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Tant que la France sera malade de l’Algérie…

publié le 03/04/2007 | par Jean-Paul Mari

Les millions de Français et d’Algériens immigrés qui restent, par l’histoire ou par leurs liens personnels, liés à l’autre rive de la Méditerranée constituent une caisse de résonance idéale pour les terroristes islamistes


Il y a des pays qui vous collent à la peau, à la mémoire, à l’histoire. Des pays dont on n’arrive pas à se débarrasser quelle que soit la distance qui nous sépare, le temps qui passe ou le silence qu’on tente d’installer. Mardi dernier, quand Salima, une étudiante aux longs cheveux noirs, quitte Alger, elle laisse derrière elle une ville secouée par le bruit de fortes explosions, venues des contreforts des montagnes de l’Atlas. Là, tout près de l’aéroport, des hélicoptères de l’armée bombardent des maquis islamistes retranchés dans ce qu’on appelle ici le « triangle de la mort », zone de tous les dangers qui commence dès la sortie d’Alger et couvre la grande banlieue vers les quartiers populaires de Baraki, Sidi-Moussa, Larbaa, jusqu’aux portes de Blida. Après deux heures d’avion, Salima ne comprend pas pourquoi l’appareil d’Air Algérie hésite et tourne en rond dans le ciel avant de se poser à Lille. Arrivée finalement à Paris par le train, elle apprend l’attentat dans un wagon du RER à Port-Royal, l’explosion d’une bouteille de gaz domestique transformée en engin tueur, l’émotion, les morts et ce sang qui, le même jour, vient de tracer un brutal trait d’union entre les deux bords de la Méditerranée.
On ne se débarrasse pas de l’Algérie. De sa violence aveugle jusqu’à la caricature. On visait le centre de Paris, capitale de la France ; on a brûlé et déchiqueté les corps de cinq personnes de passage. Hélène Viel, une Canadienne de 36 ans, chercheuse en pharmacie, mariée depuis cinq jours avec Frank Stonebanks, cadre supérieur chez Rhône-Poulenc à Montréal. Ils étaient en voyage de noces, cherchaient un appartement, étaient assis côte à côte sur une banquette de RER. Lui est vivant mais très grièvement brûlé. Et quand il a repris conscience, il a identifié le seul objet épargné par la déflagration : l’alliance de sa femme.
Tout près d’eux, il y avait Lucien Devambez, 42 ans, Français-Calédonien, « caldoche » mais indépendantiste, le genre d’homme à aller en prison dix ans plus tôt pour défendre la cause de ses amis Kanaks de la tribu de Temala, sur le Caillou. Un homme rare, un « idéaliste » exilé à Paris mais attaché à ses idées. Ce jour là, il allait prendre un cours de mathématiques. Mort sur le coup. A Nouméa, le FNLKS a tenu à lui rendre hommage. Dans le même wagon, il y avait aussi deux Marocains, Mohamed Ben Chaou, 25 ans, brillant étudiant en maths, et son ami Younès. Le premier est mort en arrivant à l’hôpital ; le deuxième n’a pas survécu à ses brûlures. Tous deux fréquentaient la mosquée.
Si l’on voulait un attentat ciblé, ce n’est pas réussi. Mais, à l’évidence, le transporteur de bouteille de gaz piégée ne voulait pas tuer quelqu’un de précis. Il voulait seulement tuer le plus de monde possible. Un attentat aveugle, spectaculaire. Et là, l’objectif est atteint. C’est la fin d’une grande illusion qui aura duré exactement un an. Le 2 novembre 1995, une opération de police menée à Paris, Lyon et Lille aboutit à l’arrestation de six islamistes. Parmi eux, Boualem Bensaïd, algérien, soupçonné d’être l’un des coordinateurs de la vague d’attentats qui a secoué la France : du premier attentat contre le cheikh Sahraoui, le 11 juillet, jusqu’à la bouteille de gaz piégée sur la ligne C du RER près du Musée d’Orsay, le 17 octobre.
Ce fut un été de feu. Mais avec l’automne, les arrestations en série, les saisies d’armes, l’identification et le démantèlement des « groupes de Lille, de Vaulx-en-Velin et de Chasse-Sur-Rhône », le silence est revenu et on a voulu croire que l’épisode, exceptionnellement sanglant, resterait unique. Sans lendemain. On a vite oublié le pessimisme d’un spécialiste de l’antiterrorisme : « Ne nous leurrons pas. Ce réseau là a été mis hors d’état de nuire. Mais on en a pour dix ans avec le problème algérien.. et les retombées de la guerre entre les islamistes des GIA et le pouvoir en Algérie, notre ancienne colonie. Il y aura d’autres attentats sur notre sol.. »
