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Sugarmaa, une femme mongole

publié le 26/10/2016 | par Erik Bataille

Elle se faufile entre les dunes, elle est un mirage, dans sa longue tunique de soie ocre sous une ombrelle dorée.
Sugarmaa flâne souvent dans l’erg Khongoriin, le plus vaste du Gobi mongol. Elle observe les ondulations des crêtes, repère les passages de sable noir, les plus fermes, suit la trace d’un scarabée bousier, l’une des rares marques de vie dans ce désert absolu.
Elle porte toujours de longs gants de soie jusqu’aux épaules et un foulard en cachemire.
Son teint est si pâle qu’elle paraît éthérée dans ce pays aux lumières si crues.


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Sugarmaa vit à Ulan Bator, la capitale, mais elle sillonne les déserts du Sud Gobi pour ses activités professionnelles. Elle y organise des voyages d’aventure pour touristes curieux après y avoir géré la logistique d’entreprises en tous genres.
Petites mines artisanales d’or, producteurs de cashmere ou missions paléontologiques à la recherche d’ossements de dinosaures.

Elle n’a qu’une petite cinquantaine d’années, mais la saga familiale pourrait illustrer cent ans de Mongolie.

Une saga de tumulte et d’honneurs où se croisent le baron Ungarn Sternberg dans son train blindé, les légions cosaques de l’Ataman Simonov, Mikael Ivanovitch, le premier Président du Soviet suprême, les espions japonais du Mandchoukouo, le Bogdo Gegen, ancien dieu vivant de Mongolie, l’empereur déchu de Chine, Puyi…

Au début des années 1900, le plus vaste empire jamais organisé sur la planète n’était plus qu’une steppe dépeuplée et isolée entre les montagnes austères de la Bouriatie, au nord, et les redoutables déserts du Gobi, au sud. Un demi-million de nomades y survivaient entre les deux futurs géants de la politique mondiale.
Les descendants de Chinghis Khan étaient au bord de l’extinction, usés par les occupations successives des Mandchous, exploités par un clergé bouddhiste pléthorique et décadent, minés par la famine et les épidémies. La dernière incursion sauvage du sanguinaire Baron Ungarn von Sternberg, les menaçait de disparition totale.
Désespérés, les indépendantistes locaux demandèrent alors l’aide du grand voisin tsariste du nord devenu entre-temps soviétique. L’appel fut entendu. Reconnaissante, la Mongolie devint ainsi le second pays communiste de l’Histoire. Elle restera indépendante, mais sous tutelle soviétique jusqu’à la chute du Mur.

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« Ma famille était des éleveurs aisés qui nomadisaient dans l’ouest, non loin des ruines de l’ancienne capitale de l’Empire, Karakorum. » Leur capital, un immense troupeau de chevaux, de moutons et de chameaux, leur assurait une vie confortable. Sauf quand survenait le Dzud, l’accident climatique extrême qui frappe régulièrement le pays. Qu’elle soit dzud blanc de neige, dzud gris de glace ou dzud noir de sable, la tempête décime alors le bétail.
Le clan prospéra et peut envoyer les enfants à l’école de la sous-préfecture puis de la capitale Urga, rebaptisée Ulan Bator, « le guerrier rouge » par les révolutionnaires.

« Mon grand-père, Lhamkhuu Darizav, est vite promu commandant en chef de la cavalerie », le corps le plus prestigieux d’une armée qui autrefois conquit au galop l’Eurasie, de la mer de Chine aux faubourgs de Vienne.

Lors de la révolution de 1921, il est nommé chef des armées puis Ministre de la défense du premier gouvernement indépendant. Il croit en la Révolution nationale qui repoussera Russes blancs, chinois impérialistes et Japonais colonialistes au-delà des steppes. Il milite, s’investit dans la vie politique et devient le premier ambassadeur de Mongolie à Moscou.

Il se lie d’amitié avec le Président du Soviet suprême, Mikael Ivanovitch, mais Staline trouve certains révolutionnaires trop conciliants. Ivanovitch sera épargné par les purges sanglantes, mais sa femme disparaîtra au goulag. La répression s’abat ensuite sur les camarades étrangers.

