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Retour à Glenanaar

publié le 08/09/2014 | par Florence Décamp

Cornelius ne fut pas le seul soldat australien d’origine irlandaise à avoir ainsi quitté une armée pour une autre, décidant de servir d’instructeurs militaires aux rebelles, de se battre non plus à côté des Anglais mais contre eux. …


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Il pleut sur Glenanaar. D’un ciel de granit, jaillissent les dagues d’une eau épaisse et lourde qui se plantent dans la tourbe. La pluie décapite les rhododendrons, arrache les framboises sauvages des ronces, lapide les digitales mauves et les fougères. Les nuages se sont posés sur les montagnes de Ballyhoura puis ont glissé pour s’empiler au-dessus des prairies de Glenosheen, coussins ventrus où les vaches s’enfoncent en lançant des meuglements qui résonnent comme des cornes de brume. Derrière la vitre, Kerry James Casey regarde ces terres qui sombrent. Secoué par une bronchite qui a résisté à trois semaines d’antibiotiques, il se dit qu’il n’aurait jamais dû quitter le doux climat de Sydney, en Australie, pour venir se perdre dans ce village d’Irlande, en bordure du comté de Limerick, afin de retrouver le berceau de ses ancêtres.

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Cornelius , rangée du milieu, complètement à gauche. Pose avec son équipe de rugby a Bellinghen dans le New South Wales en Australie.. La main -comme toujours- dissimulée dans sa poche pour qu’on ne voit pas sa blessure.

Il se dit qu’il va sans doute mourir comme son arrière-grand-mère Minnie, les poumons rongés par l’humidité… A quelques kilomètres de là, à Doneraile, Les maisons fument encore comme en décembre et l’on ne cesse de tourner les manivelles des roues en métal qui flanquent les cheminées pour activer le soufflet sous l’âtre et être certain que jamais le feu ne s’éteint. Le soir, dans le pub du village, le Tom O’Donnells, les habitants de la région qui, comme tous les Irlandais, s’y connaissent en matière de déluge, avouent qu’ils n’ont jamais vu un été si pourri.
Mais au pub, nul besoin de souffler sur la braise. Il y fait une chaleur de forge et les corps sont si serrés qu’il faut tenir ses bières à bout de bras pour avancer sans les renverser.

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Cornelius et ses enfants

Sur la minuscule estrade à côté du bar, trois musiciens qui ont joyeusement franchi le cap de la retraite, font des étincelles. Les notes de l’accordéon, de la flute traversière et du fiddle, ce violon au pont aplati pour que l’archet glisse plus rapidement d’une corde à l’autre, rebondissent entre les murs, agitent les pieds des buveurs et, dans les verres, font danser la Guinness. Quand la musique cesse, le public prend le relais. Les gens s’interpellent, s’encouragent, se congratulent, crient d’une voix forte le nom de celui qui monte sur l’estrade. Chacun connait l’autre, ils sont voisins, parents ou amis et vivent tous dans cette campagne où les fêtes d’écoles, les messes et les kermesses les réunissent. La pluie gifle les fenêtres du pub mais tout le monde s’en moque, l’heure des récits est venue. A tout de rôle, ils vont dire des poèmes, raconter des histoires cocasses ou pleurer la tristesse des amours perdues.

C’est au tour de Kerry de monter sur scène. Il en a connu de plus grandes à Sydney où il est comédien mais, ce soir, l’estrade du Tom O’Donnells est sans doute la plus chère à son cœur. Si tant d’histoires irlandaises racontent ceux qui durent partir et s’exiler, Kerry, lui, va parler de son grand-père, celui qui était revenu. Cornelius Casey était né en Australie, avait grandi dans la vallée de Bellingen, en Nouvelle Galles du sud.

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En 1914, il avait 24 ans lorsqu’il s’engagea pour aller se battre en Turquie (à Gallipoli, pour la fameuse bataille des Dardanelles), puis en Belgique et en France. Il récolta son lot de blessures et de médailles puis disparut soudainement en août 1917, 26 mois durant. Réapparu dans un hôpital de Londres, il fut d’abord jugé et condamné à une courte peine d’emprisonnement pour s’être, selon la terminologie militaire, « absenté sans permission officielle », avant d’être rapatrié en Australie. Lors de son procès, à l’exception de son nom et de son matricule, il n’avait pas lâché un mot pour justifier une si longue absence.