On a oublié aussi la situation inchangée de nos banlieues où la « haine », le sentiment d’abandon et la force du désespoir ont le même effet à La Courneuve qu’à Kouba, où l’islam politique devient pour certains beurs et quelques Français convertis le dernier bastion révolutionnaire, la dernière rebellion. Oublié, enfin, l’enlèvement en mai dernier et le massacre des sept moines français de Tibéhirine. Et l’assassinat, le 1er août, de l’évêque d’Oran, Mgr Claverie. Et les menaces renouvelées du GIA, le 10 septembre dernier, contre « la France qui réunit toutes les raisons qui justifient qu’on la combatte… » On a préféré tout oublier. Et rejeter le danger loin de nous, sur une autre rivage. Vers une Algérie sanglante peut-être mais lointaine. Et dont le bruit des armes semblait de plus en plus étouffé.
Là-bas aussi, la grande illusion aura duré un an à peine, avec exactement la même date de début, novembre 1995, et la même date de fin, novembre 1996. Une année qui commence par l’élection du président Zéroual à la tête de l’Etat algérien. Bien sûr, au soir de l’élection, les chiffres de participation sont gonflés et les urnes bourrées. Mais le mouvement d’opinion a eu lieu. Les Algériens sont allés voter en masse pour dire qu’ils n’en peuvent plus de la violence et qu’ils sont prêts à soutenir l’homme au pouvoir, le militaire, puisqu’il n’a cessé, tout au long de la campagne électorale, de leur promettre la fin du cauchemar, le retour à la paix civile, à la démocratie et à une vie décente. Mieux ! Quand on proclame les résultats, une partie de la population danse dans la rue. Un espoir fou, irraisonné mais qui fait chaud au coeur. Qu’en reste-t-il un an plus tard ? Rien. Ou si peu.
Ceux qui sortent d’Alger découvrent aux portes de la ville un pays aux allures de guerre permanente. Sur les routes qui traversent la Mitidja, on croise des carcasses de voitures calcinées, des lignes téléphoniques abattues, des poteaux électriques sabotés, signes des derniers affrontements entre la guérilla islamiste et l’armée. Sur les routes du « triangle de la mort », l’armée, omniprésente, jette des chicanes de béton en travers du chemin, occupe des maisons abandonnées transformées en fortins ou s’embusque sur les toits derrière des sacs de sable. Dans la ville de Sidi-Moussa, les policiers barrent les rues secondaires et, à la sortie de la ville, on filtre la circulation… un lance-roquettes à la main. Autour de Blida et de ses imposantes casernes, les massacres se succèdent, comme à Bensalah, Benchoun ou Sidi Lekbir où l’on a égorgé 31 villageois au couteau de cuisine. Récemment, les habitants de Blida ont découvert que des paysans affolés avaient préféré fuir leur village privé de téléphone et venir camper avec femmes et enfants… sur une place publique de la ville. Et l’intérieur du pays n’est pas épargné. A Aïn-Defla, à 150 kilomètres de la capitale, pendant l’offensive des forces armées qui a duré près d’une semaine en mai dernier, les avions ont attaqué en rase-mottes, lâchant une pluie d’obus pour faciliter l’avancée des blindés et de l’infanterie sur la zone encerclée…
Si ce n’est pas une guerre civile, cela y ressemble beaucoup. Une sale guerre où une armée de 140 000 hommes a engagé ses réservistes et des jeunes appelés, peu motivés et mal préparés à un combat aussi sauvage. Un conflit où l’Etat a engagé sa police, sa gendarmerie, des gardes-communaux et, désormais, des milices, groupes d’auto-défense et « patriotes » érigés en seigneurs de la guerre, formations soutenues par le pouvoir mais mal contrôlées et portées à toutes les exactions… « L’Algérie compte maintenant près de 550 000 hommes en armes », affirme une source militaire officieuse. Du coup, la délinquance flambe jusqu’au coeur des grandes villes. Récemment, une enseignante de 45 ans a été enlevée au volant de sa voiture à un feu rouge en plein centre d’Alger. Les deux inconnus l’ont séquestrée et violée pendant six jours avant de la relâcher. Aucun discours politique, pas même un mot. Ils n’ont rien dit. On est loin de l’arrêt des violences et du leitmotiv du pouvoir sur un « terrorisme résiduel ». Il n’y a d’ailleurs pas eu de trêve lors du référendum sur la Constitution organisé par le pouvoir le 28 novembre dernier. Et malgré le gros mensonge d’un « oui massif », les Algériens ne sont pas allés voter. Parce que le texte consacre un président trop fort, une Constitution à vocation arabo-islamique, qu’il ignore la revendication berbère, qu’il verrouille tout processus démocratique… Et surtout, parce que les Algériens n’ont plus confiance. Là aussi, l’illusion aura duré un an à peine.
