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Pendant les massacres, la vente continue

publié le 25/06/2015 | par René Backmann

Alors que les dépenses militaires diminuent ou se stabilisent aux Etats-Unis et en Europe occidentale, elles augmentent en Asie, en Afrique et au Moyen-Orient. Aubaine pour les Etats fournisseurs d’armements. Dont la France, désormais en cinquième position au classement des marchands de canons.


Les États-Unis, la Russie, la Chine, l’Allemagne et la France, ont été, dans cet ordre les cinq plus gros exportateurs d’armes de la planète entre 2010 et 2014. Les cinq plus gros importateurs ont été, pendant la même période, l’Inde, l’Arabie saoudite, la Chine, les Émirats arabes unis et le Pakistan. C’est ce que révèle la dernière mise jour de la base de données de l’Institut international pour les recherches sur la paix de Stockholm (SIPRI), publiée il y a une semaine. Selon ce document, qui fait autorité en matière de vente d’armes et de politiques de défense, les dépenses militaires mondiales, qui avaient tendance à diminuer faiblement depuis trois ans se sont stabilisées en 2014.

Elles ont continué à diminuer aux États-Unis et en Europe occidentale en raison des programmes de réduction du déficit budgétaire, qui ont affecté les budgets militaires, en revanche, elles ont augmenté, parfois dans les proportions spectaculaires en Europe orientale, en Asie, en Océanie, en Afrique et au Moyen-Orient. Si elles ont diminué, par exemple, de 6,5% aux Etats-Unis et de 20% depuis leur plus haut niveau, en 2010, elles ont augmenté de 17% pour l’Arabie saoudite, désormais en tête de la liste des Etats les plus dépensiers du monde en matière d’armement.

Globalement, en dépit de cette nouvelle distribution géographique, le volume des transferts d’armes n’a pas diminué. Au contraire. Pendant la période 2010-2014, il a progressé de 16% par rapport aux quatre années précédentes.
« Alors que le total des dépenses militaires mondiales est resté pratiquement inchangé, constate Sam Perlo-Freeman, directeur du programme Dépenses militaires du SIPRI, certaines régions, comme le Moyen Orient et une grande partie de l’Afrique continuent de connaître des accroissements rapides, qui exercent une charge croissante sur de nombreuses économies. Ces hausses reflètent en partie une détérioration de la situation sécuritaire, mais dans de nombreux cas, elles sont aussi le produit de la corruption, des intérêts en jeu et d’une gouvernance autocratique ».


C’est ainsi que le conflit en Ukraine a provoqué, dans ce pays, mais aussi chez ses voisins, une adaptation brutale des budgets de la défense,
entraînant même parfois une inversion des tendances, jusque-là à la baisse. C’est ce qui a été relevé par les experts du SIPRI en Europe centrale, dans les pays baltes et les pays nordiques. La Pologne a déjà reçu la majeure partie des 119 chars d’assaut achetés à l’Allemagne et commandé 40 missiles de croisière aux Etats-Unis et 120 canons à la Corée du sud.
L’Estonie a acheté 44 blindés légers d’occasion aux Pays-Bas et la Lettonie, 123 blindés légers d’occasion au Royaume Uni. Quant à l’Ukraine, qui a déjà augmenté ses dépenses militaires de plus de 20% en 2014, elle prévoit de les doubler en 2015. Elle recevra cette année les 75 transports de troupes blindés de seconde main achetés au Royaume-Uni. Des missiles anti-navires français Exocet et 50 torpilles italiennes figurent aussi parmi les commandes récentes.

Dans le reste du monde, l’Inde a été, de 2010 à 2014 le plus gros importateur d’armes, devant l’Arabie saoudite, la Chine, les Emirats arabes unis, le Pakistan et l’Australie. Ses achats représentent 15% du total des armes vendues pendant cette période. Le SIPRI estime qu’entre les années 2005-2009 et 2010-2014, ses importations d’armes ont augmenté de 140%. Elles ont été trois fois plus importantes que celles de ses voisins et rivaux régionaux, le Pakistan et la Chine. La Russie a fourni à New Delhi 70% de ses importations d’armes, les Etats-Unis, 12% et Israël 7%.

La présence des Etats-Unis parmi les fournisseurs de l’Inde est assez nouvelle.
Jusqu’au début des années 2000, le pays achetait très peu de matériel militaire majeur de fabrication américaine pour des raisons politiques. L’amélioration des relations avec Washington et les requêtes des responsables militaires, à la recherche de technologies avancées ont ouvert l’immense marché indien aux entreprises américaines. Même des équipements comme les avions de lutte anti-sous-marins, jugés très offensifs par le voisin pakistanais, client traditionnel de Washington, ont été livrés à l’armée indienne qui attend aussi la livraison de 22 hélicoptères de combat.

