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Quand les Turcs doivent s’exiler en Grèce.

publié le 21/05/2018 | par Fabien Perrier

Pour fuir les persécutions du régime d’Erdogan, de nombreuses personnes ont trouvé refuge à Thessalonique ou Athènes. Le pays fait désormais face à un nouvel afflux de gülenistes, traqués après le putsch manqué de juillet 2016, mais aussi d’étudiants ou d’investisseurs voulant assurer leurs arrières.



«Dès que j’ai vu mon nom sur la liste des personnes à arrêter, je me suis planqué. Cinq mois sans sortir, ni voir ma femme et mes enfants.» Le Turc de 45 ans qui raconte cette histoire tient à rester anonyme. Il vit à Thessalonique, en Grèce ; une partie de sa famille est encore au pays. «Si les autorités apprennent mon nom, elles s’acharneront sur mes proches», affirme-t-il.

Il se tait, inquiet, puis reprend son récit avec la traversée de l’Evros, le fleuve frontalier entre les deux pays, lors de la nuit de Noël 2016. «C’était terrible. Je craignais sans cesse que nous chavirions et soyons emportés par les eaux. Mais partir était la seule option.» Journaliste de profession, il a perdu son travail du jour au lendemain. «Le gouvernement a fermé Koza Ipek Holding, le groupe de médias qui m’employait, et nous a pourchassés, moi et mes collègues.» Pourquoi ? La réponse fuse : «Parce que nous sommes gülenistes.»


Spirale infernale

A la tête de cette confrérie musulmane, aussi appelée Hizmet, se trouve Fetullah Gülen, imam exilé aux Etats-Unis depuis 1999 et accusé par le pouvoir turc d’avoir fomenté le coup d’Etat manqué contre Recep Tayyip Erdogan le 16 juillet 2016. Conséquence : les membres ou proches de ce réseau, auparavant considérés comme soutiens d’Erdogan et de son parti, l’AKP, sont devenus des cibles du gouvernement. «Enseignants, médecins, infirmiers, avocats…

Tous sont suspects s’ils appartiennent à une association locale ou à un syndicat affilié à Hizmet, s’ils ont fréquenté une de ses écoles, travaillé dans un de ses médias ou de ses hôpitaux et même s’ils ont un abonnement à son journal,Zamman, ou un compte à Bank Asya [qui serait liée à Hizmet, ndlr]», précise l’avocat athénien Sotiris Livas, qui épaule ces migrants pour l’obtention de papiers.

Après la tentative de putsch à Ankara, les huit militaires turcs qui ont gagné la Grèce en hélicoptère ont été les premiers médiatisés. Selon les autorités hellènes, 1 827 Turcs adultes ont requis l’asile en 2017, contre une quarantaine en 2015. Et le mouvement continue. A Thessalonique, un interprète raconte : «Depuis janvier, deux ou trois familles turques sont auditionnées chaque jour par le service de l’asile grec. Toutes sont gülenistes.» Leurs histoires ressemblent à une spirale infernale : après le coup d’Etat manqué, ils sont limogés, licenciés, ou voient leur entreprise saisie. Ils sont recherchés, arrêtés, torturés.

Ce fut le cas de Shakir (1), 33 ans, géologue au ministère de l’Energie. En juillet 2016, ce fidèle de Gülen est licencié puis arrêté. «La police m’a demandé de signer une déclaration préremplie : j’aurais participé au putsch !» Il refuse. Domicile fouillé, menaces sur sa famille, chantage pour qu’il livre «un complice»… «Ils m’ont traité comme un terroriste. En prison, ils m’ont dénudé, ligoté, frappé, enveloppé dans une ceinture de glace…» Après des semaines de sévices, il sort de prison mais se voit assigné à résidence. Avec son épouse et ses deux enfants, il parvient à fuir. A Thessalonique, il se dit «soulagé de ne plus être dans les griffes de ce régime».

«Les gülenistes découvrent bien tardivement le sort réservé depuis longtemps aux opposants d’Erdogan, Kurdes, communistes, démocrates… déplore une Kurde installée en Grèce depuis trois ans. Quand ils étaient en poste dans la police, ils ont commis les mêmes atrocités contre nous !» Le photographe et écrivain kurde Youssouf Ozdemir en sait quelque chose : «Les autorités voulaient m’arrêter. Je ne peux plus retourner en Turquie.»

Et s’il continue de militer pour la cause de son peuple, voilà cinq ans qu’il le fait depuis Athènes. «Le nombre de Kurdes de Syrie et de Turquie arrivant en Grèce augmente de nouveau depuis la prise d’Afrine [ville à majorité kurde dans le nord de la Syrie, ndlr], poursuit-il. Souvent, la Grèce n’est qu’une étape : ils espèrent gagner l’Allemagne ou les Etats-Unis.»

«Quand les gülenistes ont pris les postes clés dans les années 80, eux aussi avaient leur liste. J’étais dessus !» témoigne Nese Ozgen. Cette professeure des universités aux cheveux teints en rouge explique : «J’ai toujours travaillé sur les frontières, un sujet problématique pour eux. J’enquêtais sur des zones militarisées.» En 2013, elle participe aux manifestations contre le projet immobilier sur le parc Gezi, à Istanbul. «J’ai alors été déchue de mon poste.» Poussée dehors par les gülenistes, dit-elle à mots couverts. En outre, elle fait partie des Universitaires pour la paix, groupe créé en novembre 2012 pour soutenir la paix dans le sud-est de la Turquie.

