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Missing in action

publié le 17/04/2007 | par Jean-Paul Mari

Soixante-dix pour cent des américains sont persuadés qu’il y a toujours des prisonniers américains au Vietnam. En 1973, après la signature des accords de Paris, l’opération « retour à la maison » a vu revenir 591 prisonniers de guerre libérés par Hanoï. Dix ans plus tard, Ronald Reagan relancait le processus en qualifiant de « plus haute priorité nationale » le retour des autres prisonniers. Aujourd’hui encore, le chiffre officiel des disparus s’élève à 2273 hommes dont près 200 cas « brulants » de soldats capturés vivants par l’ennemi.


Les écureuils de Washington sont impudiques. Ils ne craignent pas les humains, épient les amoureux qui se cachent dans les allées du parc et s’amusent à trottiner, gracieux, le long de l’arête de marbre noir qui porte le deuil des soldats perdus au Vietnam.
Ils sont tous là, héros et salauds, braves types ou criminels, en une litanie de pierre de cinquante huit mille cent soixante quinze noms, gravés en creux sur un mur et consignés dans l’ordre impeccable de la mort et de l’alphabet militaire. Une allée d’une centaine de mètres, une ligne brisée, une paroi lisse, sombre et des noms pour unique ornement: le Mémorial des Vétérans du Vietnam ne ressemble pas à l’Amérique ordinaire, à celle qui exulte, en rajoute, affiche sa puissance, son orgueil, son droit. Cette fois, l’architecture ne s’élève pas haut vers le ciel et ses lignes fuient l’abondance, jusqu’à s’effacer. Tout est sobre, tenu, d’une simplicité terrifiante comme ce chemin de marbre qui s’enfonce doucement, quitte la surface du sol, pour disparaitre au milieu du gazon nu. Visiter le Mémorial, c’est descendre au pas dans la vallée des morts pour rien.
Il reste le monument le plus fréquenté de la capitale. On vient ici du Canada, d’Australie et des Philippines, en famille et en silence, en short et baskets, le temps de déposer un bouquet de fleurs, une lettre, un drapeau ou des canettes de bière. Et des médailles, beaucoup de médailles, comme si on voulait excuser les erreurs du passé et le manque de gratitude de la nation. Le soir, tout est ramassé, recensé, daté et religieusement conservé dans un entrepot devenu musée. C’est un culte. On touche le mur, on filme et on pleure face au miroir de pierre qui reflète alors une image de vivant constellée du nom des morts. En bas, il y a toujours une employée qui traine un grand registre et une échelle de métal. Elle retrouve le nom demandé, grimpe sur son échelle, crayonne sur un papier blanc et vous remet l’ombre portée du disparu. Chaque nom est suivi d’un symbole: un diamant pour les morts et une croix pour les autres, les MIA, « missing in action », ni morts, ni vivants, simplement disparus, évanouis depuis un quart de siècle et toujours terriblement présents, ceux qui obsèdent une partie de l’Amérique et lui donnent mauvaise conscience.
De l’autre côté du parc, là où les joggers passent en crachant des jets de vapeur dans l’air glacé, des vétérans montent la garde sous une tente, baptisée le « Camp Brandenburg ». Voilà sept ans qu’ils campent, été comme hiver, jour et nuit, depuis qu’ils ont juré de jouer les sentinelles contre l’oubli jusqu’à ce que tous les « boys » où leurs cadavres, rentrent à la maison. En attendant, ils distribuent des photos des disparus, vendent des tee-shirts et des autocollants- « On ne vous oublie pas! »- et receuillent en pleine nuit ceux que la guerre a rendu fous d’angoisse, de dope et d’insomnie. Ensemble, ils marchent vers le mur, parlent du passé, des copains morts, de cette partie d’eux mêmes qui est restée enfouie là-bas en Asie, et surtout des vivants, forcéments vivants, les MIA qui attendent d’être secourus, sauvés, vengés. Il suffirait que l’Amérique leur tende une main musclée…Ah! La dernière bataille.
