. Le verdict tombe en deux temps : un an d’assignation à résidence pour elle, assorti d’un bannissement dans une île lointaine pour lui. Trois ans plus tard, le couple, entre-temps marié, est à nouveau convoqué devant la cour pénale, et condamné sur le champ à cent coups de « dhurra », sorte de fine batte de baseball, administrés en public.

De cette sinistre journée, Maryam commence par dire qu’elle a tout oublié. Puis, doucement, avec pudeur et courage, exhume des souvenirs qu’elle pensait taire à jamais : « Ils ont commencé par lui. J’attendais à l’étage, puis ils m’ont emmenée dans la cour et m’ont placée face à la rue. Face à ma honte. Je me souviens que le bourreau était petit et gros. Tous les trente coups, il faisait une pause pour reprendre sa respiration. Rapidement, la douleur m’a comme anesthésiée. Je ne sentais plus rien, je ne voyais que mon mari qui hurlait et tremblait d’impuissance ».

Alors que tous les regards se sont récemment tournés vers l’Arabie Saoudite où un bloggeur a été condamné à mille coups de fouet, ce châtiment régulièrement pratiqué dans un pays où se rendent chaque année un million de touristes est passé sous silence. La barbarie sous les tropiques ? Mohamed Shaheem, le Ministre des Affaires Islamiques, se raidit sur son fauteuil. Au contraire, s’insurge-t-il, les Maldives sont un pays « à la fois 100% musulman et 100% respectueux des droits de l’Homme ».

Un modèle, même, de la « combinaison réussie entre modernité et Sharia », avance-t-il sans rire. C’est au nom de cette dernière que Mr le Ministre justifie d’un verset la flagellation, et qu’il plaide ardemment pour la peine de mort pour les mineurs coupables de crimes de sang. Votée en avril de l’année dernière, cette loi qui fixe l’âge de la responsabilité pénale à sept ans n’a pour l’instant pas été appliquée, mais symbolise le tournant radical amorcé dans l’archipel au cours de ces dernières années.

Notamment à l’instigation d’érudits salafistes formés en Arabie Saoudite, principaux bénéficiaires de la liberté d’expression concédée en 2005 par l’ancien président Abdul Gayoum. Tirant profit d’une transition démocratique qu’ils combattent par ailleurs, ils prêchent désormais plus fort que tout le monde. Le Ministère des Affaires Islamiques leur offre même une tribune officielle, à l’occasion de sermons religieux organisés une fois par mois à Malé et retransmis sur les chaînes nationales.

Au micro ce soir-là, Adam Shameem, un Sheikh charismatique engagé dans une ONG islamique et récemment revenu d’un « séjour humanitaire » en Syrie. Devant une foule captivée de plus d’un millier de personnes, dont près de la moitié de femmes drapées de noir et rassemblées du côté droit de l’estrade, il fustige l’« idéologie occidentale », accusée de pervertir la jeunesse maldivienne à coups de « sexe, drogue et rock-n-roll ». Dans son viseur, un concert organisé à Malé du rappeur Akon, traité de « nègre infidèle ».

Sa harangue durera deux heures, sans note et dans un silence de plomb, au cours desquelles il insistera également sur la nécessité de « familiariser les visiteurs étrangers avec l’Islam ». Ce à quoi Aïcha, une jeune femme de trente-quatre ans intégralement voilée, s’emploie avec enthousiasme depuis quelques mois dans la grande mosquée de la capitale. En compagnie de deux autres volontaires dont on ne distingue que les yeux, elle accueille d’un ton enjoué les touristes de passage, après un séjour de rêve dans l’un des nombreux resort que compte l’archipel.

D’un geste maternel, Aïcha noue un foulard serré sous le menton des femmes, fait disparaitre shorts et débardeurs sous un long manteau noir, et joue obligeamment les photographes pour immortaliser cette expérience « authentique », disent un groupe d’Australiens ravis. A la sortie, les visiteurs sont gratifiés de friandises à la noix de coco et de dépliants religieux en anglais. Rose et fleuri, celui consacré au voile islamique explique notamment que la burqa n’est « ni oppressive, ni antisociale ». « C’est la première question que les femmes me posent », justifie Aïcha, rompue à l’exercice : « Je leur rappelle que c’est un commandement d’Allah auquel nous choisissons librement de répondre pour nous rapprocher de Lui. » Et conclut : « Notre job, c’est de délivrer le bon message ».

