Référendum
C’est un homme distrait, un simple passant, un journaliste algerien qui marche ce matin-la vers le palais de justice d’Alger. A une centaine de metres de la, pres de l’hotel de Geneve, un inconnu court a toute allure. En fuite. Arrive au coin de la rue, l’homme distrait se retrouve jete au sol, bouscule par l’homme traque. Le temps de se relever et il aperçoit quatre policiers en civils qui se jettent sur l’inconnu, lui remontent sa veste sur la tete, lui tordent les bras et le plaquent contre le mur. Quelque chose tombe sur le sol avec un bruit lourd de metal. Une boite noire, deux fils e qui depassent: une bombe.
Un attentat vient d’etre evite, en plein centre d’Alger, a trois jours du referendum. Quelques minutes plus tard, la rue ne porte plus aucune trace de ce qui s’est passe. Alger a son aspect habituel, affaire et grouillant. Trop de monde sur les trottoirs, trop de voitures aux carrefours, la ville etouffe. Coups de sifflet, coup de klaxons, altercations aussi breves que violentes, la rue est bruyante mais ne rit pas, ne s’interpelle pas, ne se parle pas. Au dela de l’agitation, il y a ces regards rapides, faussement indifferents, mefiants, douloureux. Foule de jeunes chomeurs, hommes en costume, policiers en uniforme ou en civil, femme cheveux au vent ou pris dans un voile strict, on se croise, on s’observe en chiens de faïence brisÚe. Il y a de la souffrance dans l’air. Une noirceur qui parvient a ternir la lumiere si vive de la baie d’Alger. La difficulte a trouver un taxi ou un bus, le prix du lait qui a triple, le Ramadan qui approche et ses depenses inevitables, la main gantee du FMI qui etrangle les petites gens et cette violence dite « residuelle », enduree comme un mal profond, chronique…cela dure depuis cinq ans! C’est cette difficulte a vivre qu’on lit sur les visages. Une souffrance ancienne aujourd’hui integree a la vie quotidienne.
Alors on ne regarde plus les murs couverts d’affiches du gouvernement appelant a voter « Oui » au referendum sur la revision de la constitution. Le soir, la television deroule son chapelet de reunions de soutien, d’associations d’anciens combattants, d’organisations de cadres, de fonctionnaires, de paysans ou de femmes. Une information methodique, sans passion et sans fievre. Pratiquement pas un mot sur l’appel au non ou au boycott des partis de l’opposition. Affiches rares ou dechirees, refus d’autorisation des reunions, militants sous pression…l’opposition n’a pas pu faire campagne. Et dans les meetings gouvernementaux, apres avoir longuement ecoute les hommes du pouvoir leur expliquer les subtilites constitutionnelles des amendements prevus, les algeriens qui levent la main posent surtout des questions sur le probleme du logement, de la sante, des salaires ou de la securite. L’annee derniere, juste avant les elections presidentielles, la pression de l’armee sur les maquis avait reussi a imposer une pause dans la violence. Cette annee, le mois de novembre est celui de toutes les horreurs. La seule photo d’une vieille femme qui sourit entouree d’une foule en liesse a ete publiee par le journal Liberte qui titre en gros: « Yemma El Hadja vengee. » La vieille femme habite Baraki, un des quartiers populaires les plus dangereux de la banlieue d’Alger. En mai dernier, un groupe islamique arme a assassine son mari et ses six enfants. Aujourd’hui, apres un accrochage avec les forces de securite, on apporte le cadavre du chef presume « Djeha » et de trois autres islamistes. Et devant le commissariat, la foule se bouscule pour voir les corps, les toucher. On danse, on tire des coups de feu en l’air dans une atmosphere de vendetta. Et la vieille dame pousse des youyous de joie en criant: « Reposez en paix mes fils, vous etes venges! » Pour les douze premiers