« C’est un des hommes les plus courageux que j’ai jamais vu au combat », dira l’officier supérieur de Cornelius qui est venu témoigner. Retrouvé dans les archives nationales australiennes, la déclaration du colonel fait partie des premières pièces du puzzle retrouvées par Kerry. Il sait maintenant que son grand-père, avait profité d’une permission pour venir en Irlande et qu’il choisit de ne pas retourner au front. Mais il aura fallu sept ans de quête et trois séjours irlandais au petit-fils pour élucider les raisons de la fugue du grand-père.

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Bataille de Gallipoli

Kerry, son petit-fils, rêvait d’Irlande depuis le temps où la famille sillonnait les pistes du bush australien à bord d’une vénérable Holden.
Le père au volant, la mère à côté, qui scrutait la carte routière, passait les sandwiches au fromage, les biscuits et le thermos de thé, plus les six enfants entassés sur la banquette arrière, reprenaient tous en chœur ces ballades venues d’Irlande où aucun d’entre eux n’avait mis les pieds. Le père disait qu’ils descendaient du dernier roi d’Irlande et ils en riaient, ignorant qu’ils appartenaient à la tribu des Dál gCais qui compte parmi ses fils la famille Kennedy et celle du président français Patrice de Mac Mahon.

Ils ne savaient rien que quelques anecdotes comme celle du « O » des O’Casey que les ancêtres auraient abandonné pour s’approcher plus vite de la soupe distribuée par ordre alphabétique quand la famine ravageait l’Irlande, à la fin du XIXe siècle. Sur les terres brulées de l’outback australien, entre Canberra et Sydney, la famille Casey chantait la douceur d’une lointaine campagne où les filles au teint de lait s’appellent Molly et les garçons Dany Boy.

La chanson « The wind that shakes the barley » (le vent qui fait trembler l’orge) ne faisait pas partie du répertoire des Casey d’Australie. Mais le poème deviendra une chanson et le titre du film de Ken Loach (Le vent se lève), sur la guerre d’indépendance irlandaise, palme d’or à Cannes en 2006. Ecrite au 19ème siècle par Robert Dwyer Joyce, elle fait référence aux grains d’orge que les rebelles mettaient dans leurs poches pour se nourrir quand ils allaient à marche forcée. Lorsqu’ils étaient abattus par les soldats britanniques, ils étaient jetés dans des fosses anonymes mais l’orge germait sur leurs cadavres, poussait et révélait l’emplacement de ces tombes qu’on avait voulu garder silencieuses. La maison de Robert Dwyer Joyce est à 100 mètres à peine du cottage où réside Kerry durant son séjour à Glenosheen. Ce n’est pas un village mais seulement une poignée de maisons trapues et de roses trémières au pied des collines.

Chaque dimanche soir en été, une estrade est montée dans un virage de la route qui mène vers les hauteurs. Et la chaussée devient salle de bal. La coutume est ancienne mais elle demeure. Aux « crossroads dancing » (les bals des carrefours) les plus jeunes pouvaient se rencontrer et se fréquenter. Mais désormais, seuls les plus vieux y vont encore. Ils ont la cheville alerte et la poigne toujours solide quand il faut virevolter, changer de cavalier et de cavalière sans perdre la cadence.
Kerry est allé de maison en maison à travers le comté, sachant parfois ce qu’il cherchait, le plus souvent à l’aveuglette, pour essayer de retrouver les traces de cet aïeul qu’il n’a pas connu, pour reconstruire une histoire dont il ne possédait que quelques bribes.

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Ce matin, c’est Tom qui ouvre la porte. Couvert de farine, de la tête toute ébouriffée aux pieds en chaussons, il explique avec un sourire de lutin, qu’il prépare le pain pour la semaine. Avant d’avoir le temps de se présenter, Kerry se retrouve avec une tasse de café dans une main et un scone encore chaud dans l’autre. « Mettez de la confiture et de la crème » dit Noreen, la femme de Tom, en poussant Kerry sur une chaise. La maisonnée se réveille, une couvée entière émerge en pyjama et s’installe dans la cuisine réclamant du thé et des tartines.