Longtemps interdit dans les espaces publics et administratifs, le voile intégral prospère depuis quelques années dans les rues de Malé et des îles alentours. A rebours de l’Islam tolérant d’inspiration soufie longtemps pratiqué aux Maldives, les femmes têtes nues sont aujourd’hui une minorité, coincée entre diktats religieux et pressions familiales. « Mon père ne m’adresserait plus la parole si je m’avisais de l’enlever », confie Ahsra , vingt-cinq ans, en tirant sur le voile qui encadre strictement son visage poupon.

« Depuis quelques temps, même le vernis à ongles est devenu impur, sous prétexte qu’il nous empêcherait de prier correctement ! », rapporte-t-elle, un peu sonnée. Aneesa Mohsin, activiste Maldivienne de la vieille garde, ancienne Ministre sous la présidence de Gayoum, dirige une ONG appelée « Espoir pour les Femmes ». Ce dont elle confie manquer de plus en plus : « Jusque dans les années 90, personne ne se souciait de savoir comment les femmes devaient s’habiller, ni si elles devaient être accompagnées d’un membre masculin de leur famille pour se déplacer d’une île à l’autre ! » Aujourd’hui, soupire-t-elle, l’injonction à « être une bonne musulmane » est partout…

Dans les diners entre amis, où l’on épingle sur le ton de la plaisanterie les « Musulmans du vendredi », jugés peu assidus à la prière. Dans l’habitacle des taxis où, rapportent plusieurs Maldiviennes dévoilées, des chauffeurs zélotes font résonner des prêches religieux à destination de leurs sœurs égarées. Sur la plage artificielle de Malé, où l’interdiction du bikini pousse des bancs de nageuses toutes habillées dans les eaux turquoise. Curieuse vision que ces panneaux représentant un maillot deux pièces barré, plantés sur une plage de sable blanc…« Je n’ose même plus faire mon jogging en short ! », soupire Iva Abdullah, trente-sept ans, l’une des cinq femmes députées sur les 85 membres que compte le Parlement.

Elue du Parti Démocratique des Maldives (MPD), le parti de gauche d’opposition, elle dit avoir parfois l’impression de jouer dans un mauvais film, confrontée à des adversaires qui n’hésitent pas distribuer de grossiers photomontages la montrant seins nus, harcelée de sms quotidiens d’une violence inouïe. Comme celui-ci, qui a vrillé son cœur de jeune mère : « Nous allons faire en sorte que tu ne puisses plus jamais porter d’enfant. Allah Akbar ! » Iva Abdullah paie le double prix de son engagement en tant que femme politique, et de ses mises en garde répétées contre les dangereuses concessions faites aux fondamentalistes. Et qu’elle réitère chaque fois que nécessaire : « Parce que le gouvernement cherche à ménager ses alliés politiques, on est en train de faire un bond en arrière. Si on n’y prend pas garde, demain, les Maldives seront un Califat ».

Déjà, les signes d’un raidissement religieux se multiplient. Les ONG déployées sur le terrain constatent une recrudescence des mariages précoces dès l’âge de neuf ans, notamment dans les îles extérieures où les prêcheurs radicaux ont les coudées franches. Shahinda Ismael, la directrice du Réseau pour la Démocratie des Maldives, rapporte également que dans ces régions isolées, une partie de la population refuse désormais de faire vacciner les enfants et que la pratique de l’excision serait en hausse. Sur sa page Facebook, le Docteur Mohamed Iyaz, un influent érudit chargé de conseiller le Ministère des Affaires Islamiques en matière de jurisprudence coranique, en fait ouvertement l’apologie en la désignant comme une « obligation religieuse ».

Ce qui, dans un pays où l’Islam est religion d’Etat, a tout d’un argument définitif. Une rhétorique implacable qui s’applique à toutes les libertés individuelles et menace d’ensevelir les cocotiers sous une chape d’obscurantisme. Loin de jouer les Cassandre, l’ancien président Mohamad Nasheed déposé lors d’un coup d’Etat militaire en 2012, juge « tout à fait plausible » le scénario catastrophe d’un nouvel Afghanistan sous les tropiques : « Les extrémistes sont à deux doigts de s’emparer du pouvoir. Ils ont déjà infiltré la police, l’armée et le gouvernement. Sans que personne ne s’en émeuve », s’indigne-t-il.

Beaucoup misent en effet sur l’industrie du tourisme, dont l’archipel tire les deux-tiers de ses revenus, comme un ultime rempart à la dérive fondamentaliste. Un attentisme dangereux car, loin des hôtels quatre étoiles, le paradis a déjà comme un goût d’enfer.

Manon Quérouil-Bruneel

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