«En 2016, j’ai aussi signé la pétition « Nous ne serons pas complices de ce crime » qui critiquait le massacre des Kurdes.» Ses prises de position la placent en haut de la liste noire du gouvernement. A Thessalonique où elle vit à présent, elle échange malgré tout avec ceux qui l’ont longtemps eue dans leur viseur. «Je ne suis pas leur ennemie», assure-t-elle avec un sourire. Elle se dit même «chanceuse». «Oui, je me sens exilée. Mais des centaines d’amis, d’étudiants, de connaissances croupissent encore dans les prisons turques», soupire-t-elle.

«Dictature islamiste»

La Grèce deviendrait-elle une terre d’asile pour les Turcs en délicatesse avec le pouvoir ? Elle est, en tout cas, une échappatoire pour ceux qui quittent «un pays passé d’une dictature ethnique sous les kemalistes à une dictature islamiste sous Erdogan», selon Lale Alatli. Militante des droits de l’homme, elle a choisi, il y a douze ans, de «ne plus vivre là-bas» et de s’installer à Thessalonique.

Ironie de l’histoire, cette ville a vu naître Mustafa Kemal Atatürk, le père fondateur de la Turquie moderne. «Mon cauchemar, dit-elle, est d’aller rendre visite à mon père et de ne pas pouvoir revenir ici.» Ici… chez l’ennemi héréditaire du pouvoir turc qui n’a pas digéré, notamment, le traité de Lausanne, signé en 1923, traçant les frontières européennes.

Le régime lorgne notamment certaines îles de la mer Egée, d’autant plus depuis la découverte, dans les années 70, de gisements de pétrole et de gaz.
Néanmoins, ceux qui s’installent en Grèce ne sont pas tous des opposants déclarés au régime. Des étudiants, par exemple, viennent y poursuivre leur cursus. Josef Polit est l’un d’entre eux. «Le gouvernement a fermé mon université, sans m’accorder un seul certificat, raconte-t-il. En plus, étant juif, je devenais persécuté.» D’autres, stratèges, sollicitent une année à l’étranger… mais décident de rester étudier dans le pays voisin.

A Kifissia, banlieue aisée d’Athènes, la Turque Olga (1) se sent chez elle : «Le climat est très agréable, la culture proche.» Son installation, trois ans plus tôt, elle la justifie d’abord par le métier de son mari. «Il est dans le commerce, la Grèce a une position charnière. Je n’ai pas quitté le pays à cause de sa situation politique», précise-t-elle. Comme s’il s’agissait surtout de ne pas entrer dans ce débat sur l’évolution de la Turquie d’Erdogan.

Elle et son mari refusaient que leurs deux enfants fréquentent une école turque, religieuse. Ici, ils ont opté pour l’école britannique. «Nous avons quelques élèves turcs. Souvent, ils vivent ici avec leur mère», confirment des salariés de lycées français, américains et anglais en Grèce.

Le pays attire aussi les entrepreneurs. «Certains Turcs, dont la famille est déjà ici, déménagent leur entreprise vers la Grèce», explique l’avocat Sotiris Livas. Des grands groupes turcs investissent même dans le pays. La société d’investissement Dogus détient, par exemple, des parts du luxueux hôtel Hilton de la capitale grecque.

Enfin, un «visa d’or» pourrait faire croître le nombre de Turcs s’installant en Grèce : «Depuis 2013, les non-Européens qui achètent pour 250 000 euros au moins de biens immobiliers en Grèce peuvent obtenir un visa qui leur permet de circuler sur l’ensemble du territoire européen, explique Antonis Kargopoulos, avocat à Thessalonique. Les Turcs les plus aisés choisissent cette opportunité pour échapper à la voie consulaire.»


Base arrière

Mehmet Günez (1), à la tête d’un groupe de restauration, est justement en train de régler ses affaires dans le cabinet de l’avocat. «Ma femme et ma fille vivent en Australie. C’était la seule solution pour que ma fille ait une bonne éducation.» Alors il a décidé de les rapprocher… en investissant en Grèce. «D’ici quelques mois, lui, sa famille la plus proche, mais aussi ses beaux-parents obtiendront le visa. Nous sommes en cours de procédure», souligne l’avocat.

Et Mehmet de préciser : «La situation économique en Turquie se dégrade. Je vais multiplier les investissements en Grèce. Et l’Etat turc n’est pas démocrate, il vire dans le fascisme.» Selon Enterprise Greece, l’agence qui gère les investissements, 222 «visas en or» ont déjà été accordés à des Turcs. Nul ne sait combien de procédures sont en cours.

En tout cas, qu’ils l’avouent ou non, ces résidents aisés cherchent une base arrière, à Athènes ou à Thessalonique. Si, après les élections présidentielle et législatives du 24 juin, Erdogan renforce encore le caractère autoritaire de son exercice du pouvoir, ils pourront s’y replier. Et tous, gülenistes, Kurdes, sympathisants de gauche, intellectuels ou ressortissants aisés préviennent : au regard de la situation dans le pays, la Grèce pourrait bien recevoir une nouvelle vague massive de réfugiés, turcs cette fois.

(1) Les noms et prénoms ont été changés.

Photo : Shakir (1) 33 ans, géologue au ministère de l’Energie en juillet 2016, a été déchu de ses fonctions après la tentative de coup d’Etat contre Erdogan. Photo Fabien Perrier

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