Les enfants, les leurs et ceux qu’ils ont adoptés, s’empiffrent en rigolant. Les ainés sont venus passer un long week-end pour danser (dans la boue) lors d’un concert de musique donné dans la région… Ils auraient préféré rester vivre ici mais ils ont dû partir à Dublin pour y trouver du travail. D’autres sont allés plus loin encore. Avec la dernière en date des crises économiques qui frappent le pays, pas une famille qui n’ait au moins un ou deux enfants au-delà des mers : L’Angleterre, l’Afrique du sud, l’Amérique, l’Australie…Tom et Noreen n’en sont pas surpris : l’exil et les adieux, comme la pluie, appartiennent à la tradition irlandaise.

Mais la génération la plus jeune, celle qui a grandi lors de l’embellie, quand l’Irlande se prenait pour un « Tigre celtique » et caracolait en tête des pays riches d’Europe, accepte difficilement de voir se répéter le mauvais sort qui frappa les parents et les grands parents. De l’autre côté de la montagne, des maisons neuves mais déjà abimées, coques vides délaissées par des promoteurs en faillite, étouffent sous le poids des lianes et l’assaut des mauvaises herbes. Dans les villages comme dans les villes de la région, les panneaux « à vendre » rouillent aux façades des maisons, des pubs et des magasins abandonnés où la poussière s’accumule derrière les vitrines aux dentelles moisies. Les seuls commerces qui semblent résister à l’épidémie sont les bazars aux relents de naphtaline qui vendent de la vaisselle et des vêtements d’occasion, des rosaires de Lourdes et des nappes en plastique importés d’Asie.

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Kerry, reprend la route en direction de Cork, à 80 kilomètres au sud de Glenosheen. C’est de cette ville portuaire, que le Titanic avait quitté définitivement les côtes irlandaises en 1912, c’est elle qui vit passer trois millions d’émigrants poussés à la mer par la misère, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Parmi eux, la famille des Casey, ancêtres de Kerry, qui, en deux vagues successives, partirent pour l’Australie et les Etats-Unis, abandonnant pour toujours la ferme de Glenanaar et les montagnes de Ballyhoura.

Le soleil a donné un coup de canif dans la toile grise et la campagne rutile. Le ciel est du bleu dont, dans les églises, on peint le paradis et le voile de la vierge Marie. La terre déploie tous les verts de la création : le vert doré des lichens qui mangent la chaux blanche des maisons, les murets de pierres qui quadrillent les champs et le granit des croix ; le vert des prairies aussi tendre que le cœur des laitues au printemps, celui austère des conifères ou celui plus souriant des talus qu’il faut tailler en permanence pour qu’ils n’avalent pas l’asphalte.

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Cornelius et sa famille en Australie

Souvent, au-dessus des sentiers, les cimes des arbres se rejoignent en un tunnel qui baigne les passants d’une lumière d’aquarium. Plus à l’ouest, la côte irlandaise s’effiloche en cinq péninsules bordées de routes qui ignorent les lignes droites, se courbent et se cabrent, s’immobilisent quand un troupeau de moutons les traverse. Comme sur les cartes postales, ils ont la tête noire et le corps engoncé dans une volumineuse toison blanche sur la prairie aussi verte qu’une lampée d’absinthe. En bordure de mer celtique, les villages sont pimpants et les hortensias bleus.

Cette débauche végétale donne le tournis à Diane, la sœur de Kerry qui vient de débarquer d’Australie pour le rejoindre. Ballyorgan, Ballinvreena, Kilfinane…. Kerry et Diane récitent à voix haute le nom des villages traversés, ils s’essayent au gaélique, langue douce et rude à la fois, comme l’eau sur les galets des cascades. Diane ne cesse de répéter avec ravissement que tout, dans le berceau familial qu’elle découvre enfin, est « so old ».Vieux comme le pigeonnier du prieuré de Ballybeg découvert par hasard après s’être égarés, une fois de plus, dans cet écheveau de routes de campagne dont les noms sont introuvables et les maisons dépourvues de numéro.