Les vétérans du « Camp Brandenbourg » ne sont pas les seuls à le croire: soixante-dix pour cent des américains sont persuadés qu’il y a toujours des prisonniers américains au Vietnam. En 1973, après la signature des accords de Paris, l’opération « retour à la maison » a vu revenir 591 prisonniers de guerre libérés par Hanoï. Dix ans plus tard, Ronald Reagan relancait le processus en qualifiant de « plus haute priorité nationale » le retour des autres prisonniers. Aujourd’hui encore, le chiffre officiel des disparus s’élève à 2273 hommes dont près 200 cas « brulants » de soldats capturés vivants par l’ennemi. Côté civil, le cercle des vétérans n’a pas renoncé, la seule  » National League of Families » regroupe près de quatre mille familles et sa présidente a ses entrées à la Maison Blanche. Au Pentagone et dans les services secrets, cent cinquante agents travaillent à plein temps sur le dossier. Hanoï a beau répéter qu’il n’y a plus personne à libérer, que la cage de bambou est vide et que les Etats-Unis s’accrochent à des fantômes…Rien n’y fait. Mieux, le règlement du probléme des « missing in action » est devenue le seul et dernier obstacle à la levée de l’embargo économique sur le Vietnam. Vingt-cinq ans après la « sale guerre », l’Amérique refuse de sortir de son cauchemar.
« J’étais une femme suspendue… » dit Barbara Robertson. Elle a soixante ans, le regard très bleu de ceux qui scrutent le vide depuis trop longtemps et le teint éternellement halé des habitants de la Californie. Pour la rencontrer, il faut filer vers l’ouest et traverser le continent jusqu’à Los Angeles. Sur des kilomètres, les villas de Santa Ana étalent leurs gazons tirés au cordeau: bosquets taillés ras, troncs d’arbres passés au blanc, alignements de vieilles pierres égayés de quelques mèches de buissons faussement négligentes, le quartier a l’air de sortir d’un salon de coiffure pour vieilles dames aisées. La maison de Barbara ressemble à toutes les autres, sinon que le drapeau noir et blanc des MIA flotte dans le jardin et que la photo d’un pilote est collée sur la porte d’entrée. « Suspendue » a dit Barbara? « Oui, c’est cela. Depuis la disparition de Johnny, je n’étais plus mariée, pas divorcée, pas veuve… » Sa vie s’est figée le 16 septembre 1966 quelque part à une trentaine de milles au nord-est de Hanoï, peut-être du côté de Trung Thon Hamlet.
Ce jour là, le Colonel John L. Robertson vole en formation à bord de son F4-C. L’homme, comme son avion, est d’acier. Et il a du avoir un léger sourire en voyant arriver la patrouille de quatre Migs:  » John n’avait peur de rien. Il m’a toujours dit qu’il était un bon, très bon pilote. Et c’était vrai. Il était major de sa promotion, deux fois premier des compétitions de l’OTAN.. il se croyait infaillible. Et moi aussi. » Le pilote n’hésite pas à pourchasser un Mig alors qu’il en a déjà un autre dans le dos: « il a du penser qu’il pouvait les affronter tous les deux en même temps…Ah Johnny! » L’appareil est abattu, le co-pilote s’éjecte, et le Colonel Robertson, 36 ans, homme d’acier, as de l’aviation américaine, patriote, croyant et bon père de famille, passe de l’autre côté du miroir.
A Santa Ana, la nouvelle fait un bruit de montre cassée et Barbara comprend: il y avait une vie, il n’y a plus rien. Sinon une absence. « Il n’était pas là. Point. Mais nous parlions toujours de lui. Mes enfants me demandaient sans cesse des détails sur notre rencontre, nos voyages, nos disputes. Je racontais. On célébrait son anniversaire et la date de son accident. Quand Shelby, ma fille, s’est mariée, elle a utilisé ma robe, mon alliance, ma chanson… » L’histoire aurait du s’arréter là, à cette vie par procuration, à deux pas d’un demi fantôme toujours jeune. « Et puis il y a eu cette photo venue d’Asie…
