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Toulouse : à l’ombre de Merah.

publié le 16/11/2012 | par Jean-Paul Mari

Le marathon passe et le public frissonne. Il fait 4 °C, un vent glacial, le soleil d’automne claque des dents et la Garonne a la chair de poule. Partout, des buvettes, des orchestres de rue et des policiers municipaux. Cinq mille coureurs en short tournent en rond dans une ville fermée à la circulation. On les suit.

Le Capitole, ses arcades et ses grands cafés, la place Wilson, son manège de chevaux de bois, la gare Matabiau, l’Hôtel-Dieu au bord du fleuve, les promeneurs tranquilles sous les platanes le long du canal, la brique rose des Minimes… les murs de la cité ont toujours la même couleur et ses habitants la même chaleur. Apparemment, rien n’a changé.

C’est ici, pourtant, il y a quelques mois à peine, qu’un enfant du quartier à l’accent des Izards, bardé d’armes de guerre et de certitudes, a assassiné froidement plusieurs militaires, avant de tuer des enfants dans une école juive et d’achever une fillette à même le sol. Au nom d’Allah. On tourne dans cette ville, forte et cordiale, qui s’est nourrie de toutes les cultures, a ouvert les bras aux républicains espagnols, aux immigrés italiens, aux pieds-noirs, aux harkis et aux vingt mille membres de la communauté juive. Et la question revient, dérangeante : comment Toulouse a-t-elle pu produire un Mohamed Merah ?

Le marathon entre dans le quartier populaire d’Arnaud-Bernard. A deux foulées du peloton de tête, l’église Saint-Sernin, celle de Nougaro, s’animait chaque dimanche d’un marché à la brocante où l’on trouvait de tout, des vieilles cartes postales à la table de monastère. C’est fini. Ne reste qu’un immense marché aux puces pour immigrés, entassement de fripes et de chaussures. Les femmes s’agglutinent devant un stand orné de têtes de mannequin voilées jusqu’au menton. Pas un policier en vue.

Entre les stands, des jeunes passent pour vous proposer des cartouches de cigarettes de contrebande. Les murs alentour ont des allures de squats. Façades taguées, trottoirs sales, épiceries orientales, boucheries hallal et cafés-restaurants, « Le Marrakech » ou « Al-Rahma ». Un homme barbu et en caftan déballe ses livres : « les Substances impures dans l’islam », « les Fatwas des savants », cinq énormes volumes « M.U.S.L.I.M. » et tous les ouvrages d’Ibn Taymiyya, un kurde musulman du XIIIe siècle, connu pour inspirer les mouvements radicaux salafistes. Ce n’est pas Belsunce à Marseille, mais ce n’est plus Toulouse.

La colère, elle est là, à dix minutes de métro, à la Reynerie, en plein Mirail, encore un quartier de dalles et de béton rêvé par ses concepteurs pour faire le bonheur de l’homme. Françoise y vit depuis trente ans et elle enrage. A son arrivée en 1986, les appartements près du lac étaient grands et lumineux, les gosses jouaient dans les rues, on traversait la dalle à n’importe quelle heure et les gamins turbulents baissaient la tête quand un adulte élevait la voix.

Aujourd’hui, les appartements sont toujours spacieux, mais les habitants rentrent chez eux en courbant le dos. « Une simple réflexion à un gamin et vous vous faites caillasser », dit Françoise. N’entre pas qui veut, le quartier est surveillé par des guetteurs. Des gosses de 12 ans, au service des dealers, veillent jour et nuit, repèrent les intrus et donnent l’alerte. Françoise connaît le chemin autorisé, la dalle et certains immeubles, mais elle ne se risque plus dans la rue de Kiev, toute proche. Ici, les médecins, les ambulances et les taxis ne s’aventurent plus à la nuit tombée et les pompiers n’interviennent qu’escortés par les flics.

Pour vivre à la Reynerie, il faut savoir endurer et se taire. Baisser les yeux en rentrant chez soi, ne pas voir les rodéos en voiture ou en mobylette, la voisine qui joue les « nourrices », garde la drogue à l’abri, les dealers qui trafiquent au grand jour et celui-ci, qui installe sa chaise pliante au pied d’un immeuble, sa came à portée de main et son calibre à la ceinture. Et surtout, ne pas écouter les nouvelles : « Tiens ! Il y a eu un arrivage de kalachnikovs… » Les armes. Voilà le fléau du quartier. Il est parfois difficile de les éviter. Comme cette amie de Françoise qui s’est retrouvée dans la rue au moment où un jeune homme de 19 ans en a abattu un autre de 23 – « 23 ans, 23 condamnations » – de quinze balles dans le corps. Les armes. Et maintenant les islamistes.

Tout a basculé en 2000-2001. L’Etat déserte, le quartier se ghettoïse, 70% de Maghrébins, 40% de chômeurs, la population est en souffrance. Alors, les barbus arrivent. D’abord les missionnaires du Tabligh, un mouvement piétiste dit inoffensif qui harangue les jeunes désœuvrés dans les allées et parcourt les étages en expliquant aux habitants que l’islam est la solution. Le nombre des jeunes filles en hijab explose, des gamines portent le voile dès l’âge de 5 ans, les parents réclament une nourriture hallal à la cantine, les adolescentes exigent des cours de gym réservés aux femmes et refusent les moniteurs masculins.