« Mon grand-père est vite devenu gênant. » Il est alors accusé d’espionnage au profit des services secrets japonais qui depuis le Mandchoukouo essayent d’envahir le pays. Jugé coupable, il est condamné et fusillé.
« On a jamais su quand ? Peut-être 1937 ? » L’époque est alors au secret.

Sa femme, Sharav Dashdondog, autrefois silhouette incontournable des soirées moscovites, devient soudain l’épouse d’un traître à la cause. Elle est expulsée de Russie avec ses enfants et jetée à la steppe. Interdite de travail jusqu’en 1961, elle ne survivra que grâce à de petits travaux de couture et l’aide discrète du clan.

En 1961, le « traître » est réhabilité tandis que sa fille Gambasuren Gombo, la mère de Sugarmaa, devient rédactrice en chef de la radio nationale mongole. Avec Chuluun Jamsran, son mari et chef de la police des routes, ils mènent une vie discrète avec leurs neuf fils et filles, jusqu’à la perestroïka de 1991.

« Plusieurs de mes frères et sœurs ont alors choisi la carrière diplomatique et deviennent ambassadeurs aux États-Unis, en France…
Sa sœur aînée sera en poste à Paris, une autre à Washington,
une de ses nièces à Bruxelles…

Sugarmaa est pugnace. Après sa scolarité, elle suit des études d’ingénieur et dessine de gigantesques concasseurs pour les mines d’État alors contrôlées par les Russes. La chute du Mur de Berlin entraîne leur départ et la faillite économique de l’État. Elle se recycle dans la première grande agence « touristique » dirigée par Jagarl, devenu aujourd’hui le journaliste le plus médiatique du pays.

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Très vite, elle crée Monvoyage, son agence privée. Mais elle s’ennuie, car le marché est limité ! Elle reprend alors des études en Inde, se perfectionne en Chine, écume les deux Corées, développe des activités de logistique pour les premiers groupes étrangers à investir dans le pays. Elle voyage beaucoup et visite les membres de sa famille en poste à l’étranger. Paris, Londres, Washington, Pékin…

Comme beaucoup de ses compatriotes, elle a dans la tête une carte à l’échelle du globe. Rien de plus naturel qu’aller acheter de l’électro ménager à Séoul, suivre un cours de marketing à Shanghai, assister à une cérémonie religieuse au Népal ou négocier un contrat en Russie.

Sous des apparences réservées, presque timides, c’est une femme forte, comme le sont beaucoup de Mongoles influencées par 60 ans de communisme où elles devinrent les égales de l’homme avant de réussir de meilleures études et d’occuper les postes les plus importants. Surtout de mieux vieillir que leurs homologues masculins fragilisés par la vodka.

Si aujourd’hui la vie est beaucoup plus facile, elle regrette les acquis sociaux de l’ancien régime et critique la nouvelle corruption de certaines élites. Elle ne manque jamais quelques fêtes officielles qui structurent encore les classes populaires.
Celle des mères qui remplit les mairies de familles venues les honorer. « les médailles sont les mêmes que du temps de ma mère »
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Celle de la police avec son mari qui est l’un des grands cadres. Fourgons ornés de ballons, chevaux piaffants et motos rugissantes, chanteuse et ballets, on dirait une série TV américaine.
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Aujourd’hui, Sugarmaa renoue avec une certaine spiritualité.
Dès qu’elle peut, elle se recueille sur les cercles cosmiques de Khamaryn, au cœur du Gobi du Sud, suit la procession du Mont Buren Han, au-dessus du monastère d’Amarbayasgalant, à la frontière bouriate dans le nord, une cérémonie hindouiste au Népal ou un culte taoïste en Corée.
Elle profite aussi de l’effervescence économique de la région boostée par l’exploitation des plus grands gisements de cuivre, de charbon, d’or…de la planète, pour remonter des affaires.


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