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Série : « Les héros oubliés ». Clement Attlee, le guerrier réformateur

publié le 28/08/2023 | par grands-reporters

C’est l’un des mots d’esprit les plus connus de Winston Churchill : « Un taxi vide s’arrête devant le 10 Downing Street. En sort M. Clement Attlee. » À tel point que l’on se souvient plus souvent de cette épigramme, que de la personnalité du leader qui a dirigé le Parti travailliste. On a pourtant grand tort…

En juin 1940, devant le désastre essuyé par les soldats français et anglais face à la Wehrmacht, une partie de l’establishment britannique estime nécessaire de négocier avec Hitler une sortie honorable du conflit. Emmenés par lord Halifax, ministre des Affaires étrangères, beaucoup de députés conservateurs cherchent à imposer leur ligne de compromis à la Chambre des Communes.

Il faut toute la fougue et l’habileté de Churchill pour maintenir son pays dans la guerre, à coups de manœuvres parlementaires et de discours magistraux.

Les historiens ont souvent décrit ce combat d’un leader visionnaire contre les forces de l’abandon qui minaient son propre parti, héritier de la politique d’apaisement de Neville Chamberlain. Mais ils ont souvent négligé un aspect essentiel de cette lutte qui a préludé à la résistance héroïque et solitaire du peuple britannique contre les forces de l’Axe : Churchill dirigeait un gouvernement de coalition avec le Parti travailliste.

Or celui-ci, placé sur une ligne clairement antifasciste, était hostile à tout arrangement avec l’Allemagne nazie. En butte aux réticences des conservateurs, Churchill avait donc un atout essentiel dans sa manche : le soutien sans faille du premier parti d’opposition, associé au gouvernement et dirigé par Clement Attlee.

Aussi bien, pendant tout le conflit – on le souligne rarement tant la personnalité flamboyante de Churchill monopolise l’attention – Attlee fut un des rouages essentiels de la victoire. Vice-premier ministre, il fut le seul, avec Churchill à participer de bout en bout au cabinet de guerre, remplaçant le Premier ministre en voyage pour rendre compte de l’action du gouvernement au Parlement, associé à toutes les grandes décisions militaires. Une répartition logique du travail laissait à Churchill la conduite des opérations, mais Attlee présidait à la politique intérieure, organisant avec efficacité l’effort de guerre du peuple britannique.

Attlee ne payait guère de mine. C’était un homme chauve à petite moustache, étranger aux envolées oratoires, taciturne et impassible. Mais une fois les ministres consultés, il savait décider vite, sans esbrouffe, et faire en sorte que ses décisions soient appliquées avec zèle et célérité.

Admirateur de Churchill quoique son opposant politique, il fut pendant cinq longues années son second actif et efficace, menant lui aussi, dans l’ombre du charismatique Premier ministre, son pays à la victoire.

En fait, son itinéraire personnel l’avait préparé de longue main à cette tâche. Fils de notaire, plutôt de droite à l’origine, avocat diplômé d’Oxford, il avait rejoint le Parti travailliste après avoir animé une association d’aide aux ouvriers les plus pauvres. Engagé dans l’armée en 1914, nommé capitaine, il avait participé, déjà sous les ordres de Churchill, à la funeste expédition des Dardanelles.

Il fut l’un des deux derniers soldats à quitter la péninsule turque après la défaite du corps expéditionnaire. Son talent de commandement lui avait valu une promotion au grade de major.

Retourné au combat après une blessure, il s’était illustré sur plusieurs théâtres d’opération, et c’est sous le nom de « major Attlee » qu’on le désigna pendant tout le début de sa carrière politique.

Après l’échec de Ramsay McDonald, Premier ministre dans les années 1920, ayant grimpé les échelons du Parti travailliste, il devint le chef de l’opposition de gauche. D’abord voué à une ligne pacifiste, cherchant à tout prix à éviter un nouveau conflit avec l’Allemagne, il changea d’avis devant les coups de force de Hitler.