C’est Shelby la fille qui a fait le voyage pour lui montrer l’image obtenue à Washington: trois hommes d’une soixantaine d’années, en bonne santé, moustachus, tenant un panneau avec une inscription et une date: »25-5-1990 ». La photo n’est pas très bonne, comme si on l’avait copié plusieurs fois, les signes sur le panneau et la position des personnages laissent une étrange impression. Qu’importe! Barbara regarde le troisième homme sur la gauche de l’image, son nez droit, ce regard et ce faux sourire qu’elle connait bien, « un rictus de détermination, « …Ca suffit. Elle ferme les yeux, prends sa fille dans ses bras, éclate: « C’est lui! C’est papa. C’est Johnny! » Nous sommes en novembre 1990, bien avant la neige de l’hiver et la guerre du Golfe. La photo est toujours confidentielle, il faut se taire pour ne pas géner les recherches. Plus tard, quand l’image sera publiée dans tous les journaux américains, un ami d’enfance de Barbara, témoin de leur mariage, écarquillera lui aussi les yeux devant la publication en articulant « Johnny…Mais c’est Johnny Robertson! » Au même moment, deux autres familles vivront exactement la même histoire. Les deux autres personnages de la photo seront formellements « reconnus ». A la une du journal « Santa Ynez Valley News », un homme brandit la photo du Lieutenant James Stevens, « mon frére » disparu le 14 février 1969, le jour de la Saint-Valentin, dans le ciel du Laos. Lui s’appelle Denis Stevens et ressemble comme deux gouttes d’eau au deuxième personnage de la fameuse photo. A une heure de là, dans un bureau d’affaires du centre de Los Angelès, Albro Lundy Junior, un jeune avocat se rappelle comment toute la famille s’est réunie en prière en attendant que la mère donne son verdict face à la photo. Elle aussi n’a pas hésité. Le fils avocat a pleuré, transformé son officine en centre sophistiqué de recherches… Aujourd’hui, il sort un négatif de la photo de son père disparu le 24 décembre 1970 au Laos: » Regardez bien.. » Il approche la photo venue d’Asie et pose le calque sur le visage du troisième personnage, l’ajuste. C’est troublant: « La bouche, le nez, les yeux..Tout concorde parfaitement. Que voulez-vous de plus? C’est lui! Le major Albro Lynn Lundy Jr. Mon père. » Trois familles, trois certitudes, trois cris du coeur. Les photos, le bruit, les témoignages, le retour brutal de la mémoire du Vietnam en plein coeur de l’été laissera une gousse d’amertume dans la bouche sucrée des vainqueurs de la guerre du Golfe. Nous n’en sommes pas là.
Pour lors, Barbara Robertson court repasser les draps du mariage et faire des cookies au chocolat, « ses biscuits favoris, j’étais sure qu’il allait pousser cette porte, revenir, fatigué peut-être mais libre. » Shelby rend son alliance à sa mère et fonce aussitôt vers Washington. D’où vient cette photo? Qui est l’intermédiaire? Où est son père? Quelques heures d’avion et elle se retrouve au Pentagone, dans un bureau de la D.I.A (Defense Intelligence Agency) devant le nouveau directeur des recherches sur les disparus. Millard Peck est connu comme un baroudeur couvert de blessures et de médailles, il croit qu’on a laissé des gens vivants au Vietnam, se bat pour transmettre les informations et étouffe dans le temple du secret de la D.I.A, avec ses dossiers MIA estampillés « Classified », encore plus verrouillés que le nucléaire. Il démissionne quelques mois plus tard et provoque un énorme scandale; la lettre qu’il publie est un réquisitoire: l’hyperactivité des services est un rideau de fumée, le gouvernement freine les recherches, il préfère tenir les disparus pour morts et fermer le dossier, le reste relève de la farce.
« Quand je suis arrivée dans son bureau, début novembre, l’atmosphère était déjà tendue » se rappelle Shelby. C’est Millard Peck qui a communiqué la photo à Shelby, il veut maintenant la mettre en contact avec l’intermédiaire, un cambodgien vivant aux USA. A côté de Peck, un homme, son adjoint, se raidit: »impossible. C’est contraire à la règle. D’ailleurs, il refuse de parler à la famille. » Peck lui ordonne d’appeller l’intermédiaire sur le champ; l’autre tourne les talons et quitte le bureau. Refus. Peck compose lui même le numéro et tends le téléphone à Shelby. « A l’autre bout du fil, le cambodgien tremblait de joie et d’impatience, il disait: « ca fait si longtemps que je veux vous parler! Des mois! Il faut faire vite. Nous sommes très en retard. » Shelby embrasse Peck et reprend l’avion. Le cambodgien habite…à une demie-heure de la maison de sa mère en Californie.
