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Oum Saâd, la Madone « diffamée ».

publié le 07/04/2007 | par Jean-Paul Mari

L’image d’une femme en pleurs après le massacre de Bentalha a fait le tour du monde. Les hommes au pouvoir à Alger supportent mal cette représentation de la douleur qui est en contradiction avec leurs discours triomphants. Et ils s’en prennent au photographe


Au départ, il y a une tragédie humaine, un massacre en septembre 1997 à Bentalha, village d’Algérie. Et la photo d’une femme qui pleure ses proches, image si forte qu’elle devient une icône : « la Madone ». Quelques mois plus tard commence en Algérie un procès en sorcellerie contre cette photo célèbre, le reporter qui l’a prise et son agence de presse. Puis « la Madone » descend de sa photo pour porter plainte… contre le reporter pour « diffamation ». Du coup, la justice inculpe le photographe de l’AFP et sa hiérarchie, à Alger et à Paris. Et ce qui apparaissait comme un mauvais procès se révèle être une nouvelle entreprise de mise au pas de la presse étrangère. Reprenons.
Le 23 septembre, à 9 heures du matin, quelques journalistes arrivent sur les lieux du massacre, à Bentalha. Parmi eux, Hocine, photographe algérien, membre à plein temps du bureau de l’AFP à Alger. C’est un excellent photographe, fils de mécanicien, autodidacte devenu assistant aux Beaux-Arts, admirateur de Cartier-Bresson et qui, en sept ans de conflit, a toujours préféré faire des images avec une certaine distance plutôt que ces clichés de corps égorgés, décapités, mutilés que d’autres soutirent aux forces de sécurité.
Sur place, comme d’habitude, des policiers en civil se chargent de repousser les journalistes, souvent avec brutalité, en les traitant, comme d’habitude, de « traîtres », d’« ennemis de l’Algérie » et de « charognes qui donnent une mauvaise image du pays ». Impossible, comme d’habitude encore, d’avoir un bilan exact ou d’approcher les victimes, entreposées dans une école avant d’être enterrées à l’abri des regards. Les journalistes n’ont plus qu’à se rendre au cimetière pour compter les tombes. La police ne parle que de 85 morts, la presse de 252, un bilan qui sera ensuite retenu par tous.
Les photographes foncent vers l’hôpital d’El Harrach, en banlieue d’Alger, où une centaine de personnes attendent dans l’espoir de reconnaître un survivant de leur famille de Bentalha. Interdiction de pénétrer dans l’hôpital. Hocine et un journaliste d’« El Watan » font quelques clichés des proches des victimes. Notamment celui d’une femme appuyée contre le mur de l’hôpital, visage ravagé par la douleur, comme tant de visages sur tant de photos qui ont fait la une des journaux algériens. « Elle a perdu ses huit enfants… », précise quelqu’un à côté d’elle. Hocine note, repart vers l’AFP et envoie quelques clichés, dont celui de la femme en larmes. Comme d’habitude pour un massacre de cette importance. Il a fait son travail. Sous la lumière, la femme a un visage d’une incroyable blancheur. Sa photo est forte sans être sale. Le reste lui échappe.
A Paris, à Rome, à Londres ou à New York, posée sur la table lumineuse des rédactions, la photo fait partout le même effet. La femme, avec son allure de Pieta, est surnommée aussitôt « la Madone » : tous les journaux publient son image. Primée à Rome en octobre, au Festival du Scoop à Angers en novembre, prix de la Fondation Mumm en janvier, la photo reçoit le World Press, sélectionnée parmi 30 000 clichés envoyés par 3 600 professionnels. Pour la première fois un Algérien a réalisé la meilleure photo de l’année.
Comme cette image d’obsèques au Kosovo, de combattant tué pendant la guerre civile espagnole ou cette petite fille napalmée au Vietnam, « la Madone » incarne la souffrance de tout un peuple. Mais avec la multiplication des massacres collectifs, les quelques témoignages de survivants et l’opacité de la situation, la presse commence aussi à mettre en cause l’apparente indifférence des forces de l’ordre.