La France, qui avait fourni 50 Mirage 2000 à l’Inde, vient de redevenir un fournisseur important de son armée de l’air avec la signature du contrat de livraison de 36 Rafale.


Forte d’une industrie de défense désormais puissante, la Chine est devenue nettement moins dépendantes des importations
qui ont diminué de 42% depuis 2005. De loin le plus gros importateur des années 2005-2009, loin devant l’Inde, elle occupe désormais la troisième place de ce classement. Entre 2010 et 2014, la Russie a été son premier fournisseur (61%) devant la France (16%) et l’Ukraine (13%). Les hélicoptères constituent l’essentiel des livraisons russes et françaises, les aéronefs de conception française étant fabriqués en Chine, sous licence, de même que les moteurs de camions et d’avions, de conception britannique, françaises ou allemande qui équipent les blindés et les avions de combat « made in China ».

Le renforcement et la modernisation des forces armées chinoises, ainsi que l’activisme de Pékin en Mer de Chine et au-delà, qui inquiètent sérieusement les pays de la région, de la Corée à l’Australie, expliquent aussi la prospérité du marché militaire asiatique. Singapour a ainsi acquis 32 avions de combat F-15 américains, trois avions ravitailleurs Airbus 330, la Russie a livré au Vietnam 24 chasseurs-bombardiers Sukhoï, l’Indonésie a acquis à la fois des Sukhoï et des F-16 américains et la Thailande des Gripen suédois.

L’Australie, enfin, s’est lancée dans une modernisation de ses forces armées destinée notamment à accroitre sa capacité d’intervention lointaine. En augmentation de 65%, par rapport à 2005-2009, ses importations récentes – avions de combat, ravitailleurs, appareils de transport lourd, navires d’assaut, avions d’alerte avancée – sont à 68% en provenance des Etats-Unis et pour 19% d’Espagne.


Deuxième importateur d’armes de la planète, l’Arabie saoudite
, qui n’a ni la démographie ni le poids géopolitique de l’Inde ou de la Chine, mais qui redoute d’être emportée par la spirale du chaos syrien et irakien et entend disputer à l’Iran la suprématie régionale, s’est révélée, grâce à ses moyens financiers exceptionnels, un acheteur d’armes quasi compulsif. En moins de dix ans, elle vient de quadrupler le volume de ses achats.

Déjà dotée d’une armée démesurée elle vient d’acquérir 48 avions de combat britanniques, 38 hélicoptères de combat américains, 4 ravitailleurs en vol, et envisage déjà d’acheter plus de 180 appareils de combat américains et britanniques, et un nombre non précisé, mais très élevé de véhicules blindés canadiens. En outre Riyad et plusieurs de ses voisins et alliés du Conseil de coopération du Golfe –Koweit, Qatar, Emirats arabes unis – ont reçu, ou s’apprêtent à recevoir des Etats-Unis des missiles antimissiles américains Patriot, destinés à faire face à une éventuelle menace balistique iranienne.

Le minuscule mais richissime Qatar, qui a été entre 2010 et 2014 le 46ème importateur d’armes de la planète a décidé d’accélérer le développement de son armée en achetant 62 chars d’assaut et 24 canons à l’Allemagne, 24 hélicoptères de combat 3 avions d’alerte avancée américains et 2 ravitailleurs à l’Espagne.

Après avoir ralenti ses exportations d’armes à l’Egypte, au lendemain de l’arrivée au pouvoir du général Al-Sissi, Washington a repris en 2014 ses livraisons, fournissant notamment au Caire les 10 hélicoptères de combat réclamés par l’état-major pour combattre les rebelles islamistes du Sinaï. La Syrie, en revanche – manque de moyens ou changement de priorités – a réduit significativement ses importations.

La commande de 1000 missiles sol-sol iraniens est en cours d’exécution mais la livraison des avions de combat russes – Mig-29 et Yak-130 a été retardée. Il est vrai que lorsqu’on bombarde sa population de barils d’explosifs et de ferraille jetés depuis des hélicoptères ou des avions de transport on n’a pas besoin de chasseurs bombardiers, contrairement à ce qu’a affirmé Bachar al-Assad à France 2.

Autre pays en guerre, essentiellement contre l’Etat islamique, l’Irak a importé ou commandé un volume spectaculaire d’armes rustiques, mais efficaces dans la lutte anti-guérilla : 10 000 blindés légers américains, 50 blindés tchèques, 18 canons bulgares, 15 avions légers canadiens, 500 missiles anti-chars allemands, 43 hélicoptères et 5 avions de combat russes. Téhéran a aussi cédé à Bagdad 7 avions de combat.