« Les prix de base qui flambent, des milliers d’enfants qui ne sont plus scolarisés par manque d’argent, une université en grève depuis quarante jours, 350 000 ouvriers qui n’ont pas reçu leur salaire depuis plus de douze mois… Jamais, il n’y a eu autant de violence, d’armes, de pauvreté, de confusion », dit Louisa Hanoune, militante de l’opposition démocrate, leader du Parti des Travailleurs (1), « Avouez qu’il y a de quoi désespérer ! » Elle ne désespère pas mais s’insurge contre l’attitude de la communauté internationale. Quelques jours à peine après le référendum, le vice-président de la Comission européenne, Manuel Marin, est allé à Alger, signer une promesse d’aide de 900 millions de francs pour financer l’ajustement structurel du pays. Et il a estimé que le résultat de la consultation montrait que « l’Algérie vit un moment d’espoir ». Dès le début de l’année prochaine, l’Union européenne devrait d’ailleurs entamer des négociations pour un accord de partenariat avec l’Algérie.
« Ici, on débat de la Bosnie ou du Zaïre. Mais que dit l’Europe sur les droits de l’homme, la censure des médias, la terreur, l’absence de solution politique en Algérie ? Rien ! » dit Louisa Hanoune. « Le gouvernement algérien joue avec le feu. Il verrouille le pays, écrase l’opposition, ouvre un nouveau front en Kabylie, pousse à la décomposition de l’Algérie. Tous les ingrédients sont réunis pour l’implosion du pays. Il y a urgence à imposer l’arrêt de la violence et une solution politique. On ne peut plus attendre… Et les autorités européennes se taisent ! En France, il faut un attentat à Paris pour qu’on se rappelle que l’Algérie existe, qu’il y a une guerre à votre porte, si proche qu’elle ne peut pas vous épargner. La guerre d’Algérie ne peut pas être une guerre à huis-clos. Comment voulez-vous que ce silence ne soit pas interprété comme une forme de caution au pouvoir militaire Algérien. Se taire, aujourd’hui, c’est incompréhensible, irresponsable. » Le silence ? Il s’explique bien sûr par la peur de voir s’installer un régime islamiste à Alger – même si l’on sait maintenant que les groupes armés n’en ont plus les moyens. Ou par les énormes intérêts économiques qui font de la France le premier partenaire de l’Algérie, notamment dans le domaine agro-alimentaire, pharmaceutique, automobile et dans le bâtiment. Mais cela n’explique pas tout.« Parler de la guerre d’Algérie… c’est parler de la France, de soi-même » dit Benjamin Stora, historien et chercheur(2). « L’Algérie en France, c’est plus d’un million d’Algériens et leurs enfants, un demi-million de harkis, un million de pieds-noirs et leur descendance, sans compter les deux millions de soldats français engagés pendant la guerre. Cela fait sept millions de Français impliqués émotionnellement dans le drame algérien ! » dit Benjamin Stora. « Massacres, attentats à la bombe, égorgements… Tout nous renvoie à un passé traumatisant. Le Milk-bar, Melouza, la Casbah… C’est trop lourd ! On n’a rien dit pendant trente ans sur le parti unique. Alors on continue. On se tait. Par intérêt et par autocensure. »
Mais on ne se débarrasse pas de l’Algérie. L’attentat du RER à Port-Royal aura eu deux effets immédiats. D’abord, solidariser tout un pays, des syndicats de la RATP au Président de la République, de la gauche à la droite. Ensuite, remettre l’Algérie au premier plan de l’actualité internationale. Avec une violence et une force inouïe. Au delà des messages précis envoyés par les poseurs de bombe (voir l’article de Farid Aïchoune et René Backmann, page 67), on ne voit pas comment les hommes du GIA, engagés là-bas dans une guerre sanglante et sans merci, se priveraient d’une aussi formidable caisse de résonance. Il faut donc s’attendre à d’autres attentats ici, en France. Pendant encore cinq ans, dix ans ? On sait maintenant que tant que l’Algérie sera malade… la France sera malade de l’Algérie.

JEAN-PAUL MARI


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