jours du mois, on a compte officiellement sept massacres, pres de cent morts: » C’est peu de choses par rapport a la realite. » dit un journaliste algerien. » Tout juste l’ecume de l’horreur. » Depuis un an, a Alger, Oran, Annaba et dans les grandes villes cotieres, les attentats et la violence ont pourtant diminue et la repression a fait son effet. Mais ces « taches claires » vivent a bout portant de « taches sombres », d’autres zones extremement dangereuses et dont la geographie peut changer. On passe la limite d’une region, d’une ville, d’une banlieue, d’un quartier comme on franchit une frontiere invisible d’un pays en guerre. Taches claires, taches sombres…L’Algerie prend l’allure d’une peau de leopard ou la mort est plus ou moins proche, plus ou moins obsedante. Mais rarement absente. Depuis quelques mois, l’horreur touche la region du Sud, gagne et emporte des villages de montagnes poses a quelques kilometres des grandes villes. Personne, ici, n’a oublie le massacre de Sidi Lekbir, a la sortie de Blida, a quarante cinq kilometres d’Alger, la capitale. On a retrouve les survivants qui erraient, hagards et muets, a peine habilles, un sac a la main, jetes sur la route, en fuite. Et un gosse de huit ans a raconte le reste. Ce mardi cinq novembre vers neuf heures du soir, il se retrouve face a une vingtaine d’hommes armes dans le village. On fracasse une porte, on le pousse a l’interieur. Sur le lit, une femme et son enfant adoptif. On egorge la femme sur place et son mari sur le seuil de la chambre. Les hommes filent vers une autre maison. Le massacre va durer jusqu’a minuit. Cinq familles sont massacrees, au couteau de cuisine, au sabre, a la hache, a la scie a bois. Trente et une victimes dont une femme de soixante-dix ans. A l’hopital, les medecins et infirmieres, pourtant coutumiers de l’horreur, auront du mal a recoudre les corps mutiles avant de les rendre aux familles. C’etaient des paysans, de pauvres gens, sans telephone, vivant a trois kilometres a peine de Blida et de ses casernes. Quelques jours plus tard, trois islamistes descendront de la montagne pour expliquer aux survivants les raisons d’un massacre. On evoque un maquis islamiste bombarde, une denonciation ou la presence d’un militaire dans une des familles…En realite, on ne sait pas grand-chose. Sauf que les villageois survivants les ont accueilli, ecoute avec attention et qu’ils les ont lynches a coups de fourche. Dans les vergers de la Mitidja et les montagnes alentours, c’est une guerre sauvage, cruelle qui couve depuis quatre ans maintenant. Il y a quelques jours, dans le gros village de Bensalah, a trente kilometres d’Alger, douze autres personnes sont mortes, egorgees au couteau. A Bensalah, on vit depuis en etat d’alerte permanente. La nuit, on monte la garde sur les toits, un projecteur a la main, en balayant la limite des broussailles, brûlees pour degager le regard. Il y avait deja une armee de cent quarante mille hommes qui traque a coup d’helicopteres, d’obus et de roquettes les maquis islamiste. L’etat arme aussi des gardes-communaux qu’il paye trois fois le smig local. On equipe et soutient depuis deux ans des « Patriotes », environ cinquante mille miliciens dotes de kalaschnikovs et de radios qui font la chasse aux islamistes. Sans compter des villageois desempares et abandonnes qui finissent par saisir leur fusil de chasse et organiser des tours de garde…L’Algerie devient un pays en arme. Le maintien de l’ordre est devenu guerre, guerilla, affrontements et vendettas locales. « Lutte anti-terroriste » contre « guerre sainte », cinquante mille morts selon « Amnesty international » qui conclue: « La societe tout entiere est touchee. L’Etat de droit n’existe plus en Algerie ou regne une atmosphere de terreur. » Et de silence epais.