« Il ne demandait pas d’argent, son père a été tué par les Khmers rouges, il voulait m’aider à retrouver le mien, c’est tout. Il m’a remis une lettre en cambodgien et le nom d’un contact. Je suis parti! » Avec quelques « informations »: son père est détenu au Vietnam tout près de la frontière du Cambodge et un gardien est prêt à se laisser acheter; attention, les responsables du camp, absents, reviennent à la fin du mois de novembre. Vite! Elle part, accompagné par Bill Hendon, ancien prisonnier, spécialiste de l’Asie et membre du congrès. Shelby débarque à Bangkok, piétine plus de deux semaines en attendant un visa pour le Cambodge, l’obtient, arrive de nuit dans la banlieue de Pnom Penh et se rue à l’adresse indiquée du contact… »Désolé, il est parti il y a deux jours. » A l’aube, elle retrouve le cousin. Contact. Dix jours plus tard, un homme arrive, lui parle du camp perdu à une heure d’avion, deux jours de jeep et encore un jour de moto; il dit que son père est blessé à l’épaule et qu’il travaille dur. Shelby retient qu’il est vivant; elle pleure: « on lui a donné un tee-shirt et un appareil photo. Revenez avec une image de lui avec ce vêtement. » L’homme a juré et il est parti. Pour dix jours. Shelby et le membre du congrès l’ont attendu à Bangok. Pas de nouvelles. Noël est venu, et avec lui le désespoir. Shelby la californienne croyait ramener son père, elle a découvert l’Asie, sa politesse exquise, son temps étiré à l’infini et ses fausses certitudes. Elle est rentrée aux Etats-Unis deux mois plus tard, à la fois brisée et furieuse:  » si la D.I.A m’avait donné les informations plus tôt! »
Au consulat du Vietnam à New-York, on lui a dit que son père était mort et elle est repartie en haussant les épaules. Un jour, Barbara sa mère a reçu un coup de téléphone d’un fonctionnaire de Washington: « Les Vietnamiens nous ont fait parvenir les restes de votre mari. Où voulez-vous qu’on les enterre? » Barbara Robertson a exigé une expertise: « c’était des os de vache! » Aujourd’hui, Barbara la femme de militaire ne croit plus en son gouvernement et court les meetings et les conférences de presse. Shelby, elle, a abandonné son travail en informatique et elle se bat, douze heures par jour, à temps plein, contre le doute, l’inertie, la D.I.A, le gouvernement, le monde entier. N’allez surtout pas leur dire qu’elles courent après un ombre. Ces deux femmes sont en colère. Et elles croient au complot.
« Plutôt le résultat d’un imbroglio politique » dit Eugène « Red » Mac Daniel, directeur de l’American Defense Institute. Silence. L’homme bascule son fauteuil vers la fenètre, le fleuve Potomac, les bateaux qui passent et ces jets qui font crisser le ciel glacé de Washington, comme s’il prenait le temps de revoir son avion abattu le jour de sa 81ème mission au nord Vietnam, la capture, les six ans de camp et les tortures…On l’appelait « Red » à cause de son tempérament de feu comme ses cheveux; il est revenu de captivité la tête blanchie. « Moi aussi, j’ai longtemps cru qu’il ne restait là-bas que des cadavres. » Il devient chargé de mission pour le gouvernement, voyage et tombe sur une photo satellite qui montre « deux camps au Laos, avec beaucoup de prisonniers. » A l’époque, le Département d’Etat conclut à des « hommes de type non-asiatique » et Ronald Reagan décide d’envoyer une mission d’exploration. Elle n’aboutira jamais. « Pas de chance, n’est-ce pas? » ironise « Red ». Un boeïng décolle de l’aéroport, le vieillard le suit longuement du regard, l’air absent, puis brutalement, assène sa thèse: « Tout a commencé sous Nixon… » Il brandit une lettre secrète du président portée par Henry Kissinger aux Vietnamiens: » Nixon promettait une aide de trois milliards et demi de dollars pour la reconstruction du nord Vietnam en échange bien sur de la libération des prisonniers américains. » Il soupire: »Le Watergate est passé par là, Nixon a été débarqué, le congrès a bloqué l’argent et la promesse n’a jamais été tenue. Voilà pourquoi tout est bloqué par les Vietnamiens. Depuis, l’administration se borne à répéter que, sauf preuve du contraire, il n’y a plus d’américains vivants au Vietnam. » Et si le « camp » n’était qu’une simple caserne, si les « M.I.A » n’étaient que des laotiens en tenue militaire, et si l’image de centaines de « boys » groupés dans la jungle n’était qu’un phantasme de Vétéran? D’un revers de la main, « Red » balaie toutes les objections. Il reste persuadé que les bureaucrates de Washington font passer leurs intérêts politiques avant le salut des « boys », comme autrefois au Vietnam, comme si on rejouait à l’infini la vieille guerre des hommes de l’ombre contre les petits gars dans leur jungle, ceux qui se battent sans arrière pensée, pour gagner et que Washington poignarde dans le dos, par calcul politique, comme toujours!