En Algérie, le pouvoir n’apprécie pas. En septembre, on retire son accréditation à l’un des journalistes de l’AFP : premier avertissement. En janvier, lors d’un débat sur la sécurité, c’est le chef du gouvernement en personne qui monte à la tribune de l’Assemblée nationale pour dénoncer l’agence, accusée pêle-mêle de fouiller les cimetières et d’inventer des massacres pour grossir le nombre des victimes ; bref, de manipulation. Du coup, le journal progouvernemental « Horizons » publie une longue diatribe titrée « Une manipulation grossière », où il conclut que l’AFP n’est pas crédible, que « la Madone » n’existe pas et qu’au mieux il s’agit, « selon les habitants de Bentalha », d’une « piètre menteuse qui veut soutirer quelques avantages en se déclarant victime ».
Quelques jours plus tard, la « menteuse » apparaît à la télévision : « J’existe, je ne suis pas une fiction », dit la femme qui donne son nom, Oum Saâd, et précise qu’elle a perdu ses frères et non ses enfants. L’AFP donne l’information et rectifie la légende de la photo. Nouvel article du journal « Horizons », qui cette fois a rencontré Oum Saâd et la décrit « meurtrie par l’exploitation outrancière de sa photo » : elle est la fille d’un shahid (martyr), la soeur d’un « syndicaliste patriote très connu », et elle demande l’arrêt de l’utilisation de la photo en criant : « Cessez de manipuler notre douleur ! »
Et voilà Oum Saâd qui, curieusement, huit mois après le cliché, se décide à déposer plainte contre l’AFP pour diffamation et exploitation mercantile de la souffrance humaine. Avec comme avocat celui du journal progouvernemental « Horizons », et auprès d’un juge qui n’hésite pas à inculper l’agence. La machine est lancée… « Le pouvoir hésite à fermer l’agence, alors il a décidé de la réduire à un silence poli, explique un journaliste à Alger. Obliger ses journalistes à s’en tenir aux versions officielles. Surtout ne pas fouiller. Et faire des papiers sur la vie quotidienne, qui continue… »
Double discours : d’un côté, on clame qu’on va ouvrir la boîte aux visas pour journalistes étrangers et lever l’obligation de se déplacer avec une escorte policière ; de l’autre, on conserve le système à l’identique et on s’attaque à l’un des derniers organes de presse internationale en poste en Algérie. Il s’agit d’essayer de condamner l’AFP à de lourdes amendes, comme pour donner un avant-goût de la loi sur l’information en préparation, et de montrer à tous les médias algériens ce qui les attend s’ils franchissent la ligne rouge.
Discours unique : le pouvoir, après avoir gagné la guerre contre les islamistes armés – même s’il reste encore des batailles à mener – ne laissera personne, journalistes ou ONG, lui discuter les fruits escomptés de ce succès. En particulier cette large reconnaissance diplomatique qu’il est bien décidé à arracher à la communauté internationale. C’est peut-être pour cela qu’une circulaire officielle interdit le déplacement à l’étranger des enfants victimes du terrorisme et que plusieurs dizaines d’orphelins invités par des organisations humanitaires se sont vu refuser leur visa pour aller en vacances en Europe, parce qu’il faut, explique le journal « El Moudjahid », « éviter aux enfants d’être assaillis de questions sur le meurtre de leurs parents » et que « le gouvernement craint que des groupes d’opposition n’utilisent leur tragédie à des fins politiques égoïstes ».
Alors qu’importe que la photo de « la Madone » ait été reconnue et saluée par le monde entier ou que ce procès en sorcellerie éclate au moment même où travaille à Alger une « mission d’information » envoyée par l’ONU. Qu’importe puisque le pouvoir a décrété que tout discours, d’où qu’il vienne, sur l’Algérie relevait strictement de sa souveraineté nationale.

JEAN-PAUL MARI


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