En 1938, d’accord avec Churchill, il condamne les accords de Munich et approuve l’effort de réarmement.

La guerre gagnée, les Britanniques retournent aux urnes. L’opinion, les commentateurs, les députés, tous sont sûrs que l’héroïque Premier ministre va être reconduit sans heurts au 10 Downing Street. Mais Churchill compte trop sur sa gloire de vainqueur, tandis que les travaillistes d’Attlee font campagne avec le slogan « Faisons face au futur ».

La guerre a bouleversé l’esprit public en Europe. On considère que les drames économiques et sociaux des années trente, la misère ouvrière et l’anéantissement des classes moyennes, ont contribué au premier chef à la montée du fascisme.

 À gauche, bien sûr, mais aussi à droite, se manifeste une exigence de réformes sociales. Les pouvoirs publics, estime-t-on, dans une conception imprégnée des idées de Keynes et des théoriciens sociaux-démocrates, doivent assurer le plein-emploi et mettre en place un système de protection des travailleurs qui les soutiendra de l’enfance jusqu’à la retraite. Le rapport Beveridge, élaboré pendant la guerre, préconise la création d’un État-providence qui libérera les classes pauvres des grands maux qui les menacent depuis toujours, le manque d’éducation, le mal-logement, le chômage, la maladie ou la vieillesse.

Attlee incarne cette volonté de réforme du capitalisme, qui rencontre les aspirations du peuple britannique. Churchill réplique maladroitement en annonçant que les travaillistes auraient besoin d’une « nouvelle forme de Gestapo » pour appliquer leur programme, ce qui choque l’opinion, qui a constaté la loyauté et l’engagement de la gauche travailliste pendant le conflit.

Le 26 juillet 1945, le scrutin se solde par un raz-de-marée travailliste.

Attlee devient Premier ministre et dispose une majorité écrasante à la Chambre des Communes. Il rencontre le roi George VI à Buckingham Palace pour être investi. Celui-ci est aussi réservé et taciturne que lui. Les deux hommes restent debout en silence pendant de longues minutes, ne sachant comment entamer le dialogue. Puis Attlee se risque à dire : « J’ai gagné les élections ». Pour toute réponse, le roi prononce une seule phrase : « Oui, je sais. Je l’ai entendu aux informations de six heures ». Attlee est investi.

Aussitôt, il se lance dans la mise en œuvre de son programme avec une redoutable efficacité. Ses réformes, dira-t-on, sont les plus considérables, qu’un gouvernement ait jamais réalisées en l’espace de six ans : nationalisation des charbonnages, des chemins de fer, des transports routiers, de l’électricité, du gaz, de la Banque d’Angleterre, redistribution des revenus ; gamme très large de services sociaux, dont le National Health Service, le service de santé gratuit ; mise en application de la réforme de l’enseignement de 1944 ; planification et aménagement du territoire…

La plupart ont survécu jusqu’à aujourd’hui, en dépit des assauts lancés dans les années 1980 par Margaret Thatcher, qui a écorné l’État-providence, mais n’a pas pu le supprimer.

Attlee prend des mesures tout aussi décisives en politique étrangère. Très hostile au stalinisme, il soutient le plan Marshall, puis la création d’OTAN. Mais il entame aussi, de manière spectaculaire, le mouvement de décolonisation qui épargnera à son pays les guerres coloniales qui allaient miner la politique française. Sous sa direction, l’Inde, le Pakistan, Ceylan et la Birmanie conquièrent leur indépendance et l’Empire britannique se change en Commonwealth, où les anciens pays vassalisés décident de leurs propres affaires.

Telle fut l’œuvre de ce travailliste sans éclat personnel, qui a humanisé le capitalisme britannique, même si les gouvernements conservateurs se sont ensuite acharnés à limiter l’ampleur des réformes.

Ainsi, dans le taxi « vide » de Churchill, il y avait, modestement assis sur le siège arrière, celui que plusieurs sondages réalisés au Royaume-Uni désignent comme le Premier ministre le plus important du siècle.       


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