Vieille complainte…On croit encore l’entendre portée par les notes d’un saxo à l’entrée glaciale du métro Farragut, au coin de K street et de Connecticut Avenue, là où la rue de Washington se veut propre comme un dollar neuf, mais là où sont les paumés, les sans abri. Ailleurs, les pauvres n’ont rien; en Amérique, ils trainent toujours d’invraisemblables d’énormes caddies bourrés de choses qui ne servent à rien. Ils sont noirs bien surs et, souvent, très souvent, anciens du Vietnam. Vétéran, mal aimé, trahi, abandonné; Hollywood a repris la complainte en rappelant sous les drapeaux ses meilleurs soldats: Gene Hackmann, Chuck Norris pour « Missing in action » et Rambo I, II, III, mille…où à l’infini, un homme seul, vétéran, se bat sur deux fronts, contre les bureaucrates américains à Washington et contre les soldats vietnamiens dans la jungle, pour réussir à ramener quelques « boys » à la maison pour Noël. Hollywoood a sa fonction et ses films ont modifié le « roman » familial américain du Vietnam. Avant « Deer Hunter »,(Voyage vers l’enfer), l’image de la guerre était aussi celle d’un énorme gachis, d’une armée battue, démoralisée, coupable, du napalm, du massacre de My Lai ou du chef de la police de Saïgon, bras tendu, révolver au poing, qui met une balle dans la tête à un prisonnier vietcong; dans le « Voyage vers l’enfer », ce sont les soldats vietnamiens qui rasent un village, eux qui forcent les prisonniers à jouer à la roulette russe jusqu’à ce que le pistolet sur la tempe du captif lui fasse sauter la cervelle. Qu’importe l’épreuve! A la fin du film, De Niro et les vétérans estropiés chantent toujours « God Bless America ». Et chacun retrouve sa place: le Bien pour l’Amérique et son mausolée de marbre noir; le Mal pour les Vietnamiens sadiques, asiatiques, tortionnaires et commmunistes.
Quand Reagan gagne la Maison Blanche, Hollywood investit naturellement une partie de la politique et l’acteur Clint Eastwood décide de contribuer au financement d’une extravagante aventure: « Opération Velvet Hammer ». Au départ, il y a James Gritz, dit « Bo » Gritz, un ancien béret vert, colonel des Forces Spéciales et expert en coups tordus. Il monte un camp d’entrainement en Floride, ramasse trente mille dollars, regroupe hommes et armes, file en Thaïlande et s’approche du fleuve Mékong…De l’autre côté, « Bo » l’affirme, il y a des M.I.A dans leur cage de bambou. Aux Etats-Unis, Clint Eastwood appelle aussitôt son ami le Président dans son ranch de Santa Barbara en Californie. Le 27 novembre 1982, « Bo » et ses hommes, le visage couvert de peinture noire, nagent vers la rive du Laos. Le scénario est parfait. Sauf que de l’autre côté, ils tombent sur une faction de la résistance laotienne qui les remet à l’eau vers la Thaïlande…où la police les attend. Bilan: un président décu, des autorités laotiennes contrariées, trente mille dollars gachés et, plus grave, des familles désespérées.
« Il est temps de revenir au réel, non? »…s’énerve Richard T. Childress. L’homme ne décolère pas. Ancien directeur des affaires asiatiques à la Maison Blanche, conseiller à la sécurité nationale entre 1981 et 1989, il connait l’Asie sur le bout des doigts, parle le vietnamien et une bonne poignée de dialectes locaux. Voilà des années qu’il travaille sur le dossier, affronte les « Rambos de salon et leur commandos-canettes de bière », des années qu’il voit apparaitre régulièrement des photos et des témoignages chocs, indiscutables… »La plupart sont des faux grossiers. » Il suffit d’un peu de colle, d’une paire de ciseaux et d’une revue soviétique pour découper quelques visages tout à fait « caucasiens »; on ajoute une date, un lieu et on photocopie jusqu’à ce que les meilleurs labos ne puissent plus établir le faux avec certitude. Là-bas, au Vietnam ou au Cambodge, on croit que le moindre témoignage sur un prisonnier représente de l’argent, un visa pour l’occident, de l’espoir en tout cas. Quand un sénateur américain a eu la bonne idée de lancer sur le Mékong des ballons avec des messages promettant une fortune en dollars pour un renseignement permettant de retrouver un MIA, on a vu apparaitre très vite une profusion de fausses informations. Photos, plaques d’identité, témoignages…Tout se fabrique, tout doit être vérifié. Dans les camps de réfugiés de Thaïlande et des Philippines, les hommes du Pentagone interrogent systématiquement les Boat-people: « nous avons eu 1400 témoignages visuels, 20% étaient faux, 75% parlaient de gens revenus en 1973, reste 5%.. » Le premier bureau américain ouvert à Hanoï est chargé exclusivement de la recherche des disparus; ses hommes vont sur le lieu des crash, cherchent les restes et les envoient aux spécialistes du laboratoire d’Hawaï. C’est long et compliqué. Parfois, on identifie un objet, une machoire, une blessure, histoire de’ouvrir une tombe et de fermer un dossier. Le plus souvent, la recherche fait naitre l’espoir et le tue quand on ne receuille que des fragments « de type asiatiques » ou des os d’animaux.