Il y avait pourtant des cris de joie, il y a un an a peine, apres l’election du president Zeroual. « Beaucoup d’entre nous se sont laisse un instant seduire. Comme un espoir fou, irraisonne mais qui faisait chaud au coeur.. » dit Saïd, vingt cinq ans, membre d’une organisation de jeunes qui croient en une Algerie democratique et refusent un pays coupe en deux. C’etait en novembre 1995, « Pour la premiere fois, on voyait un candidat-president qui parlait sans lire, avec spontaneite. Son embleme electoral etait la colombe de la paix. La paix! On en voulait bien sur. Il avait l’air de nous dire: « Moi, je veux! Si vous m’aidez..Alors, je peux! » L’homme au dessus de l’appareil militaire avait promis l’arret de la violence, le retour a la democratie et l’amelioration socio-economique… » Apres l’election, ce fut une immense deception! » dit Saïd. Le president elu, « l’homme qui parlait », a commence par disparaitre de la scene. Au point que des rumeurs ont couru sur un attentat. Et quand le gouvernement s’est exprime, ce fut pour annoncer des augmentations et des ponctions sur les salaires des fonctionnaires..pour pouvoir payer les salaires en retard des ouvriers du bâtiment. Puis il y a l’assassinat de deux policiers sur la place du 1er mai, en plein centre de la capitale, a deux pas du palais presidentiel et la mort horrible de deux journalistes…Le retour de la violence. Et la remise au pas du vieux parti FLN, prie de reintegrer le giron du pouvoir en ecartant ses reformateurs au profit des caciques d’antan. Et enfin les sanctions, suspensions, arrestations dans les journaux. « Bref, la vie d’avant a repris. L’espoir, – fou -, en moins… » dit Saïd. « On lui fait confiance et il a pris ça…comme un cheque en blanc! Aujourd’hui, nous sommes tous amers. Et desabuses. On ne nous y prendra plus. » Il ira peut-etre voter non, blanc ou nul « parce pour la moindre demarche administrative, les autorites verifient que ta carte d’electeur a ete tamponnee… » Mais sans y croire. Morne campagne electorale! L’opposition a beau se battre contre le texte des amendements soumis a referendum, elle a du mal a mobiliser une population lasse jusqu’a l’indifference, persuadee que le scrutin est joue d’avance. Une opposition unanime contre le referendum mais elle-meme divisee sur la reponse tactique, entre un FFS d’Aït-Ahmed partisan du « Non » et un RCD de Saïd Sadi adepte du boycott. Tous rejettent le contenu de la nouvelle constitution. Le texte reconnait bien « L’Islam, l’arabite et l’Amazighite » comme composantes du peuple algerien mais refuse que la la langue des berberes soit admise comme langue nationale. De quoi revulser toute la kabylie! Il consacre l’Islam comme religion d’etat , cree un conseil islamique et interdit les pratiques « contraires a la morale islamique ». Comme un gage donne aux islamistes. La constitution verrouille aussi le champ politique et donne un pouvoir fort au nouveau president. Desormais, il peut legiferer par ordonnances, nommer les hauts-fonctionnaires ou les magistrats et controler une deuxieme chambre parlementaire, le Conseil de la nation » dont il designe directement un tiers des membres… » Le resultat est un president fort mais un homme sous la surveillance de ses pairs qui peuvent l’envoyer devant une Haute-cour en cas de « trahison ». « C’est une veritable monarchie republicaine qu’on va nous imposer! » s’indigne un responsable politique de l’opposition. »Le pouvoir est en train de parachever l’arret du processus democratique de janvier 1992. »
Dans son bureau du centre d’Alger, un intellectuel se penche longuement sur les cent quatre vingt deux articles qui vont regler la vie politique, economique et culturelles de l’Algerie nouvelle: « L’esprit de ce texte est aussi terrible que son contenu ». Il pointe le preambule de la constitution: « Regardez…Tout n’est que concession au vieux courant Baathiste d’un cote et, de l’autre, a l’Islamisme, integre, recupere par le pouvoir. C’est un veritable remodelage ideologique. Dans les faits, on ne reconnait pas l’amazighite et dans le meme temps, on nous prepare l’arabisation totale,- textes, documents administratifs, presse..- d’ici 1998. Ce pays est en train de se recroqueviller sur lui-meme. » Il hausse les epaules: « les gens qui ont pense ce texte sont resolus a faire le pont entre un nationalisme arabe et l’islamisme politique. Voila le chemin fondamental qui nous est trace. » Soudain, il a l’air las, aussi decourage que Saïd, le jeune « desabuse », avec le meme air que l’on retrouve dans la foule d’Alger. Celle des gens qui aimerait seulement que la violence cesse, que la paix revienne, que la vie soit moins rude. Celle que plus personne ne semble faire rever.
PROTESTATION
Les journalistes de la presse étrangère, envoyés spéciaux présents à Alger constatent que, depuis leur arrivée en Algérie, ils ont éprouvé les plus grandes difficultés puis l’impossibilité d’effectuer normalement leur travail d’information et de reportage. Le lieu de résidence et tous les déplacements sont désignés par les autorités et strictement encadrés par les agents de sécurité. Tout ce qui sort de ce cadre officiel se heurte à des retards, refus ou interdictions. Au nom de la sécurité, des journalistes ont été physiquement empêchés de quitter, sans escorte, leur hôtel, ne serait-ce que pour se rendre au centre international de presse situé à deux cents mètres de là.
Ces conditions de travail qui s’apparentent à une mise en résidence surveillée de la presse étrangère ne lui ont pas permis une couverture normale du reférendum sur la révision de la constitution. Et encore moins de la situation actuelle en Algérie.
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