Le Liban, qui redoute d’être entraîné dans le conflit syrien,
à l’origine d’une arrivée massive de réfugiés sur son territoire, mais qui manque de moyens financiers a bénéficié d’un accord triangulaire avec l’Arabie saoudite et la France pour moderniser son armée de 70 000 hommes. Au terme d’une négociation entamée en 2013, Riyad s’est engagé à régler la facture – 3 milliards de dollars (2,8 millions d’euros) – des armements fournis par la France : 250 blindés légers, 7 hélicoptères de transport Cougar, 3 corvettes, des canons Caesar, du matériel de communication, de reconnaissance et de détection. La première livraison a eu lieu la semaine dernière à Beyrouth en présence du ministre français de la Défense Jean-Yves Le Drian.

En Afrique, la lutte contre les jihadistes d’Al Qaida au Maghreb islamique (AQMI) au nord et de Boko Haram, au centre, mais aussi les rivalités locales (Algérie- Maroc) et d’autres facteurs, moins clairement stratégiques – poids de la corruption, régimes autocratiques – ont provoqué une hausse spectaculaire des importations d’armes, qui ont progressé de 45% depuis 10 ans. Les trois plus gros importateurs entre 2010 et 2014 ont été l’Algérie (30% des importations), le Maroc (26 %) et le Soudan (6%).

L’Algérie, qui a dépensé en 2014 11,8 milliards de dollars pour sa défense (contre 9 pour l’éducation de ses citoyens) a reçu en 2014, un navire porte hélicoptères espagnol, la dernière partie d’une commande de 48 systèmes de défense anti aériens russes, 50 canons chinois. Elle a commandé la même année 2 sous-marins et 42 hélicoptères de combat à la Russie, 926 blindés légers à l’Allemagne. Les hélicoptères semblent surtout destinés à la lutte contre AQMI et les autres groupes armés jihadistes.

Premier client de la France, pendant la période 2010-2014, où il a acquis une frégate et son armement complet ainsi que des missiles pour ses Mirage F-1, le Maroc a aussi acheté des missiles sol-air à la Chine, 121 transports de troupes blindés, 200 chars Abrams, et 24 avions de combat F-16 aux Etats-Unis.

Parmi les pays d’Afrique sub-saharienne, qui ont reçu au cours des quatre dernières années 42% des importations d’armes du continent le Soudan, dont près de la moitié de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté a été le principal importateur devant l’Ouganda. Khartoum, dont le conflit avec le sud-Soudan n’est toujours pas résolu, a acheté 12 avions de combat au Belarus, 44 hélicoptères d’assaut à la Russie et des lance-roquettes multiples à la Chine. Confrontés aux fanatiques islamistes de Boko Haram, le Nigeria et le Cameroun, ont commandé et reçu en 2014 des hélicoptères russes et chinois ainsi que des blindés tchèques, chinois, sud-africains et ukrainiens.

En Europe, où les importations ont diminué de 36% depuis 2005, le Royaume-Unis a été le principal acheteur de matériel militaire (14% des livraisons) devant l’Azerbaidjan (13%). Londres a mis en service en 2013, son premier avion de guerre électronique américain, déployé au-dessus de l’Irak, contre l’État islamique et passé commande auprès des arsenaux américains de 20 missiles de croisière, destinés à remplacer ceux qui équipaient leurs sous-marins et qui ont été utilisés.

En Azerbaidjan, le régime despotique d’Aliyev, toujours en conflit avec l’Arménie, sur la question du statut du Haut-Karabagh a multiplié par 249 le montant de ses importations depuis la période 2005-2009, à 85% en provenance du voisin et alliée russe.


Et la France ?
Elle a vendu, au cours des quatre dernières années, des armes à 74 pays : 29% à des pays d’Asie-Océanie, 21 % en Afrique, 20% au Moyen-Orient, 16% à d’autres pays européens et 14% dans le continent américain. Mais sa place dans le marché international de la mort a décliné de 27 % entre 2005-2009 et 2010-2014. Ce recul est du à son refus de livrer à la Russie, en raison de l’implication de Moscou en Ukraine, le premier des deux navires d’assaut de type Mistral commandés par la marine russe.

Si cette livraison avait eu lieu, estime le SIPRI, la France aurait été en 2010-2014, le troisième exportateur d’armes mondial, devant la Chine et l’Allemagne. Apparemment le gouvernement français, qui n’est pas toujours guidé par des scrupules encombrants dans le choix de ses clients, n’a pas renoncé à refaire son retard. Les 60 Rafale vendus à l’Égypte et à l’Inde devraient l’y aider. Même s’ils ne contribuent que modestement à la gloire de la « patrie des droits de l’homme ».


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