« L’idéal serait que Hanoï nous transmette ce qu’ils possèdent. Les vietnamiens tenaient une comptabilité méticuleuse des pilotes américains pris, vivants ou morts. » Richard T. Childress se souvient des rencontres secrètes avec un représentant vietnamien dans un hôtel de New-York. Les « boites » d’ossements ont commencé à affluer, à un rythme inégal, celui des relations entre les états et des mouvements contradictoires du Politburo: « certains voudraient refermer le pays, d’autres tirer des avantages économiques ou obtenir d’abord la levée de l’embargo. Aujourd’hui, c’est une question politique. »
Quand on demande à Richard Childress s’il n’est pas un peu excessif de punir tout un pays pour obtenir quelques cercueils, il sursaute:  » je ne sais pas s’il y a encore des gens vivants au Vietnam, mais je sais qu’il y en avait à la fin de la guerre. » Depuis, il y a le dossier des « cas brulants », les 5% de témoignages visuels sérieux, le témoignage d’un fonctionnaire transfuge sur la présence à Hanoï de trois américains, information confirmée par les services de renseignements. Et surtout…il y a eu Bobby Garwood, ce soldat américain qui a fui le Vietnam en 1978. A l’époque, on l’avait soupconné de désertion, on l’a inculpé dès son retour et il s’est tu pendant de longues années. Plus tard, le revenant a parlé de quelques camarades -c’était crédible- et puis de « camps » – ça ne l’était pas – alors, on a beaucoup espéré; et on l’a oublié.
Aujourd’hui, on sait: les « camps » bourrés de centaines de prisonniers version Hollywood n’existent pas. Mais personne ne peut exclure la présence de quelques « boys », vivants, captifs ou libres. Et puis il y a ces ossements qui moisissent dans la jungle, quelques restes d’une immense déchirure qui ne se cicatrise pas, de mauvais souvenirs que les américains veulent pouvoir enterrer, avec un nom, une date, un lieu, pour pouvoir l’enfouir une fois pour toutes. « Bush croyait que le Golfe effacerait le cauchemar vietnamien », dit l’ancien conseiller à la Maison Blanche,  » et bien cela ne marche pas. Le Vietnam est têtu. »fs
« Je suis fatiguée, je suis très fatiguée… » soupire Ann Mills Griffith, présidente de la « National League of Family ». Voilà quatorze ans qu’elle dirige l’association de famille de disparu: « Vous ne pouvez pas savoir le nombre de généraux, d’officiers et de bureaucrates que j’ai formé, à qui j’ai expliqué la complexité du problème. Il restait deux ou trois ans à leur poste et ils s’en allaient. Et tout était à refaire. » Elle était une jeune femme quand elle a décidé de se consacrer à la recherche de son frêre, disparu sans laisser de traces en 1966. C’était il y a vingt ans. Personne, jamais, n’a apporté le moindre élément sur une capture éventuelle. Ou sur sa mort. Pas de photos, pas de plaque d’identité, pas de témoignage visuels. Rien.  » Toute une vie à chercher. Sans trouver. Je suis fatiguée. Et pourtant, je ne peux pas m’arrêter. Vous savez pourquoi? » dit Ann Mills Griffith. Elle regarde par la fenètre le parc de Washington, ses écureuils et son mur de marbre noir trop lisse: « je continue parce qu’il y a un doute…Le doute, vous connaissez? »


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