Le Tabligh est parti, les barbus sont restés, regard sévère, bosse sur le front, sandales, survêtement blanc ou caftan à l’afghane. Radicalisés. Dans les caves ou les prisons, ils interpellent les gamins qui écrivent « No Future » sur les murs de la cité ou les criminels récidivistes :
« Tu vis comme un impie, un voyou. La France te maltraite. Tes parents harkis sont méprisés. Mais tu n’es plus seul. Pour nous, tu as de la valeur. A condition de te mettre au service de l’islam. »
En Algérie, c’est la même méthode qui a grossi les rangs du GIA. Mohamed Merah aurait pu naître à Alger, dans la cité de Bachdjarah. Il était français et il est né aux Izards, un quartier du nord de Toulouse, à deux pas des Minimes. Dans les années 1970, c’était une terre cultivée par les maraîchers qui fournissaient la ville. Toulouse a grandi, à l’étroit, 25 000 personnes de plus chaque année, 800 000 dans l’agglomération et les champs ont disparu. Le quartier des Izards n’est pas très vaste, une poignée de tours sur 500 mètres de diamètre tout au plus. C’est gris, c’est haut, c’est glauque. On y retrouve tous les maux de la Reynerie. En plus grave.

Autrefois, il y avait un commissariat, il a été incendié. Les équipes de nettoyage ne passent ici qu’à l’aube. Dans les allées, les dealers allument de grands feux près des murs. A l’entrée, les « jeunes » demandent les papiers, fouillent le camion municipal des plombiers, accompagnent ceux-ci sur les lieux des travaux et les reconduisent une fois la réparation terminée vers la sortie de « leur » territoire. Et qu’importe si, tout autour, les immeubles neufs édifiés par des promoteurs attendent leurs nouveaux locataires. L’autorité, c’est eux.

D’ailleurs, les policiers se gardent bien d’interrompre les rodéos de peur de susciter une émeute. Il y en a eu deux à Toulouse. La première en 1998, pour la mort de « Pipo », un jeune tué d’une balle dans la tête par un policier. Et une autre en 2005, pour montrer à la banlieue parisienne que les quartiers de Toulouse étaient à la hauteur. Mais aujourd’hui, tout le monde sait qu’une nouvelle émeute serait forcément sanglante. Les territoires, la drogue, les armes et enfin l’islamisme, le piège est en place.

Et l’Etat ? Où est l’Etat ?
Les beurs des quartiers ne le voient que sous la forme de policiers de la BAC renforcés de CRS, lors d’interventions, d’incursions, musclées mais rapides. Ensuite, ils s’en vont. En abandonnant le terrain. « Ces quartiers sont sacrifiés, la délinquance est fixée, comme si on ne voulait pas qu’elle se déplace vers la ville… », dit Françoise. Parfois, pourtant, l’islamisme y pousse un peu sa corne.

Au « Printemps de septembre », une manifestation d’art contemporain, un artiste marocain a créé une installation lumineuse à base de calligraphies arabes. Le projecteur du Pont-Neuf s’est déclenché sans prévenir, une étudiante a marché sur le trottoir en foulant les lettres lumineuses et a été prise à partie par des femmes musulmanes très excitées : « Elles m’ont dit : “Tu ne respectes pas l’islam-, ni le Coran !” » Résultat : trois gifles appuyées, une étudiante choquée, une délégation qui va protester à la mairie contre « l’injure » faite aux musulmans et des organisateurs qui s’empressent… d’annuler l’exposition.

Quelque temps après, Riss et Luz, deux dessinateurs de « Charlie Hebdo », doivent signer le livre des 20 ans de l’hebdomadaire satirique dans la plus grande librairie de Toulouse, Ombres blanches. Sauf que l’affaire des caricatures de Mahomet est passée par là. Le libraire annule finalement la signature et les dessinateurs sacrilèges doivent chercher refuge ailleurs.

L’Etat, la ville, la police, les intellectuels… tout le monde abdique.

« En 2003, avec la police de proximité, c’était tout autre chose », dit Jean-Pierre Havrin, maire-adjoint à la Sécurité. Toulouse était alors une vitrine. Dans les quartiers du Mirail, les policiers patrouillaient, prenaient le thé chez les habitants et jouaient au foot avec les jeunes. Les débuts n’avaient pas été faciles.

Les premiers policiers à entrer dans les quartiers avaient même créé un musée intitulé « Otni », comme « Objets tombés non identifiés », avec tous l’électroménager qu’on leur jetait des immeubles. Et puis la confiance s’était installée, la population en souffrance avait accordé sa confiance, s’était approprié la police, parlait, renseignait. Plus de contrôles au faciès, plus d’intervention aveugle, les dealers étaient repérés, le noyau dur arrêté – « On en a mis 35 au trou sur une bonne cinquantaine » –, le quartier pacifié. Prévention et répression. Ensuite ?

Nicolas Sarkozy a tout démoli. Le 3 février 2003, il débarque à Toulouse, ridiculise la police de proximité et démolit la vitrine : « Organiser un match de rugby pour les jeunes du quartier c’est bien… Créer des contacts avec les bailleurs sociaux c’est bien, mais la mission première de la police, c’est l’investigation, l’interpellation, la lutte contre la délinquance ! » On connaît la suite. Aujourd’hui, des adolescents crient « Vive Merah ! » au passage de la police. Tout est à refaire. Certes, la mairie avance sur la rénovation de l’habitat et lance de grands projets… « On travaille sur le décor, pas sur le fond », dit Françoise.

Le fond ? C’est l’absence, le vide, l’abandon, le ghetto, ses armes, sa drogue, ses barbus, la peur au quotidien, le désespoir des uns et la colère des autres. Le marathon passe et le public applaudit. Il fait beau et la brique rose des vieux murs est toujours aussi belle. Comment une telle tuerie a-t-elle pu se produire à Toulouse ? La réponse est simple. Si cela a été possible, ici – même ici –, c’est que cela peut arriver partout en France. Partout où des quartiers, des banlieues, des cités perdues, abandonnées depuis trop longtemps, sont capables d’engendrer des Mohamed Merah.

JEAN-PAUL MARI


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