Encore bien droit, avec son ouverture en rosace par laquelle dégringole une lumière blanche, le pigeonnier du XIIIe siècle a mieux résisté que l’église qui perd ses pierres sous l’œil impavide des vaches vautrées dans les trèfles. Vieux comme le cimetière d’Ardpatrick planté sur un piton rocheux qui domine la plaine en sentinelle, ses croix magnifiques, pliées par les ans, les pluies et le vent. Ici, le château Oliver eu plus de chance que les tours de Ballybeg, sauvé par plusieurs rénovations. L’un des capitaines de l’armée de Cromwell qui le reçut en récompense de ses loyaux services compta parmi sa descendance Lola Montez, danseuse « exotique » qui fit tourner la tête de Ludwig 1er, roi de Bavière, puis celle des chercheurs d’or en Australie où elle vécut pendant un an.

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Cornelius dans sa ferme à Bellinghen en Australie avec sa famille

« Un sacré tempérament », confirme Robert Butterworth, qui a fait ses classes dans une école pour majordomes en Angleterre et met désormais son onctuosité au service de ceux qui louent l’imposant manoir durant le week-end pour y célébrer un mariage en rêvant d’une vie de château. Sur sa tondeuse, le jardinier slalome entre les statues pour couper de frais les pelouses du domaine. Il a aussi peint méticuleusement les minuscules motifs des fresques qui se répètent d’un mur à l’autre, du plafond au parquet, dans les innombrables pièces du Castle Oliver. Mais aucune tâche n’était trop astreignante pour celui qui voulait rester sur ces terres qu’il dit aimer à mourir. Pourtant, une fois de plus, elles ne nourrissent plus leur homme. Dans un mois, faute de travail ici, le jardinier partira vers la Nouvelle-Zélande où un emploi l’attend.

A Glenanaar, Kerry marche dans un sentier où les tracteurs ont laissé de profondes cicatrices. Il franchit des barbelés et des murets. De son bâton, il écarte les branches, aplatit les ronces. Il avance dans un champ d’orge et de folle avoine que le vent fait frissonner. Au bout du chemin, attend la ferme que son arrière-grand-père avait quittée pour partir en Australie, celle où son grand père était revenu pour retrouver les siens. C’est là, dans le sol de la ferme, qu’ils avaient enfoui le pardessus militaire de Cornelius lorsqu’il avait décidé de rejoindre les « Irish Volunteers », les combattant pour l’indépendance de l’Irlande qui, à partir de 1919, donneront naissance à la première « Irish Republican Army » (IRA) dont son oncle était l’un des leaders dans la région de Doneraile.

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Cornelius ne fut pas le seul soldat australien d’origine irlandaise à avoir ainsi quitté une armée pour une autre, décidant de servir d’instructeurs militaires aux rebelles, de se battre non plus à côté des Anglais mais contre eux. Pour identifier certains d’entre eux, Kerry Casey a passé au crible les 5 865 dossiers des Australiens, nés en Irlande, qui s’étaient engagés, estimant, à juste titre que c’est dans leurs rangs que la tentation de rejoindre l’IRA avait été la plus forte. Certains mourront dans les geôles britanniques, d’autres préféreront rester en Irlande ou disparaitront sans laisser de traces. En Australie, en 1920, se déclarer favorable à l’indépendance de l’Irlande était toujours illégal. Alors Cornélius, comme les autres, n’a jamais parlé, jamais confié à quiconque les mois passés dans le maquis irlandais.

Près d’un siècle plus tard, Kerry perce un peu les silences, démêle les légendes pour mettre à jour ce pan de l’histoire australienne demeurée enfouie dans les mémoires et la terre de Glenanaar. Ici, il ne reste plus aucun descendant en ligne directe de sa famille. Depuis longtemps inhabitée, la ferme de ses ancêtres est toujours solide malgré ses fenêtres aveugles et le manteau de mousse qui enveloppe les murs. Et aujourd’hui, pour ces retrouvailles, les nuages ont choisi d’attendre aux confins de la plaine dorée, aussi douce et blonde que les héroïnes des ballades irlandaises.

Publié dans GEO Voyage en août 2013


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